L’engagement personnel du corps dans l’espace social

Le 10 avril 2015, à Madrid, des projections numériques de manifestant-e-s expriment leur désaccord contre la loi de sécurité citoyenne, nommée « loi bâillon », issue du gouvernement espagnol du conservateur Mariano Rajoy . Sur la plaza de las Cortes, devant le Congrès des député-e-s, c’est contre une loi répressive pour la liberté de se rassembler que s’engage la première manifestation d’hologrammes au monde. Si une vingtaine de personnes sont physiquement présentes pour accueillir la presse et les passant-e-s curieu-x-ses, c’est ensuite plusieurs centaines de manifestant-e-s virtuel-le-s qui font entendre leur voix sur la place. La loi contestée sanctionne et amende (jusqu’à 30 000 euros, et jusqu’à 600 000 euros si les faits prennent place au sein même d’infrastructures publiques, comme la télévision) les personnes qui filment les forces de police en action, qui escaladent un bâtiment dans le cadre d’une manifestation, qui s’opposent à une expulsion immobilière, qui se rassemblent dans les rues, sur les places publiques ou devant certaines institutions publiques comme le Parlement. La loi autorise également les forces de l’ordre espagnoles à repousser les migrant-e-s de Ceuta et Melilla (MOREL, 2015). L’organisation de cette manifestation holographique débute plusieurs semaines plus tôt sur internet, à l’initiative du collectif No Somos Delito . Les personnes souhaitant se mobiliser peuvent enregistrer leurs cris afin de les faire retentir à travers des haut-parleurs le soir de la manifestation. Leur image est aussi scannée via une webcam pour ensuite la transformer en hologramme. Cet événement manifestant marque l’inauguration d’un nouveau type de militantisme pouvant être qualifié de « futuriste » (BRUNET, 2015). En exprimant la manifestation comme un événement irréel, clandestin, issu de la science-fiction, le rassemblement holographique joue ainsi le jeu du gouvernement et tourne sa loi en dérision : si la matérialité du corps des manifestant e-s n’est pas acceptée dans l’espace public, ce seront alors des projections virtuelles de ces mêmes corps qui manifesteront. Aussi, ce rassemblement holographique sur une place publique invite à s’interroger sur les nouvelles spatialités des manifestations. En effet, les manifestations sont associées à l’imaginaire de la rue et de la place, à la déambulation dans la ville, au rassemblement d’une masse de corps qui s’inscrit dans l’espace. Or, les nouvelles technologies, et notamment les flux qui émanent des réseaux sociaux, déstabilisent cette association physique et matérielle historiquement admise. Cette mise en scène surréaliste devant le Parlement à Madrid invite alors à penser les représentations et les modes d’expression numériques comme la seule façon de maintenir aujourd’hui la vie publique et le débat citoyen (BRUNET, 2015). Néanmoins, l’œil géographe notera que la virtualité n’échappe pas pour autant aux impératifs de la spatialité et du support urbain : la projection holographique implique une dimension spatiale essentielle puisqu’il s’agit de penser la projection virtuelle dans un lieu qui, lui, reste bel et bien physique et géographique. Les corps projetés doivent alors se plier aux distances, aux angles, aux murs, au sol, etc. afin de parvenir à faire fonctionner l’illusion.

