L’élève et les contraintes temporelles de l’enseignement

L’élève et les contraintes temporelles de l’enseignement, un cas en calcul algébrique

L’intentionnalité didactique

Lorsque « les enfants » apprennent d’eux-mêmes, et lorsqu’on leur enseigne c’est-à-dire lorsqu’une intention didactique à leur endroit trouve des moyens pour sa réalisation, la situation diffère, parce que le moyen – l’enseignement – ne garantit pas la fin l’apprentissage. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, nous n’énonçons pas un truisme, mais un phénomène essentiel, qui advient certainement dès que l’apprentissage est, d’une quelconque manière, visé : dès que se manifeste une intention d’enseigner.
Cette inadéquation possible du résultat aux buts que visaient les moyens mis en œuvre est un phénomène que l’on pourrait sans doute étendre aux cas éventuels des apprentissages que des enfants feraient « d’eux-mêmes ». C’est bien sûr le cas si on leur prête l’intention d’apprendre et, pour cela, de s’enseigner eux-mêmes. La question se déplace simplement si l’on suppose que les enfants apprennent aussi sans intention d’apprendre : on s’aperçoit bientôt qu’ils n’apprennent pas ce que l’on croyait qu’ils avaient appris . Alors, il nous faut demander : « Qu’apprennent les enfants lorsqu’on leur enseigne ? » et « Qu’apprennent les enfants lorsqu’ils s’enseignent ? » soit « Qu’est-ce qui s’apprend, lorsque l’intention d’apprendre un savoir produit un enseignement de ce savoir ? ».Le problème posé sous cette forme est à la fois plus précis et plus vaste. Il est plus vaste, puisqu’il sort a priori du cadre de l’École proprement dite : l’intention didactique n’y est sans doute pas exclusivement présente. Il est plus précis, puisqu’il permet, dans le cadre de l’école, de spécifier les types de gestes scolaires qui nous intéressent a priori : les gestes didactiques. Il permet de penser que ces gestes ne sont sans doute pas présents à l’école seulement, et qu’il pourrait être profitable de les étudier aussi dans un autre contexte. Il permet de penser une distinction possible des gestes scolaires entre ceux qui participent d’une relation didactique et d’autres, dont l’existence et les fonctions resteraient à étudier et dont le poids sur les relations didactiques possibles pourrait n’être pas négligeable.
De nombreux chercheurs ont repéré il y a longtemps les difficultés particulières que crée la question de l’intentionnalité didactique supposée par la plupart des gestes d’enseignement, leurs travaux le montrent : ils n’observent plus l’apprentissage dans des situations de laboratoire où l’intention didactique peut se faire oublier ; ils travaillent en situation, dans des « situations didactiques » dont ils contrôlent a priori certains des paramètres et dont ils produisent a posteriori l’analyse.

L’apprentissage est-il naturel ?

Il est envisageable , que l’on puisse trouver, localement, des situations pour les apprentissages scolaires où se réaliserait l’absence d’intentionnalité didactique ne serait-ce que momentanément – pour obtenir au moins à temps partiel ce serait déjà, pensent certains, comme un moindre mal – un apprentissage « naturel » c’est-à-dire sans enseignement sans intention didactique manifeste. Cependant, nous montrerons que penser ou donner à penser que cette possibilité locale pourrait avoir vocation à l’universel, que l’organisation de suites coordonnées « de séquences d’apprentissage naturel » est réalisable, et que cela pourrait apporter une réponse aux problèmes posés aujourd’hui à l’École, c’est mal poser le problème de l’enseignement. C’est parler en quelque sorte comme des militants écologistes de l’enfance qui, dans une position extrémiste, revendiqueraient pour l’apprentissage des enfants « des conditions naturelles », contre les « mauvais jardiniers » qui « forcent » leurs jeunes plants, et les rendent tout déformés . En ce point du travail ce problème n’est pas central. D’abord, parce qu’il est possible de penser une solution qui prenne en charge les impératifs que porte l’idée d’un apprentissage « naturel » sans reposer sur une application directe de cette idée (venue de la métaphore classique du « bon jardinier » ), ensuite parce que nous étudions l’apprentissage tel qu’il se fait en régime didactique (c’est-à-dire dans le cadre défini par une intention didactique).
Nous rencontrerons avec profit ces questions lorsque nous aurons mieux compris l’apprentissage en régime didactique, et les raisons du fonctionnement métaphorique des discours sociaux habituels sur ce sujet.

L’enfant est un produit de l’invention sociale de l’élève

Nous pouvons maintenant reprendre notre question introductive. L’élève est le produit du regard de l’École qui le fait « Connaissant en devenir » : pas encore vraiment doué de savoir ni de cognition, comme l’enfant est aujourd’hui le produit du regard social qui le fait « Homme en devenir » : pas encore humain vraiment . Il n’est pas un simple « pauvre en savoir », comme l’enfant avant l’invention moderne de l’enfant, qui à peine sevré était « petit homme » ou « petite femme », homme ou femme modèle réduit, pauvre seulement en taille comme un nain à qui il serait donné de grandir. Suivant le même schéma de pensée, l’émergence moderne de l’élève est contemporaine de l’émergence de la notion moderne d’enfant : comme l’Enfant mais sur d’autres registres, l’Élève est « en devenir », imparfait ; il n’est pas encore « Connaissant » comme l’enfant n’est pas encore « Homme ». Ainsi que l’écrit Philippe Ariès, l’invention sociale de l’Élève est sans doute à l’origine de l’invention de l’Enfant :
A partir d’une certaine période (…) en tout cas d’une manière définitive et impérative à partir de la fin du XVII siècle, un changement considérable est intervenu dans l’état de moeurs (…) On peut le saisir à partir de deux approches distinctes. L’école s’est substituée à l’apprentissage comme moyen d’éducation. Cela veut dire que l’enfant a cessé d’être mélangé aux adultes et d’apprendre la vie directement à leur contact. (…) Commence alors un long processus d’enfermement des enfants qui ne cessera plus de s’étendre jusqu’à nos jours et qu’on appelle la scolarisation. Cette mise à part – et à la raison – des enfants (…) n’aurait pas été possible sans la complicité sentimentale des familles, et c’est la seconde approche du phénomène que je voudrais souligner. (…) La famille est devenue un lieu d’affection nécessaire entre les époux et entre parents et enfants, ce qu’elle n’était pas auparavant. Cette affection s’exprime surtout par la chance désormais reconnue à l’éducation. (…)
La famille commence alors à s’organiser autour de l’enfant, à lui donner une importance telle qu’il sort de son ancien anonymat (…).
La question de l’aspect naturel des apprentissages se pose d’ores et déjà en des termes nouveaux par rapport au débat entamé ici : nous retrouvons en effet, comme en filigrane du débat actuel, le débat sur l’éducation au Siècle des Lumières. A ce titre de « Connaissant » en devenir, ou bien l’enfant est « apprenant » c’est à dire Enfant Sage devenant de lui-même, « par nature » Homo Sapiens, Homme – mais pour ne pas contrarier sa nature fragile il faut une institution sociale spécialisée qui sera chargée de protéger sa croissance naturellement harmonieuse et ses progrès ; ou bien, « éducable », il est soumis à une éducation qui le fera, de Sauvageon, Civilisé – mais pour venir à bout de sa sauvagerie naturelle, il faut une institution sociale spécialisée qui sera chargée de le former et de le discipliner pour l’instruire. Les premiers textes pédagogiques qui accompagnent l’institution des Collèges et l’enfermement des enfants hésitent, entre les deux positions. Ils partageraient volontiers l’enfant entre ces deux pôles, selon les heures : l’ange, et le diable. Mais ce qu’il nous est possible d’observer, ce sont les styles institutionnels effectifs produits par les tenants de chacun des deux styles qui sont les produits d’une même transformation sociale du regard porté sur l’enfance, une transformation qui a créé l’enfant avec l’élève. Nous pourrions multiplier les exemples de l’opposition de ces deux thèmes, opposition qui traverse les discours des institutions qui traitent des enfants ou des élèves, mais cela n’est utile que pour mieux comprendre comment ces discours en apparence opposés correspondent à deux lectures d’une même situation. Un regard scientifique sur la manière dont l’école fait et enseigne les élèves devait d’abord prendre quelque distance avec les systèmes de pensée que la culture nous donne. Pour aguerrir notre regard, nous retiendrons deux exemples de l’effet de ces thèmes.

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