LAUTRÉAMONT ET LA CHINE DU DÉBUT DES ANNÉES 1990 JUSQU’À PRÉSENT

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La figure énigmatique du semblable / différent

La lecture des Chants de Maldoror demande un effort extraordinaire. Il faut s’enhardir, devenir féroce, autrement dit, il faut être intelligent, parce que c’est une écriture qui exige que son lecteur soit de même qualité qu’elle, comme l’avertit son auteur à la première page des Chants de Maldoror :
Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines ed poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre mbiberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. »
En même temps que cet appel à la vigilance, qui s’entend plutôt comme une menace venant de l’auteur, débute déjà l’effet de vertige. C’est un « vertige organisé », selon l’expression de Gérard Genette, qui devient d’autant plus fort que
« Ducasse devenu Lautréamont, Lautréamont changé enMaldoror, les Chants de Maldoror ne soutiennent plus dès lors que dans une permanente altération des identités ».
Figure énigmatique, c’est l’étiquette attachée à notre poète depuis plus d’un siècle, parce que sur ce masque de fer de la littérature française du XIXe siècle, on ne connaît rien d’autre que sa date de naissance, sa d ate de décès, quelques renseignements sur sa famille et ses années de lycée, Les Chants de Maldoror, les Poésies, sept lettres qui révèlent ses soucis économiques et ses ambitions littéraires. Même aujourd’hui, cet homme de lettres n’en demeure pas moins énigmatique, comme le remarque Philippe Sollers sur la nouvelle édition des Œuvres complètes de Lautréamont dans la Pléiade.
Vous ouvrez mécaniquement la nouvelle Pléiade consacrée à Lautréamont, vous croyez connaître l’auteur, depuis longtemps archivé parmi les grands classiques du XIXe siècle, vous jetez un coup d’œil sur le début des Chants de Maldoror, et vous vous apercevez que, croyant les avoir lus autrefois, vous êtes saisi d’un léger vertige […] Court-circuit massif : après deux guerres mondiales, des massacres insensés et des tonnes de littérature, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, est plus présent, plus vif et plus énigmatique que jamais. »
d’un rêve, ou plutôt comme la tentative de reconstitution d’un long rêve » de l’être humain, dont les morceaux brisés, contradictoires, troués de lacunes et de manques véhiculent tous une même question que l’être humaincherche à répondre : « Qui suis-je ? » Dans Les Chants de Maldoror, Lautréamont essaie de répondre à cette question par une autre question : est-ce que je peux trouver une âme qui me ressemble ?
À la recherche d’un semblable
Il n’a jamais paru douteux que l’œuvre de Lautréamo nt est « une véritable phénoménologie de l’agression », comme on le lit dans la strophe 4 du Chant deuxième : « Ma poésie ne consistera qu’à attaquer, par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pasdû engendrer une pareille vermine ».
Cette attaque, par tous les moyens, contre l’homme est également une auto-attaque contre le héros lui-même. Dans la strophe du Chant premier, Maldoror nous invite à assister à une scène cruelle, dont la victime n’est personne d’autre que lui-même :
En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres ; mais, cela, étrange imitation, était impossible. J’ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissentles lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté ! C’était une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d’ailleurs de distinguer si c’était là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains.
Pourean-Luc Steinmetz, « cette pratique cruelle était celle des comprachicos, bohémiens voleurs d’enfants habiles à fabriquer des monstres » qui sera décrite dans L’Homme qui rit de Victor Hugo. De même, René Hénane, dans son ouvrage intitulé Césaire et Lautréamont : bestiaire et métamorphose,signale que : « Maldoror veut un rire hugolien, éternellement figé – le rire de Gwynplaine ». Il nous semble toutefois légitime de constater que c’est dans le but de s’identifier aux autres que Maldoror, à la faveur d’un canif acéré, « par [s]a propre volonté», devient la victime de sa propre agression immédiatement réalisée dans la sûreté dugeste simple. Malheureusement, dans le miroir, au lieu de retrouver un rire comme les autres, il a une image tout à fait différente de celle qu’il attendait. Rire, acte le plus simple de l’être humain lui devient une tâche inachevable.
S’affirmant que « [s]on rire ne ressemblait pas à c elui des humains » et qu’il est incapable de se reconnaître humain, à la questi on : « est-ce que je peux trouver une âme qui me ressemble ? », la réponse paraît aller de soi. Dans le Chant deuxième, Maldoror confirmera son échec à la recherche d’un semblable : « Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trou ver. Je fouillais tous les recoins de la terre ; ma persévérance était inutile »
Cependant, Lautréamont oppose, d’une part, son héros à ceux qui sont durs, insensibles, cruels, insolents, furieux, injustes, horribles, blasphémateurs, hostiles à leurs semblables, contre lesquels, le procès se développe jusqu’à la fin de la strophe  du Chant premier :
Lautréamont,Œuvres complètes.
J’ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l’orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité del’acier fondu, la cruauté du requin, l’insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de l’hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; […] tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commencement de l’enfance jusqu’à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables, qui n’avaientpas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. […] Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur cond uite sur cette terre ; rarement. […] Dieu, qui l’as créé avec magnificence, c’est toi que j’invoque: montre-moi un homme qui soit bon!
D’autre part, à propos de l’attitude envers leurs semblables, l’auteur nous démontre paradoxalement que Maldoror et les hommes qu’il attaque violemment sont en réalité semblables, parce que pour l’un ainsi que pour les autres, l’existence de leurs semblables leur fait horreur. Ils sont des ennemis l’un pour l’autre. Citons à titre d’exemples les passages suivants :
« Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que par amour-propre ; mais, qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute ; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? »
En descendant du grand au petit, chaque homme vit comme un sauvage dans sa tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable, accroupi pareillement dans une autre tanière.
Qui comprendra pourquoi l’on savoure non seulement les disgrâces générales de ses semblables, mais encore les particulières de ses amis les plus chers, tandis que l’on en est affligé en même temps ?
Tant l’homme inspire de l’horreur à son propre semblable !
De même, pour Maldoror, il ne ressent pas moins de dégoût pour ses semblables :
C’est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d’amour que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, l’antithèse la plus bouffonne que l’on ait jamais vue dans la création : je ne puis pas t’aimer, je te déteste.
Je m’en servis pour rejeter avec dédain les jouissances éphémères de mon court voyage et pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses, de mes semblables.
« Je t’avertis ; la première fois que tu me désigneras à la prudence de mes semblables, par l’augmentation de tes lueurs phosphorescentes, […] je te prends par la peau de ta poitrine, en accrochant mes griffes aux escarres de ta nuque teigneuse, et je te jette dans la Seine. »
O ciel ! comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de voluptés ! Il venait de m’être donné d’être témoin des agonies de morte plusieurs de mes semblables.
En insistant sur les côtés négatifs de la nature de l’être humain, Lautréamont fait jouer à son héros le rôle de moraliste, dont l es thèses sont explicitement formulées dans sa correspondance, sur lesquelles se fonde son entreprise de littérature :
cette littérature sublime qui ne chante le désespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien comme remède. Ainsi donc, c’est toujours le bien qu’on chante en somme, seulement par une méthode plus philosophique et moins naïve que l’ancienne école […]
Alors s’agit-il de quelle méthode retenue par Lautréamont ? Sinon, celle de chanter le mal en exagér[ant] le diapason.
L’auteur des Chants de Maldoror laisse à son héros le soin d’exagérer le diapason du chant du mal. Semblable aux humains, même de façon encore plus farouche, Maldoror joue le rôle de metteur en scène, acteur et en même temps spectateur de tous les spectacles les plus cruels contre ses semblables, dont l’existence et la présence ne lui provoquent que de la douleur, dont les agonies de mort lui donnent tant de volupté.

Table des matières

INTRODUCTION
1. La poésie française modern
2. La nouvelle poésie chinoise
3. Lautréamont et la Chine
PREMIÈRE PARTIE
BAUDELAIRE, RIMBAUD, LAUTRÉAMONT : « TROIS GRÂCES » DE LA POÉSIE NOUVELLE
INTRODUCTION
CHAPITRE 1
CHARLES BAUDELAIRE 
DANDYSME, CULTE DE SOI-MÊME, CULTE DU BEAU
1. Définitions du dandysme : perspectives historique et littéraire
La perspective historique du dandysme
La perspective littéraire du dandysme, de Balzac à Gaut
Le dandysme et Barbey d’Aurevilly
2. Le dandysme baudelairien : Culte de soi-même
Dandysme – amour et argent ?
Dandysme – institution aristocratique
Dandysme – institution héroïque
Dandysme, c’est le duel
3. Le dandysme baudelairien : Culte du Beau
L’union de l’esthétique de la superficialité et la haute métaphysique
Le culte de la Beauté
Le Beau contre la Nature
L’éternel retour contre le progrès
CHAPITRE 2
RIMBAUD EN ACTION ET EN MARCHE
1. Les fugues d’un Rimbaud adolescent
Georges Izambard, « pour son élève une sorte de providence »
Georges Izambard, le trop officieux Mentor ?
Georges Izambard, un interlocuteur décevant ?
2. La liberté libre du travailleur poétique
Rimbaud « travailleur »
La passivité active et l’activité passive
Travail poétique, ou travail humain ?
3. Le nègre blanc à la recherche de la vraie vie  Enfin, Paris
La rupture avec la poésie précipitée du « diable au milieu des docteurs »
Vers un autre monde
Une lecture ethnocritique d’un « nègre blanc » à la rencontre d’autres civilisations
CHAPITRE 3
LAUTRÉAMONT : LE SEMBLABLE DIFFÉRENT ET LA COINCIDENTIA OPPOSITORIUM
1. Lautréamont en quête de droit de cité en littérature
Les Chants de Maldoror et Poésies, œuvre inconnue de 1868 à 1874
La découverte de Lautréamont par La Jeune Belgique
Lautréamont et les futurs surréalistes au début du XXe siècle
2. La figure énigmatique du semblable / différen
À la recherche d’un semblable
Le semblable / différent
L’être composite : « nœud hideux » et « accouplement hideux »
3. L’affirmation impossible de son identité
Vieil océan, image de l’identité
Yeux, le regard interdit
« […] je jette un long regard de satisfaction sur la dualité qui me compose »
Maldoror, image de la coincidentia oppositorum
CONCLUSION
DEUXIÈME PARTIE
RENCONTRE ORIENT – OCCIDENT : L’INFLUENCE ÉTRANGÈRE SUR LA NOUVELLE POÉSIE CHINOISE DANS LES ANNÉES 1920-1930
INTRODUCTION
CHAPITRE 1
PANORAMA DE L’INTRODUCTION DES IDÉES OCCIDENTALES EN CHINE AU TOURNANT DU XXe SIÈCLE 
1. Le savoir occidental introduit en Chine dans les dernières années du XIXe siècle et la traduction de Lin Shu
2. Le mouvement des « Lumières chinoises » au début du XXe siècle et Yan Fu
3. L’idée de « xinmin » de Liang Qichao et sa réforme littéraire
CHAPITRE 2
LA NOUVELLE LITTÉRATURE CHINOISE DANS LES ANNÉES 1920
1. Pour construire une nouvelle littérature
La Révolution littéraire en 1917 et les sociétés littéraires : Wenxue yanjiu hui ; Chuangzao she ; Xinyue
L’introduction de la littérature étrangère en Chine dans les années 1920
2. Pour construire une nouvelle poésie chinoise
La langue et la forme poétiques mises en cause
Les débats sur la poésie nouvelle
Qu’est-ce que la poésie ?
3. Le symbolisme français, une autre voie ouverte à la nouvelle poésie chinoise ?
L’introduction du symbolisme français en Chine dans les années 1920
Les poètes symbolistes français traduits et étudiés en Chine dans les années 1920 -1925
Les premières études sur Baudelaire
Rimbaud très peu mentionné, Lautréamont, quasi absent
CHAPITRE 3
POÈTES SYMBOLISTES CHINOIS
1. Li Jinfa, premier symboliste chinois
Une vie peu connue de Li Jinfa ?
Les recueils de Li Jinfa qui produisent quelques remous dans le pauvre
domaine littéraire de la Chine
La poésie de Li Jinfa – restitution d’une histoire des intuitions personnelles
Les « symboles lointains » dans la poésie de Li Jinfa
Li Jinfa, poète symboliste chinois incontestable ?
2. Mu Mutian, Wang Duqing et leurs études sur la poésie Mu Mutian et ses « Propos sur la poésie »
Wang Duqing et sa vision poétique
3. Dai Wangshu et son art poétique
Le cheminement poétique de Dai Wangshu : de « chercher à faire rimer » à « expulser les éléments musicaux »
Nouveau style de Dai Wangshu au tournant des années 1930 380
Art poétique de Dai Wangshu
Le sentiment nouveau d’un homme moderne
CONCLUSION
TROISIÈME PARTIE
LAUTRÉAMONT ET LA CHINE
INTRODUCTION
CHAPITRE 1
LAUTRÉAMONT ET LA CHINE DANS LES ANNÉES 1920 – 1930 
1. Une rencontre manquée en 1922 entre Lautréamont et la Chine
2. Supervielle, Dai Wangshu et Lautréamont
3. Breton, Dai Wangshu et Lautréamont
CHAPITRE 2
LAUTRÉAMONT ET LA CHINE DANS LES ANNÉES 1980
1. Lautréamont dans les études critiques sur le surréalisme
2. Lautréamont dans les recueils de poèmes français traduits en chinois
3. Lautréamont, la banalité ?
CHAPITRE 3
LAUTRÉAMONT ET LA CHINE DANS LES ANNÉES 1990
1. La traduction des strophes des Chants de Maldoror
2. La traduction complète des Chants de Maldoror
3. Les publications des Œuvres complètes de Lautréamont : Les Chants de Maldoror et les Poésies
CHAPITRE 4
LAUTRÉAMONT ET LA CHINE DU DÉBUT DES ANNÉES 1990 JUSQU’À PRÉSENT
1. Lautréamont dans les études critiques chinoises du début des années 1990 jusqu’à
présent
2. Lautréamont dans les études critiques occidentales traduites en Chine au XXIe siècle
3. Lautréamont dans les recueils de poèmes français et étrangers traduits en Chine au XXIe siècle
CONCLUSION
CONCLUSION GÉNÉRALE 
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES 
INDEX DES NOMS CITÉS

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