Le crédit au centre de la vie des pêcheurs

Le crédit au centre de la vie des pêcheurs 

Si les travaux sur la participation des travailleurs de la péninsule dans le secteur de la navigation commerciale sont plutôt rares, leur dépendance vis-à-vis de la pêche à la morue est bien connue. Selon Nicolas Landry, les chercheurs se sont abondamment intéressés à l’industrie de la morue séchée en Gaspésie à partir du milieu des années 1970 .André Lepage, un des premiers à s’être penché sur la question, croit que le problème du renouvellement de la main-d ‘œuvre dans le secteur de la pêche a poussé la Charles Robin Company à adopter une politique d’investissement complexe, mettant en place le système de crédit évoqué plus haut . Ce système débouchait sur l’endettement généralisé des producteurs. Selon Lepage, le pêcheur débiteur s’engageait amsl rapidement dans un cycle annuel qui enchaîne le crédit, la production et la dette .

Plusieurs auteurs se sont d’ailleurs penchés sur la dépendance au crédit marchand et à l’ attitude des pêcheurs face à celui-ci. L’anthropologue Roch Samson a tenté d’ expliquer la dynamique des rapports de production entre les pêcheurs et la compagnie William Hyman and Sons, fondée en 1845 dans la baie de Gaspé  . Selon lui, les Gaspésiens trouvaient la source de leur appartenance dans ce lien de dépendance envers le système marchand . La géographe Rosemary Ommer avait d’ailleurs observé un phénomène similaire chez les clients de la Charles Robin Company. Mais pourquoi les pêcheurs se sont-ils résignés à accepter ces conditions? À ce sujet, Ommer émet l’idée que les clients sont demeurés avec la compagnie puisqu ‘ ils pouvaient augmenter régulièrement leur crédit. D’ autre part, selon Mario Mimeault, il était difficile pour les pêcheurs de briser leur lien de dépendance . Se tourner vers une autre compagnie ne changeait rien à la donne puisque le système de crédit était le même partout. Quant aux marchands locaux, ils n’ avaient pas les fournitures nécessaires pour équiper les pêcheurs. Mais, puisque la diversité des activités économiques présentes autour de Gaspé aurait pu leur permettre de vivre autrement, Mimeault croit plutôt que les pêcheurs auraient accepté leur condition  . De son côté, Maryse Grandbois soutient que c’ est l’absence d’ interventionnisme étatique et l’ isolement de la Gaspésie qui aurait permis l’ instauration de cette dépendance, marquée par des rapports qu’ elle qualifie de féodaux .

La pluriactivité : une piste de solution 

Face à la problématique de l’endettement, de nombreuses familles de pêcheurs doivent trouver des moyens pour faire face à l’emprise que les marchands exercent sur elles. Le recours à la pluriactivité semble l’ une des solutions privilégiées en pareille circonstance sur le littoral atlantique français. Selon, Gérard Le Bouëdec, historien spécialiste de la question, la pluriactivité des populations côtières correspond généralement à une économie de subsistance qui implique la combinaison de différentes sources de revenus ; sa forme la plus courante est la bivalence maritime, associant les activités de pêche et de cabotage  . Le Bouëdec insiste sur la sous-évaluation des pratiques de pluriactivité, les emplois temporaires et les activités saisonnières étant généralement peu déclarés à l’état civil.

Au Québec, les études sur la pluriactivité des sociétés littorales sont peu nombreuses . France Normand est l’ une des rares spécialistes de l’ histoire maritime à s’ être penchée sur la question dans son texte sur la vocation maritime des populations du littoral laurentien et atlantique est du Québec . Même si ses recherches confirment la prééminence des activités maritimes chez les communautés littorales, le niveau d’engagement des ménages dans l’exploitation de la mer et de l’estran, d’après l’ indice de « maritimité » qu’ elle a créé, s’avère très variable dans le temps et dans l’ espace. Elle signale aussi le problème du mutisme des sources officielles relativement aux activités complémentaires autodéclarées, surtout si elles sont perçues comme une activité d’autosubsistance plutôt qu’un travail.

Dans sa synthèse d’histoire sur la socioéconomie régionale, Marc Desjardins a abordé la question de la pluriactivité gaspésienne au tournant du XIXe et du XXe siècle; sans se livrer à une démonstration détaillée, il en arrive au même constat: la complémentarité des occupations aurait permis à bon nombre de ménages gaspésiens de survivre, grâce à la mise en valeur des ressources halieutiques, agricoles et/ou forestières . Plus stimulants par leur portée heuristique, les travaux de l’ anthropologue Paul Charest sur les communautés de pêcheurs du golfe du Saint-Laurent nous ont fourni des concepts intéressants pour appréhender la dynamique de la pluriactivité  . La pluriactivité y est conçue sous l’optique d’une stratégie adaptative généralisée dans le cadre d’un écosystème spécialisé. Selon Charest, les familles auraient pratiqué, de façon concurrente ou successive, de multiples activités sur un cycle régulier afin d’optimiser l’exploitation de ressources dispersées dans le temps et dans l’espace, d’être moins dépendantes des échanges  avec l’extérieur pour les produits qu’ elles pouvaient produire sur place et de diminuer l’ impact sur l’équilibre du milieu . De ce fait, la pluriactivité est une forme d’ adaptation socioculturelle par laquelle des individus ont assuré leur reproduction biologique et sociale en se dégageant, à diverses échelles, des contraintes de leur milieu  .

La navigation dans les transports gaspésiens 

L’ importance du cabotage au sein des stratégies de pluriactivité dévoilées par Le Bouëdec nous pousse à scruter de plus près l’ évolution de l’ industrie du transport maritime en Gaspésie. Bien implantées dans la péninsule, les compagnies anglonormandes qui exploitent la morue possèdent leurs propres flottes et magasins. Il est donc difficile pour les Canadiens de s’ insérer dans le processus de mise en valeur de la ressource morutière. Bien souvent, ils sont contraints de faire affaire avec ces puissantes entreprises. Malgré l’ emprise des grands marchands, Mimeault soutient que certains Canadiens se sont lancés dans l’ exploitation de postes isolés, dans les liaisons côtières et dans le cabotage  . Par ailleurs, André Lepage a montré que la compagnie Robin a affrété un nombre considérable de goélettes auprès de transporteurs indépendants au cours des années 1820 à 1880  . En agissant de la sorte, l’ entreprise n’ avait qu’ à payer les frais d’ un aller, sans se soucier des frais ou d’une cargaison pour le retour. Ces quelques pistes de réflexion nous amènent à nous interroger sur la complémentarité des rapports entre les fonctions de transport et de négoce.

Les monographies sur la navigation commerciale sur le Saint-Laurent sont rarissimes  . Selon France Normand, la navigation côtière a été particulièrement importante dans les régions de faible densité telles que la Côte-Nord et la Gaspésie où le réseau de transport terrestre tarde à se développer. La voie d’eau s’avère longtemps l’unique moyen pour les sociétés littorales de l’ est du Québec de participer au commerce intérieur, d’ où l’ intérêt pour elles de détenir leur propre batellerie .

Table des matières

INTRODUCTION
Bilan historiographique
Le crédit au centre de la vie des pêcheurs
La pluriactivité : une piste de solution
La navigation dans les transports gaspésiens
L’ étude des flottes de navires
La propriété maritime au sein de notre étude
Questions et hypothèses de recherche
Sources et considérations méthodologiques
Présentation des parties de la recherche
CHAPITRE 1 – LA FLOTTE GASPÉSIENNE ET SES EXPLOITANTS: UNE VUE D’ENSEMBLE (1871 – 1911)
1.1 La flotte gaspésienne, fin XIXe, début du XXe siècle: l’état des lieux
1.2 Les entrepreneurs et les bailleurs de fonds
1.2.1 Les profils typiques d’ investisseurs
1.2.2 Des investisseurs aux créanciers: différentes implications
1.2.3 L’ évolution des profils à travers l’ exploitation des listes nominatives des recensements décennaux canadiens
1.2.4 Le jumelage aux recensements : l’ouverture à de nouvelles échelles d’ analyse
Conclusion
CHAPITRE 2 – LES STRA TÉGIES ÉCONOMIQUES ENTOURANT L’ACQUISITION ET L’EXPLOITATION D’UN NAVIRE
2.1. Les fluctuations des transactions
2.1.1 La nature des transactions
2.2. Les modèles de relations d ‘affaires
2.2.1 Le partage de la propriété et le recours à l’association
2.2.2 La répartition et le fractionnement des parts
2.2.3 L’évolution du recours au partenariat
2.3 Le financement de la flotte
2.3.1 Le recours à l’ hypothèque
2.3.2 Le profil des débiteurs et des créanciers
2.3.3 Le crédit pour combler un besoin rapide?
2.3.4 L’hypothèque, puis après?
Conclusion
CHAPITRE 3 – LE RÔLE DE LA PARENTÉ ET DES RÉSEAUX COMMUNAUTAIRES DANS LA FORMATION DE PARTENARIATS
3.1 Une proximité de métier
3.1.1 Les partenariats chez les métiers de l’ eau
3.2 La prévalence des communautés locales
3.2.1 L’ origine géographique des partenaires
3.3 La parenté: source intarissable d’associés
3.3. 1 Le jumelage des données
3.3.2 L’ importance de la famille pour les petits propriétaires
3.3.3. La parenté au cœur de plusieurs stratégies
3.4. Les partenariats: un impact sur l’accès à la propriété
Conclusion
CONCLUSION

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *