Les bibliothèques numériques patrimoniales

La recherche en histoire du livre

La bibliographie matérielle

Depuis maintenant plusieurs décennies, les historiens du livre s’intéressent à la bibliographie matérielle6 : étude matérielle des textes imprimés (physical bibliography), « science voisine de ce qu’est la codicologie pour les manuscrits. » L’étude pionnière a été celle de Lucien Febvre et HenriJean Martin dans L’Apparition du livre en 19587. En France, Roger Laufer8 a alimenté la réflexion par des études théoriques et par des analyses de cas particuliers dont l’édition du Diable boîteux d’Alain-René Lesage qui permet de mesurer les conséquences réelles qu’entraîne la théorie dans l’établissement de la version d’un texte. Après l’édition entre 1982 et 1986 de la somme monumentale et inépuisable Histoire de l’édition française9, d’autres travaux majeurs sur la « mise en page » et la « mise en texte » (layout) du manuscrit10 d’abord, du livre imprimé ensuite ont été publiés. Les études d’Henri-Jean Martin11 ont montré l’ancrage dans le réel et dans le temps du document avec ce que cela suppose de mises en relations complexes et hiérarchisées, déstructurées ou organisées. Plusieurs journées d’étude organisées par l’Institut d’histoire du livre à partir de 200112 ont développé la problématique de la « mise en livre » : pratiques d’écriture et de lecture. Plus récemment encore, des ouvrages importants ont contribué à ce mouvement : citons Les Trois Révolutions du livre, catalogue de l’exposition du musée des Arts et Métiers, 8 octobre 20025 janvier 200313 ou le Dictionnaire encyclopédique du Livre14 – dont le 1 er volume a paru en 2002 – qui intègrent parfaitement ces notions avec par exemple les définitions suivantes : « architecture du livre », « avant-texte », « chapitre », « codex », « datation du livre imprimé », « droit, livre de ». Les recherches ont mis en évidence le fait que la définition du sens participe à la fois du contenu et de la forme, celle-ci étant à la fois établie par le projet de l’auteur et de l’imprimeur/éditeur15 et par un contexte technique et économique. Roger Chartier le rappelle dans la préface de l’essai de Donald Francis McKenzie16 sur la bibliographie matérielle : « Pour s’en tenir à l’écrit imprimé, le format du livre, les dispositions de la mise en page, les modes de découpage du texte, les conventions typographiques, sont investis d’une « fonction expressive » et portent la construction de la signification. Organisés par une intention, celle de l’auteur ou de l’éditeur, ces dispositifs formels visent à contraindre la réception, à contrôler l’interprétation, à qualifier le texte. Structurant l’inconscient de la lecture (ou de l’écoute), ils sont les supports du travail de l’interprétation ». Dans la préface de La Naissance du livre moderne, Henri-Jean Martin17 montre que « les textes ne sont jamais désincarnés, l’objet-livre s’offre pour en suggérer les diverses portées et son analyse est indispensable à qui veut en comprendre la conception comme la réception. » En étudiant la structure du livre au sens large, la bibliographie matérielle se met au service d’autres branches du savoir comme l’histoire, l’histoire littéraire, l’histoire des idées… Dans le contexte numérique qui nous occupe, il y a grand intérêt à relire l’essai de D.F. McKenzie18 qui définit la bibliographie comme une sociologie des textes, comme « la discipline qui étudie les textes en tant que formes conservées, ainsi que leurs processus de transmission, de la production à la réception », capable de « restituer la présence humaine au sein de tous les textes fixés et enregistrés. » Dans la préface19 de l’essai, Roger Chartier précise que « dans son effort pour refonder la bibliographie, D.F. McKenzie cartographie, en fait, un espace intellectuel nouveau qui articule l’étude des textes, l’analyse de leurs formes et l’histoire de leurs usages. » Les termes utilisés de texte, forme et usage ne sont pas sans rappeler ceux de signe (comme un porteur de sens), de forme (comme un objet matériel ou immatériel) et de médium (comme un vecteur de communication) chers à Roger T. Pédauque20. La bibliographie matérielle a déjà mis en place des méthodologies qu’il faut certes nourrir et reprendre mais qu’il serait dommage d’oublier dans les discussions autour du document numérique.

Quelques orientations de la recherche en histoire du livre

Dans la trilogie contenu/contenant/contexte, les orientations actuelles de la recherche en histoire du livre vont plutôt vers le troisième volet. L’une des études majeures de ces derniers mois a paru en 2002 dans le Bulletin du bibliophile. Dans un article intitulé « Entre bibliographie et catalographie : de l’édition à l’exemplaire », Edoardo Barbieri21 énonce le concept d’ « histoire de l’exemplaire » qui « ne se limitera pas au relevé et à l’identification des « traces », mais l’enquête ira jusqu’à leur description et à l’interprétation de leur signification ». En outre « l’histoire de l’exemplaire pourra faire appel à des sources autres que les marks, par exemple des documents indépendants de l’exemplaire » : éléments de bibliographie matérielle et sources d’archives (archives judiciaires, d’éditeurs…). Cette étude est illustrée d’un schéma permettant d’entrevoir les croisements et les entrelacements entre les éléments liés à l’histoire éditoriale, ceux relevant des « marks in books » et ceux constitutifs de l’histoire de l’exemplaire. Ces relations permettent de constituer un véritable dossier autour du document étudié. E. Barbieri en donne un exemple avec l’édition princeps du Nuovo Testamento traduit en italien par Antonio Brucioli et publié à Venise en 1530 par Lucantonio Giunta22. La découverte et l’étude précise d’exemplaires redécouverts ont permis de reconstituer l’histoire de l’édition. Pour le moment il est difficile d’intégrer ces reconstitutions, ces découvertes et ces résultats dans les catalogues informatiques. Plusieurs études croisées en histoire du livre et en histoire de l’art23 – deux disciplines qui auraient encore intérêt à se rapprocher – ont montré l’importance des relations entre texte et illustration. Michel Melot24 écrit : « […] le problème se pose de traiter l’illustration par rapport au milieu qui la définit en creux : l’écriture, non en terme de traduction ou de transposition mais en terme de complémentarité et de concurrence. Pour cela, il fallait que l’on pût penser l’un et l’autre système au sein d’une même théorie. Or, il n’y a pas si longtemps que la sémiologie existe. […] L’image n’est plus l’appendice, l’ornement ou la redondance d’un texte. Elle est une technique différente d’appréhension de la connaissance ». Plusieurs études sur l’illustration du livre scientifique au XVIe siècle éclairent remarquablement cette place particulière qu’occupe l’illustration dans la mise en page. L’intégration « verticale » de certains animaux (le rhinocéros, le porc-épic, l’éléphant…) des Historiae animalium (1551) de Conrad Gesner montre la place et l’importance des illustrations dans les sommes et encyclopédies scientifiques de la Renaissance. La « centralité des images » n’empêche pas un travail de mise en page « normalisée »25. Depuis, le célèbre rhinocéros parcourt quelquefois la Toile sortie de tout contexte. De la même façon, les images célèbres du De Humani corporis fabrica (Bâle, 1ère éd. 1543, dessins de Stephan van Calcar, 2e éd. 1555) du médecin bruxellois André Vésale ne sont pas seulement les témoignages d’une maturité des pratiques d’observations de la science anatomique mais participent d’un code précis de mise en page. Les ouvrages de cosmographie sont également un excellent terrain d’étude en la matière. Enfin, la question de la temporalité liée à la réception d’un ouvrage, c’est-à-dire la période pendant laquelle un document (un livre) reste d’actualité commence à être abordée. L’histoire des rééditions pourrait être approfondie26. Laurent Pinon27 le suggère dans son étude sur les livres de zoologie. Ce sont bien les études autour de corpus associées aux analyses « monographiques » qui permettent d’établir des filiations, des tendances. Or, on constate que la mise en ligne des textes et des images sur le Web par l’intermédiaire de bibliothèques numériques ou de sites « patrimoniaux » peut aboutir à une profusion, une dispersion, mais aussi à une segmentation et finalement à une désincarnation du document.

Les besoins des chercheurs

Les bibliothèques ont déjà beaucoup travaillé et avancé par la constitution des catalogues collectifs en ligne28. Par ces nouveaux outils, la recherche bibliographique s’est considérablement améliorée profitant des avantages de l’accès à l’information par les réseaux : accès démultipliés et par conséquent facilités pour repérer, localiser et même parfois identifier un document. C’est ce dernier point – l’identification – qui pose souvent problème. Les notices bibliographiques de « livres anciens » sont souvent incomplètes et l’application des normes et règles de catalogage varie entre catalogues et entre pays. Il est souvent difficile de saisir et donc d’interroger la richesse des données d’exemplaires et on peut regretter le manque de normalisation dans ce domaine précis malgré les efforts faits dans certains catalogues, par exemple dans le Sudoc (Système universitaire de documentation) en France. Les possibilités nouvelles liées au numérique pourraient justifier une redéfinition de certaines règles de catalogage et un travail sur la normalisation des métadonnées29 liées aux documents patrimoniaux.

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