Ce mémoire interroge l’espace urbain à la fois comme moyen privilégié d’expression des manifestant-e-s et comme limite physique à leur action transgressive. C’est en effet par l’appropriation de l’espace que les manifestant-e-s ancrent leur contestation (perturbation de l’usage fonctionnel de la ville, détournement du mobilier urbain, présence du corps manifestant dans l’espace public, visibilité et audibilité par l’écrit – pancartes, tags, graffitis – et le son – musique, cris, applaudissements, etc.) ; toutefois, la ville en tant que urbs (entité urbaine physique qui s’inscrit dans le temps long) ne parvient pas toujours à traduire fidèlement les manifestations de la civitas (vie publique de la cité), notamment dans une société toujours plus numérique aux flux particulièrement dynamiques et éphémères (rôle des réseaux sociaux, utilisation des nouvelles technologies, etc.) Cette étude prend place à Paris, ville qui centralise les flux manifestants en France et qui aborde une gestion particulière des manifestations du fait de ce caractère centralisateur directement lié à son statut de capitale (présence des institutions politiques et des sièges financiers et économiques, poids culturel, etc.). Il s’agit d’enquêter sur les nouvelles spatialités des manifestations, historiquement associées à l’entité urbaine de la rue et à l’ancrage dans un espace physique identifié (et donc contrôlable par le pouvoir politique et les forces de l’ordre), dans le contexte d’une société numérique et postmoderne. Le corps trouve une résonance forte dans le questionnement des nouvelles spatialités puisque la manifestation existe d’abord par l’immédiateté des corps des manifestant-e-s qui occupent, s’approprient, habitent la rue (ou la place publique) et se confrontent dans un rapport de force aux corps policiers, représentants symboliques du pouvoir en place. Puisque le corps occupe une place prépondérante lors des manifestations, si les manifestations abordent de nouvelles spatialités, le corps est alors lui aussi confronté à ce renouveau.

Avant d’aborder les méthodes d’enquête et mon positionnement personnel et scientifique sur un terrain manifestant, il convient de préciser les circonstances particulières de l’élaboration de ce mémoire puisque le travail n’a débuté qu’au mois de mai 2017. La recherche théorique, le terrain et la rédaction du document final se sont donc étalés sur une période relativement courte de quatre mois. À la source de cette mise en route tardive : le choix du sujet de mon mémoire. Mon expérience du mémoire se traduit, en effet, par beaucoup d’indécision et d’hésitation concernant le choix du sujet. Après quelques mois de travail, un premier sujet en lien avec l’espace domestique me met en difficulté sur le terrain et l’exercice du mémoire perd peu à peu de son intérêt à mes yeux. Difficile de construire et de développer un projet de recherche, puis de le défendre devant un jury, lorsque l’on n’y croit pas soi-même. C’est plus tard, en envisageant la possibilité d’arrêter ma dernière année de master, que je m’engage finalement dans un nouveau sujet, celui des manifestations au sein de l’espace urbain. Débuter un travail de mémoire de recherche de deuxième année de master en mai 2017 soulève évidemment des défis particuliers qu’il s’agit ici d’éclairer.

Une présentation des difficultés rencontrées au cours de la construction du sujet m’apparaît nécessaire puisque mon travail sur un premier sujet a occupé la moitié du temps réservé à l’exercice du mémoire. De ce fait, ce premier travail représente une période importante de mon année de master et fait partie intégrante de la démarche de recherche.

À la fin du premier semestre, je n’ai toujours pas d’idée précise concernant mon projet de mémoire. Je pense travailler sur la notion de patrimoine naturel, sur le tourisme et le postcolonialisme, sur la publicité en ville ou encore sur le logement et l’habitat participatif. L’intervention en classe d’une ancienne étudiante quant à ses propres difficultés (notamment la période tardive à laquelle elle décide de son sujet définitif) me rassure, mais les semaines s’enchaînent ensuite sans pour autant fluidifier le processus d’élaboration du mémoire. À plusieurs reprises, je m’engage dans un sujet avant de rebrousser chemin pensant qu’un autre des sujets ciblés serait plus pertinent à étudier. En parallèle, je rencontre d’autres difficultés sur la méthodologie du mémoire de recherche : issue d’une première année en master professionnel, ma démarche diffère souvent des attentes d’une recherche scientifique universitaire. Ou je brûle les étapes, ou je ne les exécute pas dans le bon ordre. Avec le recul, je réalise qu’au vu du nombres d’heures de cours imposées en deuxième année de master, suivre en plus un cours de méthodologie de première année est tout à fait envisageable et devrait être vivement conseillé aux étudiant-e-s qui intègrent directement la deuxième année d’un parcours recherche. Maîtriser la méthodologie de recherche m’aurait peut-être permis de me lancer plus vigoureusement dans l’exercice.

Un premier sujet : les espaces partagés dans le logement, renouvellement des pratiques habitantes et mutation du statut des espaces .

