Le froid en Hollande au Siècle d’or : essai de géoclimatologie culturelle

Le froid en Hollande au Siècle d’or s’est rapidement imposé. Car il y a là toutes les ressources pouvant définir un sujet de thèse. Plusieurs sources climatiques sont tout d’abord disponibles dans les ouvrages de Jan Buisman. Cet historien géographe du climat a proposé une compilation de toutes les sources parlant du temps qu’il fait. Avant la période instrumentale, il est indispensable pour le chercheur non historien d’avoir accès à des sources fiables au risque de concentrer ses recherches sur leur degré de fiabilité . L’essor du paysage dans la peinture à cette période est ensuite bien quantifié et qualifié dans les travaux des historiens de l’art. On peut dire d’ailleurs que « la peinture hollandaise du XVIIe siècle est la manifestation la plus criante de tous les changements ayant eu lieu pendant le Siècle d’or » .

La peinture de paysage figurative, fait culturel et type de représentation, est pertinente à prendre en compte car elle montre des éléments climatiques. Des interprétations croisées sont donc possibles en proposant une lecture géoclimatologique de l’histoire de l’art, ce qui nous semble inédit dans cette discipline et s’insère dans le champ des visual studies. On rejoint ici la position de Jean-Marc Besse écrivant que « le paysage ne se réduit pas à une simple projection, à un simple mécanisme de projection subjective et culturelle. Dire cela, c’est adopter d’une certaine manière ce qu’on appelle en philosophie une position « réaliste » : c’est affirmer qu’il y a une réalité au-delà de la représentation » . Enfin, la Hollande au Siècle d’or est un espace-temps privilégié car bien identifié culturellement et politiquement mais encore peu sous l’angle géoclimatologique. Et c’est précisément « aux méso-échelles spatiales (…) que la liaison entre climats et sociétés est la plus pertinente » . Notre démarche pouvait donc se révéler fructueuse car « l’histoire du climat et de la culture peuvent être comprises comme de multiples séries de relations conjoncturelles d’une grande complexité ».

Parmi tous les phénomènes climatiques pouvant avoir lieu en Hollande, le froid a retenu notre attention car il a été abondamment décrit par les contemporains (son les écrits constituent des sources disponibles) et peint par les artistes (dans les scènes et paysages d’hiver). De plus, le XVIIe siècle serait le siècle le plus froid du dernier millénaire selon l’historien du climat Frans Mauelshagen . Il s’inscrit également dans le « petit âge glaciaire » (PAG), une période de rafraîchissement climatique comprise entre vers 1300 et vers 1860 selon Emmanuel Le Roy Ladurie. Le début du XVIIe siècle serait même marqué par un « hyper-PAG ». Avons-le, ce sujet a aussi été choisi à cause de notre passion de la neige (et, a fortiori, du froid).

Le froid peut être une composante permanente ou saisonnière des territoires. Par ses effets, il impose aux hommes d’adopter des stratégies d’adaptation. Ces stratégies sont indispensables à la survie des hommes car « le froid (…) apparaît comme le plus hostile à l’homme. C’est que l’être humain n’est qu’un ‘homéotherme dégénéré’, incapable de vivre au froid sans se vêtir, se chauffer et s’abriter ». Elles s’appuient sur des cultures et diffèrent selon les groupes humains considérés.

Mais qu’est-ce que le froid ? Difficile de trouver une réponse immédiate. Certes, le point de congélation de l’eau est à 0°C. Cette mesure définit un état physique, le gel, mais n’est pas une référence pour désigner le froid. Selon son exposition (pression, vent), sa qualité (teneur en sels) et son abondance l’eau peut ne pas geler à 0°C. De plus, notre sensation au froid est bien différente selon les conditions de l’atmosphère. À température égale, est-on plus sensible au froid lorsque le ciel est dégagé ou couvert ? Lorsque le froid est accompagné de précipitation ? Tant d’un point de vue réaliste que constructiviste, définir le froid dépend foncièrement des lieux et des individus qui vivent dans certains milieux ou qui ne font qu’y passer. De surcroit, le froid n’est pas l’apanage des hautes altitudes ou latitudes car on peut très bien « avoir froid » à presque n’importe quelle température.

Notre thèse n’abordera ni tous les mondes du froid ni toutes les sensations mentionnant le froid. Elle se bornera à l’aspect le plus communément admis du froid, lorsque « les températures au-dessous de 0 °C produisent l’engel de tout : eau, autres liquides, matériaux humides, aliments, matières ligneuses, peau ». Distinguons d’emblée le froid de l’hiver. L’hiver n’est pas forcément froid : selon les latitudes et les types de circulation atmosphérique, un hiver peut être doux, venteux, pluvieux… et les températures ne pas descendre en dessous de 0°C. Le froid a une épaisseur temporelle non réductible à une saison bornée par des dates répétées tous les ans. Les « saints de glace », hivers météorologique et astronomique passés, sont les 11, 12 et 13 mai et correspondent à une période où, dit-on, les températures pourraient la nuit repasser en dessous de la barre des 0°C. Et incontestablement, aux moyennes latitudes, des froids précoces ou tardifs par rapport aux bornes de l’hiver peuvent exister.

Pourquoi le Siècle d’or hollandais ? Vers une géohistoire

Dans son ouvrage classique sur la République hollandaise au XVIIe siècle, Marteen Prak parle en introduction d’une énigme. Comment un pays si limité en taille et en population a pu acquérir un pouvoir qui égale celui des monarchies traditionnelles établies ? Rappelons simplement quelques chiffres : en 1600, les Provinces-Unies comptaient 1,5 millions d’habitants ; peu en comparaison des 18 millions de Français, 11 millions en Espagne et 7 millions en Grande-Bretagne. Au fil de son développement, Marteen Prak propose plusieurs explications complémentaires qui touchent à tous les pans de l’histoire. Car le XVIIe siècle hollandais est marqué par le développement économique, la stabilité politique, l’essor démographique ou encore la floraison artistique. Cette concomitance de faits définit le Siècle d’or hollandais, période prospère comme ont pu connaître la Grèce au temps de Périclès, l’Espagne entre le XVIe et le XVIIe siècles, voire la France sous Louis XIV. Comme dans d’autres lieux et à d’autres époques, il est impossible de procéder par étapes et de dire quel facteur (économique, social, culturel…) a joué un rôle déclencheur. L’histoire évènementielle donne quelques jalons qui structurent le Siècle d’or. Au XVIe siècle, les Pays-Bas et la Belgique actuels appartiennent au royaume d’Espagne. Mais les tensions s’exacerbent entre Philippe II, roi d’Espagne, et les Néerlandais, portés vers le calvinisme. Cette situation conduit à la révolte des Pays Bas, tout à la fois guerre religieuse et guerre d’indépendance. Alors que les Pays Bas du Sud signent un traité de paix avec l’Espagne en 1581, les Pays-Bas du Nord (qui prennent le nom de ProvincesUnies en 1588) continuent de s’opposer à l’Espagne jusqu’à la Trêve de 1609. Le Siècle d’or naît dans cette période, aux alentours de 1600. Le conflit reprend en 1622 mais n’est qu’un théâtre d’opérations secondaire face à la guerre de Trente Ans qui touche des pays plus au sud. En 1648, la paix est signée avec l’Espagne et les Provinces-Unies deviennent indépendantes. La seconde moitié du siècle est marquée par plusieurs conflits maritimes  avec l’Angleterre, mais surtout par l’invasion française en 1672. Cette rampjaar, année du désastre, marque la fin du Siècle d’or.

Notre thèse se concentrera sur cette période du Siècle d’or (vers 1600-vers 1672). Bien évidemment, nous nous autoriserons souvent à prendre des exemples ou faire des études plus approfondies sur des périodes antérieures ou postérieures à ces bornes historiques. Si nous avons choisi ces bornes plutôt que celles pouvant être données par la climatologie historique (les deux grands hivers 1565 et 1709 auraient pu être convoqués), c’est que nous avons choisi de donner le primat à la géohistoire d’un territoire, la Hollande. De plus, aucune peinture hivernale hollandaise ne date de la fin du XVIe siècle. Intégrer à notre thèse les années 1565-1600 n’aurait donc guère de sens.

