Les croisements variations et altérités saillancielles

Le rapport de grado à grande

Ainsi que nous venons de le constater, le signifiant grado, malgré ses affinités sémantiques avec de nombreux mots en {M-T}, montre l’absence de trait sémiologique commun. Le mot de même famille étymologique grande laisse néanmoins entrevoir la possibilité d’une paradigmisation de grado. On pourrait objecter que l’apocope en gran provoque une instabilité de la racine [nd] par le rapport possiblement bancal entre [n] et [d] et par là même empêche son intégration théorique à la structure. Mais les dérivés grandeza, grandillón, grandemente, grandioso, grandevo (poétique), montrent en revanche la constance du [d] médian. Ce pourrait donc être la forme non autonome grand- qui, dans ces cas précis, opérerait potentiellement une corrélation avec grado.

Le paradigme des mots en [tra] : relecture à la lumière de la saillance {M-T}

Nous prendrons ici comme point de départ cet article où a été décelée une particularité du substantif trabajo et, conjointement, du verbe trabajar(se) dans leur évolutionhistorique855. Le problème posé est l’évolution des tripalium / tripaliare latins en respectivement trebejo et trebejar(se) puis en trabajoet trabajar(se) en espagnol. L’auteur constate que le cheminement des segments initiaux ([tri] > [tre] > [tra]), quasiment identique en français notamment, ne correspond à aucune règle phonétique dans l’évolution des langues romanes, ce qui l’amène à postuler une influence analogique.
Comme il est précisé, Guiraud (1994 : 510) avait déjà émis l’hypothèse d’un « croisement entre tripalium ‘machine à ferrer les bœufs’ et un roman trabaculare d’après trabes ‘poutre’ [<°lat. trabs] et trabicula ‘petite poutre’ ».857 Or, Delport n’a détecté tout au long d’un important corpus de textes médiévaux et contemporains, aucune preuve de « l’existence, dans l’esprit des locuteurs, d’un lien direct entre les couples traba / trabar et trabajo / trabajar. »
En revanche, cette observation des textes « fait intervenir l’image d’un obstacle, d’une opposition, d’une résistance R à laquelle se heurte [une tension] T ; on aperçoit là, volontiers, un rapport avec l’idée d’entrave, c’est-à-dire de quelque chose qui retient un mouvement ou le rend difficile, qui empêche un dynamisme de s’exercer. »859 Et l’auteur de proposer ensuite la possibilité d’une influence du latin trans, préverbe et préposition référant à « par-delà, au-delà de » (souvent réduite à tra(s)-) que l’on retrouve dans nombre de mots espagnols – dont l’étymologie pose également problème.
Nous entendons par là les formes commençant par tra- mais également celles qui contiennent ce segment en une autre position sémiosyntaxique ou encore la linéarisation tar. Il en ira de même pour l’appellation des mots contenant les autres variantes vocaliques. chose qui se met en travers d’un parcours et qu’il faut outrepasser ».860 D’autres exemples représentatifs sont alors mentionnés :
[…] traba / trabar évoque l’idée d’un élément mis en travers des jambes ou des pattes pour rendre difficile ou impossible la marche. De même tranca / atrancar s’emploie à propos d’une barre de métal ou de bois qu’on met en travers d’une porte pour empêcher son ouverture. Un trance est bien un passage difficile. Et tragar pour lequel on invoque un DRACO dévorant, en s’interrogeant sur le changement du d- et t-, ne suggère-t-il pas un franchissement, celui de la gorge ?
La similitude avec la structure des mots en {M-T} est alors prégnante car il est possible de reconnaître dans le préfixe tran(s)- l’une des variantes formelles évoquées supra : [t-n] (cf. túnel, ten, tensión, etc.) Du reste, dans les exemples mentionnés de tranca / atrancar [t-n], traba [t-b] ou trance [t-n], l’idée de « difficulté » n’est pas isolée de celle de « passage ». Le concept de « tension entre un élément A et un élément B » semble en effet subsumer cette idée de « passage difficile » rendue par le paradigme des mots en tra(ns).
Bien qu’une pareille étude n’ait pas encore été menée à propos de l’espagnol à notre connaissance, il est possible d’envisager succinctement que des mots tels que cortar (un liquide ou un objet), un cabo, un campo, una copa (« coupe » et « verre »), ou encore quitar, tocar, notamment, puissent correspondre à cette vision élargie de la structure en T-K. Or une illustration choisie par Eskénazi (« coup de vin ») concerne tout particulièrement taco. Ce vocable peut en effet représenter la réalisation d’une « solution interne » en tant que « porción de agua u otro líquido, que se bebe o se puede beber de una vez. » C’est plus précisément un « coupe-soif » (Cf. DRAE) ou un « coupe-faim » (cf. Seco et alii, s.v. taco). Ce serait donc, dans le cas de taco, une saillance supposée {T-K} (sous sa forme phonétique [t-k]) en espagnol qui serait actualisée en discours en cohérence avec les autres acceptions de « résultat d’un coup » ou d’« instrument de coup ». Nous avons effectué de ses acceptions la répartition suivante.

Problématique de l’intégration des mots en tra- dans la structure en {M-T}

Des « mots en tra- » nous pouvons dire que leur intégration dans la structure en {MT} pose question, car elle ne peut venir, dans le cadre de la méthode appliquée ici, que de l’invariant. Or, dans ces cas-là, nous nous trouvons face à une variation tra- / tras- / trans-, qui fragilise l’équilibre d’une racine [t-n]. Il est possible en effet de mettre côte à côte les termes atravesar, tranca, transa, transgredir, voire même la variante expansée tarangallo, ou la forme corrélée anagrammatiquement harto,etc. En outre, si certains vocables se composent de la forme complète trans- (transalpino, transpirenaico), on note pour des raisons sémiosyntaxiques et d’économie articulatoire les modulations de nasalisation (+/-) en position préfixale : translúcido ou traslúcido ; transcendental ou trascendental (cf. DRAE, s.v. trans), témoignages d’un processus de simplification. Observons enfin que même des mots proches sémantiquement peuvent aussi refléter cette variation (e.g. transacción et trato).
Le variant [n] ne peut donc être ici constitutif d’une base structurelle pour laquelle pourraient opter les sujets parlants au-delà de la parenté étymologique. Il devient alors nécessaire de proposer une nouvelle explication et de chercher une autre structuration à un niveau mental profond. Si l’on prend l’exemple de tramojo (« trabajo, apuro ») et de tamojo « matojo (mata quenopodiácea) »878, si le premier est lié au paradigme des mots en [tra], le second est rattaché à une forme en correspondance inversive et constitutive d’un autre réseau où le [r] n’est pas nécessairement un trait pertinent.

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Légitimation de l’existence d’une structure en {TR}

Le « dépassement d’une difficulté », comme le propose Delport, pourrait s’expliquer au niveau articulatoire par l’obstruction que provoque la prononciation de la liquide [r] après l’occlusive [t]. Fónagy (1983 : 71) avait effectivement recensé [r] sous la catégorie des sons dits « bagarreurs » ou « durs » en opposition à l’autre liquide [l], son perçu comme plus « mou » par les sujets ayant subi les expérimentations du psychophonéticien :
On pourrait penser que la sensation d’une plus forte contraction musculaire (le raidissementdes muscles) serait à la source de la ‘dureté’ qui oppose les occlusives sourdes (tendues) ou le /r/ à /l/ […].
Ces analyses combinées démontrent que l’assemblage en mot [tr] impose une « dureté », une « tension musculaire ». Nous avons aussi appris que ces deux phonèmes font conjointement « intervenir l’image d’un obstacle, d’une opposition, d’une résistance R à laquelle se heurte [une tension] T ». Or, cela suppose, d’une part sur le plan sémantique, que la difficulté existe sans qu’elle ne soit nécessairement considérée comme franchie et, d’autre part, sur le plan sémiologique, que cette notion de « difficulté » pourrait ne reposer que sur l’invariant minimal {TR}, qui formerait une structure plus large. Car, outre le rapport (proto)sémantique envisageable entre l’idée de « dépassement » et celle de « difficulté », il s’avère que cette deuxième notion peut être attestée dans des vocables ne contenant que le groupe [tr] sous différentes formes (cf. répertoire n°4) et qui pourrait subsumer le paradigme des mots en [tra].

Du [r] structurel vs. variant

Nous avons déjà abordé plus haut le rôle du [r] comme variable différentielle dans les cas de motor ; turbo ; matriz ; metro (« tren subterráneo ») ; medrar ; -netr- [netr] (cf.penetrar) ; etc. Or, dans ces cas-là, « l’opposition présence / absence du [r] » instaure, la plupart du temps, une correspondance avec un autre terme actualisé par la saillance {M-T}. Pour autant, aucun n’empêche une éventuelle insertion supplémentaire dans la structure en {TR} qui reste de facto autorisée par le signifiant. Sont donc possibles les découpages moto(r) ou bien motor ; tu(r)bo ou turbo ; mat(r)iz ou matriz ; met(r)o ou metro ; med(r)ar ou medrar ; -net(r)- ou -netr- ; t(r)en ou tren, etc. En cas d’appartenance à la structure en {TR}, le [r] devient la composante à part entière d’une capacité formelle issue de la saillance tels torcer, tornar, triscar, etc., et non une variable. Le statut du [r] dépend donc de l’organisme dans lequel s’insère le mot, i.e. de la saillance par laquelle il s’actualise. Pour asseoir cette théorie, nous avons cherché d’autres vocables actualisés par la notion de « difficulté » et comportant un invariant [tr].

De quelques corrélations

Nous pouvons constater que de nombreux vocables aux références très variées mais gravitant autour de l’idée de « difficulté » sont souvent liés par ce groupe [tr] tels triscar (« enredar », « torcer ») ; treta ; trepar ; le préfixe tribo- (« frote o rozamiento », e.g. tribología, tribómetro) ; trinar (« gorjear ») ; tribular ; triturar ; trocar (« equivocar »), etc. Nous pouvons également établir une variante analytique non voisée [t-r] tarangallo, coréférentiel de trangallo (cf. DRAE, s.v. tarangallo) ; torcer ; estorbar / turbar ; estrujar (« apretar »)881, ou anagrammatique et non voisée [r-t] apretar, rata, ratón (« roedores », origine onomatopéique) ou voisée [r-d] red, etc. On rejoint alors par un autre biais ce que Delport a détecté concernant le verbe trabajar (< trebejar), qui est également en relation avec tarea.
En outre, ce changement vocalique non phonétique aurait pu s’effectuer en vertu de la racine proto paronymique [tr-b] qui le reliait déjà au terme trabar ou, avec un moindre degré d’analogie, du fait de [tr] qui le plaçait aux côtés de tranca ainsi que Delport en fait magistralement l’hypothèse et l’analyse. Cette analogie aurait pu s’opérer dans le cadre de la structure en {TR}883 par le prisme de l’élément minimal [tr], groupe initial des mots en trans-. Ainsi, pour formuler ceci de manière provisoirement schématique, le phone vocalique [a], au degré maximal d’aperture, pourrait représenter une ouverture rappelant une sorte de « délivrance de l’entrave » au-delà de l’obstacle figuré par l’articulation de [tr]. La forme réalisée [tra] offre alors l’image de cette possibilité d’actualisation dont dispose le signifié. De fait, ce pourrait être une variante formelle accompagnée de ce phone [a] issue de la structure en {TR}.

Retour sur les mots en [tra] en regard avec des mots en [tre], [tri], [tro], [tru] et autres variantes formelles

Si l’on met en regard les mots de ces paradigmes, on se rend compte que chez ceux en [tra] intervient souvent une idée de « mouvement »890. Ainsi, soit il s’agit d’une difficulté portée à un dynamisme, l’entrave à une marche, à un passage : e.g. tranca, trampa, traba, trancanil, trabajo, tarea, trangallo, tarangallo, soit d’une délivrance de l’entrave par un dépassement, sens clairement hérité du latin trans : e.g. atravesar, trance, trámite, traer, tradición, tracto, dont certains évoquant une idée de « parcours » n’auraient pu être formellement intégrés à la structure en {M-T}. On peut donc imaginer qu’étymologiquement et conceptuellement, c’est par l’angle de la « difficulté » que la notion de « parcours » est évoquée ici.
Les mots contenant la variable [o] semblent en général aussi désigner directement ou indirectement un « mouvement » toujours par le biais de la « difficulté », tels par exemple tropezar, trote, estorbar, troque / trocatina, trócola / tróclea / trocla, trole ou frotar.
Toutefois, chez les autres mots contenant les variables [e], [i], ou [u], l’angle de vue semble plutôt être l’idée d’un « enchevêtrement » ou d’un « resserrement » pour autant qu’on puisse le remarquer dans notre répertoire, sans que l’on note la présence d’une opportunité de « délivrance » ou de « dépassement », soit : trenque, estriladera, estruendo, turbar, trujal ; ainsi que estropear, torcer ou trompa, peut-être en vertu de la proximité des sons [u] et [o].
On le constate a fortiori concernant les signifiants porteurs de [i] où la dénotation peut parfois être une idée d’« étranglement » (objet, fonction) ou impliquer la zone de la gorge : trinquis, trismo, triturar, trinca, tribulación, (d)estripar.
Cela est notamment visible sur le plan référentiel lors de la mise en perspective des deux paronymes estropear et (d)estripar.

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