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Le produit d’une institution à la filiation particulière : excursus historique

La publication des délibérations secrètes du Conseil constitutionnel

Quand le professeur Pasquale Pasquino qui, débiteur de ma plus grande gratitude, deviendrait quelques semaines plus tard mon Directeur de thèse, me propose, à ce stade de mes réflexions, d’étudier un matériau propre à constituer ce que l’on nomme un « terrain » pour cette recherche, ce qui y retient alors mon attention est précisément la possibilité qu’il semble offrir, de comprendre comment une institution créée par la Ve République française, et entrant typiquement dans la catégorie de celles qui m’avaient d’abord alertée, s’insère dans un système démocratique moderne, représentatif et électif, dont le principal critère de légitimité reconnu par la Constitution – le critère électif – lui pré- existe : non élue, elle n’en relève pas directement tout en pouvant s’opposer à la parole des élus. Malgré ses limites, sur lesquelles je reviendrai, ce matériau présentait aussi la qualité pratique d’un objet particulier, concret et empirique, sur lequel développer le sujet de ma réflexion pour donner corps à celle-ci, voire pertinence, quitte à l’en éloigner une fois découverts quelques éclairages éventuellement généralisables.
La réforme constitutionnelle française de juin 2008 a en effet rendu publiques les délibérations à huis clos du Conseil constitutionnel français dès lors qu’elles remontent à vingt-cinq ans ; ces délibérations conduisent à l’élaboration de la décision relative au recours sur lequel il est demandé au Conseil de statuer. La publicité de ces débats toujours menés à huis-clos, désormais unique en France pour une instance juridictionnelle73, rendait donc en 2008 leurs procès-verbaux consultables par tout citoyen le souhaitant sur la période 1958-1983, soit pour les archives remontant au plus tôt vingt-cinq ans avant l’année 2008. Ayant arrêté la compilation du matériau à partir duquel établir nos recherches mi- 2011, nous nous intéressons à la période allant de 1958 à mi- 1986.
Ces documents offrent la possibilité d’une compréhension de l’institution selon la perspective qui est la nôtre : à partir des acteurs de l’institution eux-mêmes, et plus précisément à partir de la conception qu’ils expriment de la place de leur institution au sein du système démocratique de la Ve République, s’exprime un regard directement porté sur ce qui y rend acceptable la présence d’une institution non élue, autrement dit sur les évolutions possibles de la pratique démocratique. Avant de développer davantage cette approche resserrée autour du matériau de travail, il nous faut préciser l’usage restreint que nous en ferons, tout autant que les caractéristiques et les limites du matériau lui-même.

La prise en compte de certaines données socio-historiques pour contextualiser les débats

Contextualiser historiquement ces débats, situer leurs auteurs politiquement ou sociologiquement constitueraient autant de démarches indispensables pour en saisir les intentions et la portée escomptée, mais l’enquête à mener est plus en adéquation avec la démarche empirique expliquée plus haut si elle entend répondre à la question initiale comme si les acteurs de l’institution eux-mêmes se l’étaient posée, à condition, évidemment, que ce fût bien le cas. Dans la négative, il aurait néanmoins été intéressant de donner à voir, à travers leurs débats, dans quelle mesure l’Histoire, les contingences politiques du moment en tant que liées à leurs parcours personnels, professionnels, sociaux ou encore la psychologie des membres du Conseil constitutionnel – mais on peut démultiplier encore les influences extérieures possibles sur les décisions et nous serons amenés à en rencontrer d’autres- eussent pu servir de terreau aux facteurs causaux de leurs décisions.
Toutes ces indications précieuses pour une contextualisation néanmoins nécessaire dans ce type de travail afin, au moins, de ne pas sur-dimensionner les effets parfois seulement rhétoriques de certains arguments mobilisés, n’auraient pourtant pas permis, seules, d’éclairer notre question. En effet, entre ces éléments contextuels ou personnels permettant de comprendre la faveur donnée à certains arguments discursifs plutôt qu’à d’autres, y compris à celui qui nous intéresse, relatif à la place du Conseil constitutionnel dans le système démocratique de la Ve République, un même lien herméneutique peut bien exister mais les décisions sont prises à partir d’arguments effectivement discutés afin de mener à une conclusion largement partagée et ce d’autant plus que les décisions sont collégiales. Aussi, qu’elles que soient les raisons personnelles et subjectives qui poussent les uns et les autres à partager certains arguments, c’est bien le fait que celui que nous traquons soit largement discuté pour concourir à une décision rendue au nom de l’institution, qui nous éclaire sur une conception partagée par les membres du Conseil constitutionnel sur leur rôle, quand bien même celle-ci devrait s’accommoder de quelques nuances intrinsèques. Cette collégialité est une pratique résultant du secret des délibérés obligeant les membres du Conseil constitutionnel par l’ordonnance du 07 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Si l’ordonnance précise bien « le secret du délibéré et des votes »74, elle implique certes que les votes des membres ne soient pas nommément connus mais ne précise pas pour autant que la décision soit collégialement rendue, c’est-à-dire au nom de l’institution dans son ensemble, mais le Conseil constitutionnel a suivi cette pratique générale du système judiciaire français75 qui, du reste, prolonge logiquement la prescription du secret. Par ailleurs, les membres du Conseil expriment souvent au cours de leurs délibérations l’idée que la collégialité les incite à partager le plus largement possible les arguments sur lesquels ils vont appuyer leurs décisions, ce qui ne va pas nécessairement de soi. Cette conception de leur rôle par les membres de l’institution, du reste, peut s’exprimer directement à travers l’argument mobilisé, qu’il fasse ensuite l’objet d’un consensus ou d’une majorité, qu’il soit partiellement modifié ou pas en cours de discussion, et tout aussi bien partiellement reposer sur le rejet de celui-ci une fois débattu ; ce rejet est en effet encore porteur, par défaut, de ladite conception. Il importe seulement qu’il intervienne dans le débat, qu’il soit à proprement parler débattu et participe de cette manière à l’élaboration de la décision ensuite collégialement et publiquement exprimée. Clarifions d’ores et déjà cette notion familière de consensus que nous allons être amené à rencontrer souvent. Au-delà de l’idée commune que l’on s’en fait et qui renvoie à un accord allant de soi, ne rencontrant pas d’objection majeure, nous emploierons plus précisément ce terme à la manière dont Philippe Urfalino le définit : un mode de décision caractérisé par l’arrêt des débats et des échanges d’arguments proposés en vue d’une décision collective, lorsque plus personne n’émet d’objection76. Ainsi, le consensus peut-il conduire à l’unanimité ou simplement à la non manifestation d’un point de vue divergent qui imposerait de poursuivre la discussion. La décision n’est alors pas prise à l’unanimité mais toute la délibération y aura tendu en cherchant à établir l’énoncé final suscitant l’adhésion de tous ; le consensus, rajoute l’auteur, est alors « apparent » ou d’une certaine manière, par défaut. En effet, à défaut de ressource argumentative mobilisable par rapport au sujet traité, l’on préfère s’abstenir de s’opposer. Les délibérations du Conseil constitutionnel montrent typiquement la recherche d’un consensus à partir d’un débat sur une première proposition d’analyse de la question à traiter et de décision correspondante, constituant l’exposé du rapporteur ; quand le consensus apparent est impossible, c’est-à-dire quand tous les arguments semblent avoir été épuisés mais que des oppositions demeurent, alors le Président met la décision au vote. Parfois, il peut aussi le faire lorsque même en l’absence d’objection finale, les points de vue ont été suffisamment divisés pour suggérer que malgré les apparences, beaucoup de considérations divergent encore. La règle du vote à la majorité apparaît ainsi comme un second choix pour se rapprocher de l’unanimité désirée ou du moins pour ne pas décevoir un plus grand nombre de conseillers que le projet de décision n’en satisferait. Pour achever de clarifier les termes mobilisés, ce que l’on entend ici par argument correspond à la définition classique d’un raisonnement destiné à justifier une prise de position ou à en contrer une autre. Il va de soi que les membres du Conseil constitutionnel, lorsqu’ils débattent, avancent des positions et les développent, pour ou contre celle du rapporteur, voire directement pour ou contre la régularité dont ils sont censés statuer. Ces arguments peuvent subir des inflexions pendant la discussion collective qui peuvent en renforcer ou en nuancer l’approche initiale pour finalement retenir, alors au moins majoritairement, une version revisitée de celle-ci, mais ils peuvent aussi être rejetés par une majorité de membres. Dès lors qu’ils interviennent dans la débat, c’est-à-dire qu’ils sont discutés et qu’ils sont liés par ailleurs à une conception que les membres du Conseil constitutionnel expriment de leur rôle, nous les retiendrons. Ceux qui pourraient sans doute être décisifs à l’échelle individuelle, voire implicitement partagés par des hommes – pas de femmes sur la période étudiée – aux parcours communs, mais qui ne sont pas discutés, fourniront éventuellement des éléments explicatifs ou modérateurs de l’importance de ceux qui sont réellement débattus.
Le type de contextualisme auquel nous faisons droit ici, en tant que prise en compte éclairante d’éléments relatifs aux liens des membres du Conseil avec le monde politique, voire des situations politiques données, est précisément politique et social : la prise en compte de l’impact sur les arguments mobilisés de la situation de l’environnement immédiat des membres du Conseil constitutionnel permet de ramener celui-ci à sa condition temporelle, à sa part d’historicité dont l’oubli pourrait céder à un déterminisme scientifiquement spécieux. Par ailleurs, cela permet aussi de mieux cerner la manière, essentielle pour notre propos, dont les membres du Conseil constitutionnel analysent eux-mêmes cet environnement dans lequel leur institution a vocation à s’insérer. Ainsi, les raisons diverses et variées pouvant sous-tendre les arguments mis en avant par les conseillers pendant leurs débats, peuvent-elles être classées en deux grands ordres : d’une part, celles qui renvoient à des appréciations non explicites et par conséquent a priori personnelles, que l’on peut seulement déduire, voire spéculer, des parcours divers des uns et des autres si tant est qu’on connaisse ces derniers avec précision; d’autre part, celles qui sont explicitement formulées à un moment donné, permettant ou pas à l’argument qu’elles sous-tendent d’être retenu pour élaborer la décision finale. Si les deuxièmes ont l’avantage de s’exposer nettement moins à la spéculation intellectuelle, elles présentent surtout celui de fournir des variables explicatives objectivées par les membres du Conseil constitutionnel quand il s’agit de défendre ensemble telle ou telle conception de leur rôle ou de leur place parmi les autres institutions républicaines. Les premières en revanche, pourraient faire l’objet d’une thèse spécifique qui s’interrogerait sur les influences des variables subjectives sur les choix opérés par les membres d’une assemblée devant décider collégialement. Leur lien avec notre façon d’aborder notre question est donc plus indirect en tant que ne rendant pas compte d’un point de vue discuté en commun sur l’environnement démocratique de l’institution mais bien plusieurs points de vue, d’abord individuels, pouvant concourir à sa formation. Le travail de sociologie politique ou d’histoire sociale à mener autour de ces non dits pour rendre compte du potentiel explicatif des appartenances diverses et/ou communes sur les arguments soutenus rencontrerait sans doute ici un terrain d’études fécond ; notre matériau nous a semblé également porteur d’un autre type d’informations ; du reste, n’ayant ni la compétence, ni les outils, ni le corpus de documents socio-historiques suffisamment exploitables pour une thèse de sociologie politique ou de socio-histoire, nous ne saurions non plus prétendre réaliser une telle analyse. En revanche, la connaissance que nous pouvons tout de même rassembler à travers une littérature historique ou sociologique existante sur la période considérée et sur les membres du Conseil constitutionnel, peut toujours jouer un rôle modérateur utile vis-à-vis de toute sur- pondération enthousiaste des raisons du second ordre. En d’autres termes et sans naïveté, il s’agit, sans spéculer ni feindre un travail que nous ne pouvons mener, de reconnaître néanmoins que les arguments discutés effectivement peuvent parfois tirer leur dimension consensuelle d’autre chose que ce qu’ils expriment directement. Nous nous intéresserons donc toujours aux parcours professionnels et aux contextes des débats, notamment eu égard au fait que les membres du Conseil constitutionnel entament souvent leur mandat au terme d’une carrière, que celle-ci soit politique, juridique, diplomatique, universitaire ou, plus rarement, en lien avec la sphère économique. Cela pourra avoir une pertinence pour notre propos dans la mesure où certains parcours permettront de nuancer les raisons de la mise en commun de certains arguments constitutifs des débats. Lorsqu’à travers les délibérations, ces éléments ne seront pas exprimés comme tels ou simples à reconstituer, alors nous les reproduirons sommairement à partir des sources historiques mobilisées. Chaque nouvelle composition du Conseil constitutionnel fera l’objet d’une mise à jour dans ce sens.
A présent que nous avons précisé le type d’argument qui nous intéresse dans ces débats et la façon dont nous ferons droit aux différentes raisons les sous-tendant, revenons à ce que nous devions chercher dans le matériau : une première lecture générale des débats les plus disponibles 77 , sorte de pré-enquête, devait fort heureusement nous confirmer le fondement de notre espérance d’y trouver des arguments relatifs à la manière dont les membres du Conseil constitutionnel conçoivent le rôle de leur institution, condition nécessaire à la poursuite de ce travail. Le matériau, au-delà de son originalité propre, ne mènerait pas à une enquête vaine.
Ainsi, si apporter un élément de réponse à notre question initiale sur les possibilités d’évolution de la pratique démocratique traduites par l’émergence du contrôle de constitutionnalité des lois, à travers la question de la pratique démocratique française, en ce sens que celle-ci respecte la définition générale de la démocratie moderne, apparaît comme un point de départ raisonnable pour un travail empirique, la résolution de la question pourra passer par un éclairage du rôle escompté par le Conseil constitutionnel au sein du système démocratique de la Ve République. Nous reviendrons plus précisément sur la méthode déployée à cet effet à l’occasion du chapitre suivant; nous nous limitons, dans cette dernière section introductive, à circonscrire et à énoncer la question de recherche, à savoir celle posée au matériau étudié.