Bon gré mal gré, mon choix de sujet se porte sur le logement et le partage de l’espace domestique. J’étudie les pratiques habitantes au sein des espaces partagés du logement (coliving), notamment dans le cas des colocations, de l’habitat participatif et des chambres chez l’habitant-e (location d’une chambre chez l’habitant-e à moyen et long termes, location de type Airbnb , hébergement chez un proche, hébergement de type Couchsurfing ). Si, d’emblée, j’avance efficacement et si les premiers pas m’enthousiasment (lectures, état de l’art, etc.), mon terrain me confronte à une difficulté qui me fait grandement hésiter sur la suite du projet. Je réalise de premiers entretiens avec des colocataires et des personnes inscrites sur la plateforme Couchsurfing, mais je me trouve dans l’impossibilité de mettre en place une méthode d’observation sur le terrain : entrer dans l’espace domestique nécessite une certaine proximité avec les enquêté-e-s qu’il est difficile de créer par un entretien et quelques courriels (hormis dans le cas du Couchsurfing qui vise justement à provoquer ces échanges et ces rencontres entre inconnu-e-s). Je peux évidemment solliciter des personnes de mon entourage, mais ce raccourci se limite quasi exclusivement au cas de la colocation. Je pense également à l’observation participante : louer moi-même une chambre Airbnb ou demander l’hébergement sur Couchsurfing. Cette approche ne me permet toutefois pas d’accéder à l’espace domestique de la colocation et de l’habitat participatif. Je crains de biaiser ma recherche si je n’aborde pas les enquêté-e-s des différentes catégories d’habitat de la même façon (notamment si des amitiés entrent en jeu). Au premier abord, puisque les professeur-e-s nous apprennent que le doute et les hésitations sont à la base de la recherche, je pense mettre à profit cette difficulté de terrain : par exemple, l’obstacle à la sollicitation des personnes de Airbnb contrairement à la facilité de rencontre des personnes de Couchsurfing peut révéler une façon différente de vivre et pratiquer l’espace partagé au sein de l’espace domestique, cette différence pouvant être mise en relation avec la dimension lucrative de Airbnb, absente chez Couchsurfing. Ou encore, l’accès à l’espace domestique de la colocation grâce à mon entourage indique peut-être que les pratiques habitantes au sein des colocations sont plus proches de mes propres pratiques que celles de personnes vivant au sein de l’habitat participatif, ce qui apporte des indices sur les profils habitants (âge, activités, etc.) .

Table des matières

INTRODUCTION
MÉTHODOLOGIE ET RÉFLEXIVITÉ
PREMIÈRE PARTIE – MANIFESTATIONS DE RUE ET ACTIONS COLLECTIVES REVENDICATIVES DANS LA RECHERCHE EN SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES : QUEL APPORT GÉOGRAPHIQUE ?
CHAPITRE 1 – Les manifestations : une problématique géographique ?
CHAPITRE 2 – L’espace urbain, support physique des corps et théâtre de comportements sociaux
CONCLUSION PARTIELLE
SECONDE PARTIE – MANIFESTER À PARIS EN 2017 : LES SIGNAUX DE L’ESSOUFLEMENT DE L’ACTION COLLECTIVE
CHAPITRE 1 – Les actions manifestantes dans l’espace parisien : innovation, réappropriation ou stagnation ?
CHAPITRE 2 – Les stratégies du maintien de l’ordre : entre volonté de renouvellement de la gestion des actions collectives et immobilisme sécuritaire. Le cas de la cellule SYNAPSE
CHAPITRE 3 – Questionnement de la place du corps dans l’espace manifestant : quand le corps devient l’espace même de la manifestation
CONCLUSION PARTIELLE
RÉCIT SONORE
TROISIEME PARTIE – DE LA MANIFESTATION AUX COMPORTEMENTS MILITANTS DU QUOTIDIEN : AGIR POUR UN ESPACE MANIFESTANT À GRANDE ÉCHELLE
CHAPITRE 1 – L’engagement personnel du corps dans l’espace social : un nano-espace manifestant et transgressif
CHAPITRE 2 – Nouvelles spatialités manifestantes du quotidien : à quoi faut-il s’attendre?
CONCLUSION GÉNÉRALE

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