Si plusieurs explications historiques permettent de mieux comprendre le pourquoi du Siècle d’or hollandais, il est important de donner toute sa place à la géohistoire. C’est en effet le rapport à l’espace, au XVIIe siècle, qui explique également pourquoi la Hollande a eu une fortune si favorable. Dans cette thèse, nous rappellerons quelques explications classiques du Siècle d’or mais également proposerons de nouvelles pistes. Nous envisagerons à la fois des facteurs « extérieurs » à la Hollande et des modes d’appropriation du territoire hollandais « internes », un des piliers de la construction de son identité. Le drainage des marais s’accompagne en effet d’une connaissance et maîtrise de l’espace qui passe par de nouvelles voies de transport et des productions cartographiques d’une grande richesse.

Insistons d’emblée sur le rôle de Richelieu. Le XVIIe siècle correspond à une période d’indépendance pour les Provinces-Unies. Si cette indépendance a été gagnée par la Hollande, elle a été également très soutenue par la France et particulièrement par la politique de Richelieu. Car ce stratège a signé deux traités primordiaux avec les Provinces-Unies, en 1624 et en 1635. Cette position française peut sembler étonnante vis-à-vis d’un pays Protestant alors que la France lutte elle-même contre ses huguenots (Siège de la Rochelle en 1627 et 1628). Elle révèle en réalité la stratégie de Richelieu qui s’appuie sur deux principaux axes. Tout d’abord, Richelieu n’est pas hostile aux Protestants comme peuvent l’être d’autres membres du conseil du Roi. Mais il souhaite avant tout faire régner l’ordre dans son pays, d’où son rejet de toute visée belliqueuse des huguenots. Ensuite, Richelieu est absolument contre les projets expansionnistes de l’Espagne catholique. Sa priorité maintenir la monarchie française en position de force .

Emerge donc l’idée que la stabilité politique du XVIIe siècle hollandais, facteur clé du Siècle d’or et de la production picturale liée, a été en partie garantie par la France et Richelieu. Si les dessins exacts de Richelieu ont été débattus par les historiens, l’interprétation de Jörg Wollenberg que nous avons suivie ici a sa légitimité. L’historien montre que le catholicisme n’était, selon Richelieu, qu’un prétexte pour les Espagnols d’assoir une domination. En combattant la monarchie catholique, Richelieu n’avait pour but que de refaire de son pays l’arbitre de la chrétienté . Par là-même, soutenir les Hollandais protestants n’était en rien contradictoire .

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : AUX SOURCES ÉCRITES DU FROID
A/ Le petit âge glaciaire et ses hivers froids : un objet central de recherche en climatologie historique
B/ Les sources écrites : les météophiles du froid au XVIIe siècle
C/ La perception du temps qu’il fait au XVIIe siècle
DEUXIÈME PARTIE : LES PAYSAGES PEINTS : ENTRE HISTOIRE DE L’ART ET GÉOGRAPHIE
A/ Art et géographie
B/ L’invitation au paysage
TROISIÈME PARTIE : MONTRER ET DIRE LE FROID
A/ Les peintures hivernales du Siècle d’or
B/ S’approprier le froid
QUATRIÈME PARTIE : LES TROIS TEMPORALITÉS MÉTÉO-CLIMATIQUES DU SIÈCLE D’OR
A/ Chronologie(s) des hivers : histoire de l’art et histoire du climat
B/ Typologie des hivers et des types de temps
C/ Les temporalités météorologiques des peintures
CINQUIÈME PARTIE : LES FAISEURS DE GLACE
A/ Une typologie picturale
B/ Le froid : une figure paysagère climatique nationale
C/ La glace fait paysage
CONCLUSION

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