La question du comparatisme

La perspective exclusivement comparatiste était et demeure bien entendu prometteuse d’éclairages sur l’actualisation de cet idéal démocratique de la participation de tous à leur gouvernement à travers leurs institutions. Toutefois, l’approche comparatiste n’aurait pas ici vocation à traiter d’emblée la notion de démocratie per se. Elle y parviendrait, par définition, seulement au terme d’un travail d’identification des éventuels invariants, statiques ou dynamiques, dans ce qu’il resterait de la participation des citoyens représentés, d’un cas à l’autre. Or, la question qui nous tourmente relève plus directement de l’indétermination même des capacités effectives de la démocratie moderne. Ce qui pose problème renvoie en effet au poids historique de l’élection selon la règle de majorité comme seule source de légitimité possible pour une institution démocratique tandis que d’autres critères implicites semblent se développer. Le doute demeure quant à la prétention démocratique de ces derniers mais, il autorise, précisément, à se poser raisonnablement la question. Du reste, le gouvernement de soi par soi recouvre d’autres voies de réalisation et l’on pense irrésistiblement au tirage au sort ou aux théories contemporaines sur la délibération mais il puise toujours son origine, par définition même, chez les citoyens qui s’en réclament. C’est aussi une question souvent posée par les commentateurs du Conseil constitutionnel, d’autant plus encore qu’il semble avoir réussi aujourd’hui à en faire partager une réponse positive relativement consensuelle mais dont la pertinence mériterait quelque démonstration. A ce stade, il est vrai, un détour par le comparatisme serait fructueux qui montrerait comment d’autres démocraties modernes ont intégré ce type d’institutions mais il s’agit là, comme nous l’évoquions plus haut, d’une sorte de second degré du comparatisme. Comparer les terreaux historiques, culturels, politiques dans lesquels diverses démocraties constitutionnelles se sont développées permettrait de dégager, à partir de contextes différents, des critères de définition d’une démocratie constitutionnelle. Cette perspective est toujours envisageable mais engage un travail plus ambitieux que celui-ci car d’abord concentré sur l’approfondissement de chaque cas. Nous nous limiterons donc, d’une certaine manière, à ce qui peut apparaître comme la première étape d’un travail comparatiste, en cherchant à comprendre le cas français, fondement de notre question. Laissant ouverte la possibilité comparatiste ultérieure, nous clorons plutôt ce travail par une réflexion sur la généralisation possible qu’il offre en tant que contribution théorique à un large champ de la science politique sur la démocratie.

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