Le possible, l’actuel et l’événement en mécanique quantique, une approche pragmatiste

La mécanique quantique est l’unique théorie qui permet aux physiciens de mener à bien leur activité de recherche dans le domaine de la « physique microscopique » – la physique ayant pour objet les « systèmes microscopiques » tels que les « électrons » . Au moyen de cette théorie, il s’avère possible de déterminer l’ensemble des résultats qui peuvent survenir au terme de la mesure d’une « observable » – ou « grandeur physique » – sur un système microscopique. Cependant, la mécanique quantique se caractérise par une forme d’indéterminisme, au sens où elle ne permet pas de prédire lequel de ces résultats surviendra effectivement. Chacun d’entre eux ne se voit assigner qu’une certaine probabilité d’occurrence. Autrement dit, la mécanique quantique permet d’anticiper les résultats possibles d’une mesure, mais non son résultat actuel.

Nous employons ici le terme « actuel » pour désigner ce qui, à un instant donné, existe effectivement. Il faut entendre ce terme, non pas au sens ordinaire de ce qui existe dans le moment présent, mais au sens philosophique. Celui-ci s’inscrit dans la tradition aristotélicienne et renvoie à un mode d’existence particulier : l’existence effective, l’existence en acte . L’actuel, suivant le philosophe André Lalande, se définit comme ce « qui est en acte […] par opposition à ce qui est en puissance, et qu’on nomme virtuel ou potentiel » . C’est en référence à l’actuel ainsi compris que nous faisons usage de la notion du possible . Or, si la mécanique quantique ne permet pas de déterminer ce qui va devenir actuel au terme d’une mesure, a fortiori, elle ne permet pas non plus de déterminer ce qui est actuel entre deux mesures (à supposer qu’il y ait un sens à parler de « ce qui est actuel entre deux mesures »). Devons-nous en conclure que cette théorie n’est pas descriptive mais prédictive, c’est-à-dire qu’elle ne décrit pas ce qui survient en acte dans le monde, mais permet uniquement de faire des prédictions à propos des résultats de mesures ? Telle serait l’interprétation « instrumentaliste » partagée par une grande partie des fondateurs de la mécanique quantique, en particulier par Bohr, Heisenberg, Born, Pauli, Jordan, Dirac et von Neumann – on parle communément de l’« interprétation de Copenhague » . L’aspiration de ces physiciens pour une approche « positiviste » est souvent invoquée et mise en contraste avec les approches réalistes des autres fondateurs de la théorie, comme Einstein, de Broglie et Schrödinger . À partir des années 1925-1927, l’interprétation instrumentaliste de Copenhague se serait imposée auprès de la majorité des physiciens, au point de devenir l’interprétation «orthodoxe » ou « standard » . Mais cette présentation du point de vue orthodoxe s’avère partielle, voire inexacte. Bohr et Heisenberg, les deux figures principales de l’interprétation de Copenhague, ont-ils défendu une approche strictement positiviste, une approche suivant laquelle la physique porte uniquement sur les phénomènes observables, c’est-à-dire sur les résultats de mesures et leurs  relations ? Il est vrai que dans le cadre de la mécanique quantique, Bohr a insisté sur le caractère illégitime de toute affirmation concernant des phénomènes qui seraient définis en dehors de tout contexte expérimental. D’après lui, « le compte-rendu non-ambigu des phénomènes proprement quantiques doit, en principe, inclure une description de tous les aspects pertinents du dispositif expérimental » . Il est vrai également qu’Heisenberg s’est efforcé de formuler la mécanique quantique uniquement en prenant pour objet les grandeurs physiques observables . Et par la suite, Heisenberg a soutenu que pour les phénomènes atomiques, « il n’existe aucun moyen pour décrire ce qui se passe entre deux observations consécutives ».

Néanmoins, Bohr et Heisenberg ont également tous deux soutenu des idées allant au-delà d’une perspective instrumentaliste. D’après Bohr, la combinaison des images « complémentaires », qui s’appliquent chacune de manière exclusive aux différents phénomènes atomiques, offre une représentation complète d’un même « objet atomique », étudié dans diverses situations expérimentales . Si par exemple les images d’onde et de corpuscule n’ont individuellement qu’un domaine d’application limité, il n’en demeure pas  moins qu’elles nous donnent une « impression juste sur l’étrange sorte de réalité qui se cache derrière nos expériences atomiques », suivant les termes de Heisenberg . Par ailleurs, Heisenberg a suggéré que le formalisme, entre deux mesures, décrit des « potentialités » : « La fonction de probabilité [de la mécanique quantique] contient des énoncés sur les possibilités ou les tendances les plus probables (potentia, dans la philosophie d’Aristote), et ces énoncés sont complètement objectifs et ne dépendent aucunement de l’observateur » . Au regard de ces quelques citations, il paraît difficile d’assimiler l’interprétation de Copenhague, telle qu’elle est défendue par Bohr et Heisenberg, à une interprétation strictement instrumentaliste, une interprétation qui serait en phase avec la doctrine positiviste.

À supposer que le point de vue de Bohr et d’Heisenberg puisse être qualifié, dans une certaine mesure, d’instrumentaliste, est-ce véritablement ce point de vue qui a été repris dans les manuels de mécanique quantique et qui s’est imposé dans la communauté des physiciens ? Nous pouvons émettre quelques réserves à ce propos. Certes, il est commun de voir figurer les idées de Bohr et d’Heisenberg dans les manuels de mécanique quantique, mais c’est souvent, semble-t-il, « pour se conformer aux canons du bon goût », comme le remarque Erhard Scheibe . En réalité, les manuels de mécanique quantique, pour la plupart d’entre eux, reproduisent la formulation de la théorie due à Dirac et von Neumann . C’est ce que notent David Bohm et Basil Hiley :

Le point de vue de Bohr semble avoir eu une influence très large, mais ses idées n’ont pas été bien comprises par la majorité des physiciens. Ces derniers raisonnent généralement plutôt dans les termes d’une approche initiée par Dirac et von Neumann ».

Conformément à la terminologie en usage dans plusieurs livres récents de philosophie de la mécanique quantique , nous choisissons ici de réserver les expressions « formulation standard » et « interprétation standard » pour désigner respectivement la formulation et l’interprétation de la mécanique quantique de Dirac et von Neumann. L’expression « mécanique quantique standard » sera considérée comme équivalente à « formulation standard de la mécanique quantique ».

Table des matières

Introduction
Chapitre 1 – Possible, actuel et événement selon le réalisme scientifique
1.1 Introduction
1.2 Le réalisme scientifique et la description classique du monde
1.3 Vers une ontologie d’événements
1.4 Ontologies basées sur l’analyse du langage de la vie quotidienne
1.5 Objections à l’encontre d’une ontologie d’événements
1.6 Conclusion
Chapitre 2 – La mécanique quantique standard et le problème de la mesure
2.1 Introduction
2.2 La mécanique quantique standard
2.3 La description de la mesure suivant l’interprétation standard
2.4 La description quantique de la mesure
2.5 La théorie de la décohérence
2.6 Le problème de la mesure
2.7 Conclusion
Chapitre 3 – Les images du monde tirées de la mécanique quantique
3.1 Introduction
3.2 L’interprétation de Bohr
3.3 Les interprétations en termes de potentialités
3.4 La théorie GRW
3.5 La théorie EEQT
3.6 La mécanique bohmienne
3.7 Les interprétations modales
3.8 Les interprétations everettiennes
3.9 L’interprétation en termes de corrélations
3.10 Conclusion
10 Sommaire
Conclusion

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *