Le paradis est un labyrinthe à résoudre

Le paradis est un labyrinthe à résoudre

Avant d’analyser les différentes manifestations de l’errance et de la violence, et de nous pencher sur la mise à mort du personnage principal, voyons comment la quête d’ Antoinette se déploie dans un espace labyrinthique. Au préalable, remarquons qu’une des rares évocations explicites du labyrinthe recensées dans le roman24 est rattachée à oncle Léon, personnage dont on ne sait que très peu de choses en dehors de son apparence physique : il était le frère « étrange et inadapté» (p. 11) de la mère d’Antoinette et exerçait le métier de bibliothécaire. Plus important, il a fait appel aux services de PCM pour se suicide~5 et c’est lui qui a mis la narratrice en contact avec ladite compagnie, « [c]ette compagnie pro-choix intouchable, parce qu’impeccablement organisée, qui vous monte de toutes pièces une mort réfléchie, choisie et payée par volonté, affirment-ils, de vous conserver intacte une dignité dans la détestation de vous-même, dans la violence du dernier souffle arraché, tout ça de manière sécuritaire, efficace et hygiénique» (p. 16). En introduisant Antoinette auprès de PCM, Léon la met en garde et fait directement référence au concept clé qui nous intéresse en évoquant l’aventure qui l’attend: « Ils vont chercher à te déstabiliser. [ … ]

Souvent tu te demanderas s’ ils te font marcher. Ils te mettront à l’épreuve. Si tu souhaites vraiment mourir, tu trouveras ton chemin dans leur labyrinthe jusqu’à la sortie» (p. 43, nous soulignons). Léon confirme donc que le parcours d’Antoinette sera construit sur le modèle du labyrinthe. Autre fait intéressant à noter de cette mise en garde, c’est que la résolution du problème labyrinthique, dans le cas qui nous concerne, a pour but de provoquer la mort, tout comme dans le mythe crétois où Thésée finit par tuer le Minotaure. D’autres éléments tendent à renforcer l’hypothèse selon laquelle la traversée de l’espace arcanien dans le roman se réfère à la figure du labyrinthe, comme les nombreuses références, plus ou moins directes, à cette dernière. Par exemple, au tout début du récit, la narratrice utilise des synonymes du terme « labyrinthe » pour décrire la vision qu’ elle a de la vie : « la vie est une impasse, un cul-de-sac » (p. 8), soutient-elle. Cette idée est accentuée lorsqu’ elle affirme que toute sa vie « ressemble à un mur de brique grise, à une vue offerte sur une absence d’ ouverture, sur un manque d’horizon » (p. 73). Et le roman foisonne de ce genre d’expressions du début jusqu’à la fin. Le labyrinthe laisse cette impression de captivité évoquée par le personnage principal. Il offre une multitude de possibilités qui ramènent paradoxalement toujours au point de départ. C’est précisément ce qui est expérimenté ici.

Ce que cela nous apprend du personnage d’Antoinette, c’est qu’ elle se sent prisonnière de son propre sort, de sa propre vie et, conséquemment, qu’ elle cherchera à s’en libérer. La course à obstacles que devra effectuer Antoinette dans différents lieux de la ville évoque en elle-même l’ idée du dédale. Le titre du deuxième chapitre du roman, « Le Paradis est une course à obstacles », est, à cet égard, très évocateur. En effet, selon Bertrand Gervais le labyrinthe se présente comme « un espace architectural complexe » qui « repose sur le principe de la quête » nécessitant une forme de « déambulation26 ». De ce fait, le labyrinthe et la course à obstacles, telle qu’ elle apparaît dans le roman, pourraient presque être considérés comme synonymes. Après avoir évoqué certains éléments se référant explicitement au labyrinthe dans Paradis, clef en main, notre analyse peut maintenant s’orienter vers les trois éléments fondamentaux du labyrinthe retenus dans ce chapitre (errance, violence, mise à mort) et sur leur impact sur la construction du roman à l’étude.

Errance: entre confusion et répétition

L’histoire de Paradis, clef en main se structure autour de la quête de la narratrice, l’ ultime objectif de cette quête étant la mise à mort de la protagoniste. La question de la mort et du suicide dans l’oeuvre de Nelly Arcan n’est pas nouvelle. Considérant le contexte entourant le suicide de l’ auteure, les chercheurs ont surtout essayé de comprendre le lien entre Nelly Arcan et ses personnages. Andrea Oberhuber constate que beaucoup de critiques et de chercheurs ont fait le simple constat qui veut que le « Je » « coïncide avec l’ auteure27 » dans l’oeuvre d’Arcan. Oberhuber, pour sa part, soutient que Nelly Arcan « détourne habilement la forme de la lettre de manière à dépasser l’ écriture autobiographique conventionnelle et à laisser libre cours à la fictionnalisation de soi28 ». Contrairement à cette tendance de la critique, nous nous attarderons exclusivement aux personnages romanesques et laisserons de côté les éléments qui pourraient faire le lien entre le suicide d’Antoinette et la fin tragique de l’ écrivaine, même si l’oeuvre à l’étude peut laisser l’impression que les désirs de Nelly Arcan trouvent écho dans ceux de son personnage. La course à obstacles qui caractérise la quête de la narratrice dans Paradis, clef en main est marquée par des rencontres toutes aussi étranges les unes que les autres. Ces rencontres provoquent une confusion palpable chez le personnage principal.

