Les effets intersubjectifs et intrapsychiques du traumatisme et de la transmission

Tant au niveau culturel qu’au sein de la famille, des contes sont transmis de façon orale voire écrite, consciente et inconsciente. Ils portent sur des héros protagonistes et leurs péripéties, sur des messages et des histoires de fantômes, de loups, de sorcières, d’épouvantails en guise de croquemitaine, des figures ou figurations caractérisées, habillées et rapportées. Ces contes auraient pu ou dû être un exutoire pour les enfants et leur mal être puisqu’ils ouvrent la voie à ceux-ci de s’identifier ou de projeter leur souffrance sur ces personnages héros ou méchants et dans leur déroulement le bien finit par gagner le mal. Or, ils sont détournés de leur but, falsifiés voire schizés, étant donné que certains parents utilisent les personnages qui représentent en vue d’effrayer les enfants, de les mater ou de les corriger. Ainsi, le loup par exemple, un personnage des contes qui suscite la peur auprès des enfants, est extrait des contes et utilisé par certains parents afin de discipliner leurs enfants.

En parallèle aux personnages des contes, nous retrouvons des images, des représentations, et différentes appellations telles que : Abou Kisse, Baa Baa, la goule, Emm Reaidé (la mère de tonnerre) qui viennent s’imposer dans notre système éducatif et qui ne sont intégrés ni dansun conte, ni dans un récit ou une histoire. L’une des images qui nous intrigue quant à sasymbolique, une autre version du loup, il nous semble, est celle de Abou Kisse (littéralement Père du sac). Ce sac, dont les sonorités en libanais dialectal sont proches de Kiss (vulgairement utérus), donne à ce personnage une dimension matricielle qui en devient effrayante.

Usant du personnage comme un gourdin, les parents fustigent leurs enfants. « Si tu n’es pas sage, je vais dire à Abou Kisse » cette phrase que les mamans utilisent est amplement suffisante pour clouer l’enfant de peur. Mais Abou Kisse n’est pas le seul « héros » ; beaucoup d’autres viennent l’assister à éduquer les enfants et partager la mise en scène de ce film que nous voyons tous les jours. La goule, Baa baa, Emm Reaidé (la maman de tonnerre)et le fameux loup extrait du contexte des contes de fées, sans oublier la chambre des rats où nous mettons sur les oreilles de l’enfant turbulent du yaourt et nous l’enfermons dans cette chambre s’il n’est pas sage pour que les rats viennent le manger. Et parfois c’est le PERE qui est suffisant pour créer le même effet « je vais dire à ton père si tu ne restes pas sage » et l’enfant est cloué.

« « Ne rentre pas dans cette chambre, il y a Baa Baa » ; « Ne sors pas dehors, Abou Kisse te prend » ; « Ne fais pas ça, Jésus t’étrangle », c’est tout ce dont je me souviens de mon enfance. Adolescente, ce qui restait c’est Jésus, je suis devenue grande pour distinguer l’imaginaire du réel, je savais déjà que Abou Kisse et Baa Baa, le loup et la goule n’existaient pas, je pouvais les réfuter mais Jésus existait et il va se fâcher et m’infliger un châtiment, à n’importe quelle gaffe que je fais. Je baignais dans un fond de mer de culpabilité et de persécution à l’intérieur, adoptés de l’extérieur par mes parents et l’angoisse de la guerre qu’ils vivaient. Toute ma vie, je me sentais sale, seule, fautive, coupable et vous pouvez me décrire avec n’importe quel adjectif négatif. » Ces paroles proviennent d’une jeune femme de32 ans, lors d’un entretien clinique mais qui n’est que le porte-parole de tout enfant qui avécu ce traumatisme, moi-même y compris.

Dans le cadre d’un projet d’accompagnement parental à l’AFEL (Association du Foyer des Enfants Libanais) en collaboration avec ASMAE (Association Sœur Emmanuel-France), qui a pour objectif d’encourager les parents à modifier leur système éducatif et réduire le recours à la violence de toute sorte qu’elle soit verbale, physique ou psychologique. Je rencontrais les enfants avec leurs parents en tant que psychologue consultant. J’ai alors remarqué la répétition de l’usage de personnages effrayants auprès des enfants. A titre d’exemple, lors d’un entretien semi-directif avec une famille de trois membres incluant le père, la mère et un garçon de 7 ans, dont le profil peut être qualifié de très agité. Il voulait quitter le bureau à l’insu de sa maman et je l’entends lui chuchoter : « Reste à côté de moi, sinon Abou Kisse vient te prendre ». L’enfant devient figé, revient, s’assoit et ne dit plus rien avec de grands yeux ouverts, en larmes.

