Les commanditaires notables, consuls, chanoines et rois de France

En 2001, E. Burin énumère, dans son étude sur l’enluminure lyonnaise entre l’installation de l’imprimerie et les années 1530, les raisons de la prospérité économique – et donc artistique – de la cité : ce sont la position géographique et politique de Lyon, son importance commerciale dans l’Europe de la fin du XVe siècle qui en faisaient un lieu hors du commun. Les rois avaient en outre établi leur séjour sur les bords de Saône pendant les guerres d’Italie. Se basant sur les recherches de N. Rondot, qui montrent que les informations étaient « less complete that one might wish », l’auteur délaisse les archives pour se concentrer sur les manuscrits, dont elle a constitué un remarquable catalogue.

Vingt ans auparavant, le court article de N. Zemon-Davies avait exploré le milieu social et professionnel dans lequel avait gravité le peintre Corneille de la Haye, qui fut peut-être l’élève de Jean Perréal. Ces deux publications ont jeté les fondations de cette recherche : entre l’assertion étonnante de la pauvreté des sources, pourtant conservées en grand nombre, comme le montrait le Dictionnaire de Maurice Audin et Eugène Vial, et les premières conclusions stimulantes de l’historienne N. Zemon-Davies, un pan majeur de l’histoire lyonnaise restait inexploré et mieux, inexploité.

La figure de Jean Perréal (vers 1450-1530) a bien sûr été le point de départ et dans une certaine mesure le pivot de l’étude : contemporain d’une période particulièrement intéressante dans le développement de la cité, il est connu pour son titre de valet de chambre et de peintre en titre des rois. En outre, régulièrement employé par les consuls, il se trouve au cœur des différentes questions qui ont été à l’origine des recherches. À travers lui se révélait en effet, dès les premiers sondages dans les publications et les sources, des paradoxes apparemment insolubles. Une communauté numériquement très importante (pas moins de deux cent quarante peintres recensés en 2008), la présence d’humanistes, de marchands, de banquiers à la prospérité évidente, notamment du fait des foires, et le séjour ponctuel ou prolongé de trois rois. À cela s’ajoute un archevêché dont le premier prélat avait le titre de primat des Gaules. Or les œuvres sont conservées en petit nombre et pourtant jamais étudiées comme un corpus spécifique. Qui alors faisait vivre ces peintres, quelles réalisations étaient sorties des ateliers et comment ces derniers étaient-ils organisés ? Telles sont les premières interrogations qui nous ont entraînée sur la piste des artistes lyonnais, entre les mystères soulevés par ce premier état de la recherche et les promesses entrevues par une étude stimulante, autant de joyeusetés qui trouvent leur point d’orgue dans l’étude des fêtes exceptionnelles que furent les entrées.

Aucun ouvrage n’a été consacré à la peinture lyonnaise des années 1460 et à la fin de la décennie 1520. En 1996, H. Zerner écrivait « Ce bilan pour Lyon est fait en bonne partie de lacunes et de points d’interrogation ; il suffit tout de même pour laisser deviner une production artistique très différente de celle de Paris ou de Toulouse. », résumant bien l’état des connaissances comme de la bibliographie. Un corpus réduit, des archives nombreuses – pléthoriques ! – mais non transcrites, des sommes dues à des historiens du XIXe siècle et qui semblaient avoir fait le tour du sujet, tels les travaux de N. Rondot ou ceux de M. Audin et E. Vial, ont contribué à forger cette image. Si le sujet reparaît régulièrement lors de publications générales ou d’expositions, c’est toujours en marge ou inséré dans un propos plus large. Il faut donc suivre les pistes empruntées par les auteurs pour établir les grandes étapes de l’histoire artistique lyonnaise et en extraire les lignes de force.

L’histoire de la ville de Lyon a donné lieu à de nombreuses publications dès le XVIe siècle. Symphorien Champier en 1537 puis Guillaume de Paradin en 1573 la contaient déjà, suivis de divers auteurs aux XVIIe et XVIIIe siècle. Toutefois, la période comprise entre le règne de Louis XI et la Grande Rebeyne de la fin des années 1520 n’était pas le point focal de ces ouvrages. Le passé romain, la naissance de la commune en 1320, les conflits protestants des années 1560 retenaient plus généralement l’attention. Le XIXe siècle commença à s’intéresser au Moyen Âge lyonnais, et notamment à la toute fin du XVe siècle, importante pour l’essor des foires et considérée comme un prélude à la Renaissance, évidemment transmise par-delà les Alpes. Il s’agissait avant tout, avec les ouvrages d’A. Steyert et des Guigue, d’histoires de la cité, mais fondées sur les textes et plutôt approfondies. Le mouvement amorcé alla en grandissant au cours du XXe siècle avec les publications d’A. Kleinclausz, A. Latreille et J. Rossiaud. Dans ces publications historiques, le volet culturel trouve bien sûr une place, mais d’une façon souvent marginale.

L’histoire lyonnaise a bénéficié de travaux d’universitaires et de leurs étudiants dès les années 1960 : R. Fédou, professeur l’histoire médiévale à Lyon II, a dirigé de nombreux mémoires sur le sujet, et en particulier sur la période qui nous intéresse. Ces travaux ont souvent eu pour objet d’étude des documents anciens, généralement provenant des archives municipales. Plusieurs registres de délibérations consulaires ont ainsi été dépouillés et parfois transcrits. Ce mouvement est perpétué sous la direction de J. Rossiaud, et apparaît comme un élément constant dans l’historiographie lyonnaise, des érudits du XIXe siècle aux recherches actuelles. Encore tout récemment, la thèse de C. Fargeix a largement exploré l’organisation du Consulat, le langage des conseillers comme l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes et de leur cité. Cet ouvrage est essentiel pour les informations qu’il apporte sur l’histoire politique et la mentalité de la cité à la fin du XVe siècle.

Administrée par un consulat depuis le début du XIVe siècle, la ville de Lyon est entrée dans le royaume de France en 1310. Fidèle au roi durant la guerre de Cent Ans et les conflits avec la Bourgogne, elle en est récompensée par la royauté : le futur Charles VII, encore dauphin, lui octroie deux foires en 1420. Elles ont dans un premier temps peu de succès, échouant à rivaliser avec celles de Genève, qui restaient les plus importantes d’Europe. Elles prennent leur essor en 1436 avant que le roi n’accorde une troisième foire à la ville en 1444. Mais c’est véritablement Louis XI, dès les premières années de son règne, qui assure la prospérité lyonnaise, en permettant l’établissement d’une quatrième foire en 1463. Les marchands étrangers, interdits de Lyon s’ils fréquentent Genève, délaissent bien vite cette ville au profit de la première ; les Médicis eux-mêmes préfèrent la Saône au lac Léman dès 1466, bientôt suivis de nombreux banquiers et marchands ultramontains. Le succès des foires de Lyon ne se dément plus après 1463, malgré le coup porté au moment de la régence des Beaujeu. Troyes et Bourges récupèrent pour un temps les foires, finalement rendues en totalité à la cité rhodanienne en 1494. Lyon exporte peu mais elle représente une « plaque tournante » très importante en Europe en matière de redistribution des marchandises, dont la majorité est constituée par le textile. Selon A. Zander, il existait en outre un marché de librairie et de peinture qui se tenait pendant les foires. Sur la question des rapports avec d’autres régions et pays, les études ont été nombreuses dans le champ proprement historique : la présence de la cour française, les expéditions militaires au départ de Lyon, l’afflux des marchands, les échanges commerciaux et monétaires ont fait l’objet de plusieurs publications. Il en ressort une image cosmopolite et tendant vers l’Italie, telle qu’elle apparaît déjà chez F. Elsig. Le titre qu’il choisit dans son ouvrage de 2004 évoque cette idée d’échanges et de relations avec d’autres régions françaises et européennes. Mais l’image d’une ville lieu de passage et de rencontre était déjà présente chez de nombreux historiens dès le XVIIIe siècle. En 1757, Pernetti évoquait l’installation de marchands italiens dans la cité, attirés par les foires. En 1911, E. Vingtrinier dressait le portrait d’une ville « (…) cosmopolite, avec ses colonies d’Italiens et d’Allemands, son flot sans cesse renouvelé de marchands étrangers, de savants, d’ambassadeurs, d’aventuriers (…) ». Cette image n’est pas à remettre fondamentalement en cause : les études de R. Gascon et J. Boucher sur les marchands étrangers confortent en effet l’idée d’une cité ouverte aux étrangers. L. Romier en 1949 puis J. Wadworth en 1962 insistent sur la dimension «internationale» de la ville dans les dernières décennies du XVe siècle et au début du XVIe siècle : l’installation des imprimeurs et les guerres d’Italie tiennent une place très importante selon eux dans le cosmopolitisme intellectuel – et non plus seulement commerçant – de la cité. Cette image a souvent été étendue à la production artistique, plus particulièrement en ce qui concerne les liens avec l’Italie, et ce dès avant l’ouvrage d’É. Vingtrinier. En 1873, É. Pariset lie la venue des Italiens et les échanges avec la péninsule au développement d’un art à influence italienne à Lyon. Il ne précise ni qui sont ces Italiens ni les artistes lyonnais ayant accueilli leur influence. É. Vingtrinier à son tour n’hésite pas à associer retour des guerres d’Italie et essor artistique et culturel de Lyon. N. Rondot (repris ensuite par M. Audin et E. Vial) insiste également sur les liens avec l’Italie, en évoquant particulièrement une famille d’artistes importante, celle des Bonte .

Table des matières

INTRODUCTION
I. Historiographie
A. Les ouvrages généraux d’histoire de l’art
B. Les érudits et les débuts d’une historiographie locale
C. Études récentes, connoisseurship et Jean Perréal
II. Sources et méthodologie
A. Les hommes : comptabilités et délibérations communales
B. Les œuvres : archevêché et églises lyonnaises
C. Méthode et perspectives
PREMIÈRE PARTIE. LES PEINTRES : PRATIQUES ARTISTIQUES ET PRATIQUES SOCIALES
I. Apprentissage, statuts et sociabilité
A. De l’apprentissage à l’atelier
1. L’apprentissage
2. La communauté des peintres et la maîtrise
3. Les Statuts et la confrérie Saint-Luc
4. Transmission et dynasties
a. Dynasties et filiation
b. De réelles stratégies matrimoniales ?
B. Sociabilité et voisinage
1. Du côté de l’Empire et du côté du Royaume
2. Imprimeurs et enlumineurs
3. L’importance du voisinage
4. Association et boutiques
5. Réseaux
C. Imposition et estimes
1. Le niveau de fortune des peintres et verriers
2. Les peintres et verriers : une élite urbaine ?
II. Mobilité des artistes
A. Artistes étrangers à Lyon
1. Flamands, Espagnols, Français et Italiens
2. L’installation en ville : intégration et conditions de travail
B. Jean Perréal : Paris et le val de Loire, Brou et l’Italie
1. Jean Perréal de Paris : éléments de biographie
2. Perréal, Michel Colombe et la Bresse
3. Perréal, les Lyonnais et l’Italie
C. Les Lyonnais hors des remparts : œuvres et expertise
1. A l’intérieur des frontières, de Grenoble à Toulouse
2. Le duché de Savoie
3. Les Vaser
4. Le duché de Lorraine
« Mysteres » et « joyeusetés » : les peintres de Lyon autour de 1500
DEUXIÈME PARTIE. LES COMMANDITAIRES : NOTABLES, CONSULS, CHANOINES ET ROIS DE FRANCE
I. Commande privée : bourgeois, érudits, marchands et banquiers
A. Érudits, notables et marchands : Histoire, cérémonies et livres d’heures enluminés
1. L’atelier du Maître de Guillaume Lambert
2. Le Maître de l’Entrée et Guillaume II Le Roy
3. Les érudits
4. Les notables
B. La commande vitrée
C. Les rapports entre artistes et commanditaires : l’exemple des érudits
II. Commandes publiques et représentation : le Consulat
A. L’hôtel de ville : travaux et embellissements
B. La représentation publique : les armes de la ville
1. Les ponts de la cité
2. Le portrait de la cité
III. Le clergé de Lyon et les peintres
A. La cathédrale et l’enclos épiscopal
1. Les vitraux
2. Les peintures et les bannières
3. La maison du chamarier
B. Les peintres et verriers de Lyon et les archevêques
1. Charles II de Bourbon
a. La chapelle des Bourbon
b. Un prélat amateur d’art
2. André d’Espinay et L’Arbresle
3. François de Rohan
C. Les églises de Lyon et du Lyonnais
1. L’église Saint-Nizier
2. Les vitraux du diocèse
3. La Sainte Catherine du Musée des Beaux-Arts
D. Les ecclésiastiques, pourvoyeurs de commandes
IV. La cour et le roi
A. La présence des rois à Lyon
1. Louis XI et René d’Anjou
2. Charles VIII et Anne de Bretagne
3. Louis XII et François Ier
B. L’entourage royal
C. Les seigneurs de Moulins
CONCLUSION

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