La quête commence par un message qui fixe un premier rendez-vous à Antoinette, en plein coeur de Montréal: « Veuillez vous rendre demain, à 13h30, dans le parc de stationnement coin Berri et Ontario, 8e étage, section C, espace 35 » (p. 45). Antoinette croit à ce moment que, si elle accomplit cette tâche imposée par la compagnie, elle sera récompensée d’une mort sur mesure. Toutefois, l’espace 35 où elle doit se rendre ne semble pas exister. À chaque fois qu’elle croit avoir trouvé ledit espace, celui-ci se dérobe et l’espace physique même où elle se trouve, c’ est-à-dire le stationnement, semble perdre sa stabilité et se distendre : La section C était beaucoup plus grande qu’ elle ne paraissait de prime abord, comme si son horizon reculait au fur et à mesure que j’avançais, comme si la surface habitable sous mes pieds se dépliait vers de plus grandes surfaces, elles aussi dépliables ;je regardais compulsivement ma montre, 13h38, 13h39, 13h40, et le numéro restait introuvable (p. 47).

Violence et mise à mort

À ce stade-ci de notre analyse, il nous reste à aborder la mise à mort du personnage, une exécution par guillotine, et la violence de cet acte d’un même souffle. Dans Paradis, clef en main, la narratrice est exposée à une telle violence tout au long de son parcours qu’elle finit par s’y habituer puisque « [c ]omme pour la pornographie, son contact soutenu provoque une accoutumance39 ». Cette accoutumance du personnage principal fait que, dans la progression de l’ histoire, on voit la narratrice être exposée à des actes violents qui ne cessent de grandir jusqu’au point culminant de la mise à mort. Tout de la course à obstacles d’Antoinette évoque la violence. La narratrice nous dit: «j’ai décidé de considérer l’ aventure comme m’étant imposée de l’ extérieur » (p. 46). Cela fait écho à l’idée que, pour accepter la violence, il faut voir celle-ci « comme le fait d’un surhomme4o », comme le produit d’une intelligence supérieure représentée dans le roman par Monsieur Paradis. Lors de la scène du stationnement, la narratrice est sujette à des émotions violentes. Elle décrit le moment comme étant « une heure de supplications intérieures, de demandes d’aide à une supériorité protectrice pour qu’elle me précipite vers la mort » (p. 49). Par la suite, l’endormissement provoqué par le gaz dans la voiture, la perte des repères voulue et planifiée par les membres de la compagnie PC M, « l’intimidation» (p. 65), les jappements aigus et continus du caniche blanc, s’avèrent autant d’éléments que l’on peut rattacher à la violence, pour ne nommer que ceux-là. Mais de toutes les rencontres, celle avec le psychiatre de PCM est sans contredit la plus marquante en matière de violence.

La condescendance de ce dernier envers le personnage principal est manifeste. Antoinette est accueillie par « des grondements de contrariété » (p. 87), comme elle le mentionne lorsqu’elle raconte ses premières minutes en compagnie de ce personnage particulier. Le psychiatre ne cesse de lui couper la parole chaque fois qu’ elle tente de créer un lien de quelque nature que ce soit, lui niant du même souffle son droit d’ exister. Il présente à la narratrice la violence comme étant une fatalité, un passage obligé, ce qui fait dire à cette dernière qu’ « [i]l fallait souffrir pour mourir » (p. 90). Derrière la violence du psychiatre se cache un enjeu bien plus important : celui de la mort d’Antoinette. Cette mort est mise enjeu dans une partie de poker entre les deux personnages: « Je venais de déduire de la partie de poker son but ultime: je jouais ma mort. Si je perdais, je ne mourrais pas » (p. 174). Au bout d’une heure d’ interminables angoisses, Antoinette finit par gagner et décide que sa mort sera comme celle de Marie-Antoinette, dont elle partage en partie le prénom: elle sera guillotinée. Toute la violence que subit le personnage principal est donc le résultat de jeux prenant la forme d’énigmes à résoudre. Il s’agit d’une banalisation de l’acte violent ayant pour but de faire accepter la mort au personnage principal.

La violence dans Paradis, clef en main se manifeste aussi dans le doute qui, lui, est constamment nourri par PCM. Mais il y a plus. L’élément commun à tous les récits se référant au mythe labyrinthique, c’est le mystère entourant la mise à mort du Minotaure, donc l’ incertitude sur ce qui s’est réellement passé au coeur du labyrinthe. Paradis, clef en main joue de cette même ambiguïté quant à la mise à mort du personnage principal. Tout ce qu’on en sait, c’est qu’ elle est violente et mystérieuse. Antoinette ne connaît pas l’ identité des personnes présentes dans le château où doit avoir lieu son exécution : « Je me suis approchée, mais pas trop, juste assez pour les entendre, pas assez pour que les traits de leurs visages les détachent les uns des autres » (p. 202), nous dit-elle. Puis, tout va très vite. Une fois installée à la guillotine, Antoinette est laissée à ellemême et un compte à rebours est déclenché. Mais après, tout se brouille et le mystère reste entier: Ce qui s’est passé entre le moment où la lame est tombée sans me tuer, grâce à une défectuosité du mécanisme jamais éclairée, au miracle du rebondissement de la lame sur mon cou jamais confirmé, parce que sans témoins, et le moment où je me suis réveillée à l’ hôpital, reste un mystère (p. 39-40).

Table des matières

REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
CHAPITRE l : LA TRA VERSÉE DU LABYRINTHE : ENTRE ERRANCE, VIOLENCE ET MISEÀMORT
1.1 Le paradis est un labyrinthe à résoudre
1.2 Errance : entre confusion et répétition
1.3 Violence et mise à mort
CHAPITRE II : SORTIR DU LABYRINTHE POUR RENAÎTRE
1.1 La chambre, le plafond et le labyrinthe intérieur
1.2 Renaissance au bout du fil
L ‘ENFANT EXILÉ DE LA VALLÉE DES ARBRES SUCRÉS
Première partie : Nostalgie
Deuxième partie : Le retour
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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