Eugénie Foa (1841), une femme de lettres française, raconte dans son livre intitulé Mémoires de Croque-mitaine « Je me souviens encore de l’effroi que, toute petite, il m’inspirait, et des contes merveilleux que ma bonne racontait sur lui. Voulais-je crier. Tais-toi, me disait-elle, en prenant une voix sourde, caverneuse, tais-toi petite, Croque-mitaine est derrière la porte, et s’il t’entendait, tu serais perdue ! » (Foa, 1841, p.1). Actuellement en l’an 2017, date de notre recherche, nous retrouvons encore des méthodes de menace et d’apeurement dans l’éducation des enfants. Le nombre de ces personnages fantasmatiques est si important de par le mondemais nous nous intéressons spécifiquement à la figure folklorique de Abou Kisse dans notre étude et de sa transmission par les parents à leurs enfants au sein de la communauté libanaise.

En conséquence, nous nous interrogeons sur l’usage de ce personnage et sa relation avec la culture et l’histoire de ce pays qui endure des guerres et des conflits interminables depuis son origine.

D’ailleurs, nous sommes un peuple émotionnel, affectif, nous avons le phénix comme symbole qui à chaque fois qu’il est mort, il resurgit et reprend vie. Malgré toutes les guerres et les persécutions que nous vivons, nous fêtons notre survie tous les soirs. Beyrouth notre capitale est classée parmi les premières villes du Night life et le Liban est classé parmi les pays du terrorisme. Pays ambivalent. Le mot Terrorisme vient de terreur. Le Liban qui, jadis, signifiait le blanc devient terreur et la transmet à son peuple. La peur devient un patrimoine culturel transmis d’une génération à l’autre et cette transmission se manifeste à tous les niveaux : réel, imaginaire est symbolique. Les responsables de l’éclatement des guerres sont des députés, des ministres et des leaders. Notre prédateur est notre protecteur. Pays ambivalent. L’Etat et la famille sont des éléments constitutifs de la culture. Notre Etat est en guerre perpétuelle, en conflit, en instabilité et la famille libanaise en subit les séquelles. Cela pourra expliquer la fonction du croquemitaine, ce personnage imaginaire qui est créé de l’imagination des peuples différents pour mettre des limites afin de protéger les enfants contre des dangers réels. Ce croquemitaine qui dans d’autres sociétés a une fonction structurante, se métamorphose au Liban, se désarme de tout objectif de subjectivation et devient le prédateur. Le croquemitaine qui s’appelle Abou Kisse vient enlever les enfants qui ne répondent pas au désir de l’autre.

Table des matières

Introduction
Intérêt et motivation
Objectifs de la recherche
Revue littéraire
Problématique et hypothèses
Les hypothèses générales
Les hypothèses opérationnelles.
Plan de la recherche
Méthodologie de la recherche
Chapitre I :
Abou Kisse : La peur des enfants et les enjeux sous-jacents
Peur, angoisse et effroi
Définition de la peur
Angoisse et effroi
Pulsions
Green A. et le complexe de castration
Klein M. et l’angoisse de dévoration
Les figures de la peur
Abou Kisse : Figure folklorique de la peur
Les figures de la peur : fonctions et enjeux durant la période de latence
Fonctions
Enjeux
Chapitre II
La spécificité de la transmission de la culture libanaise : La famille libanaise et son histoire
Culture et civilisation
Culture libanaise : Spécificités ŕ clivage ou aliénation
Les effets culturels et psychiques des guerres.
Coutumes et langue.
La famille libanaise
Transmission et lien
Chapitre III
Fonctions subjectivantes des liens de filiation
Parentalité : dimensions, rôles et formes
L’infantile parental
Imagos parentales et fonctions
Le lien de filiation
La filiation traumatique
Le lien intersubjectif
Subjectivation
Chapitre IV
Les effets intersubjectifs et intrapsychiques du traumatisme et de la transmission
Le traumatisme
La transmission
Généralités
Les formes de transmission
Les modalités de transmission
Fantasmatisation
Les identifications
L’angoisse et le traumatisme
Conclusion

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *