Les musiciens et poètes au temps de la NAHDA

Le répertoire des almées

Tawfîq al-Hakîm, source précieuse pour l’étude sociologique du chant, confirme implicitement dans son roman °Awdat al-rûh que les almées s’étaient au tournant du siècle emparées du chant savant et qu’elles possédaient quelques rudiment de savoir théorique. Dans une scène cocasse, « al-Usta Sakla° », la « déhanchée », se trouve invitée à animer un mariage chez une riche famille juive du Caire. Elle effleure malencontreusement la mariée après son bain rituel, forçant la pauvre fille à reprendre un bain glacé. Craignant la fureur de l’auditoire, troublée par l’évènement, elle entame son concert par quelques fausses notes:
« [Sakla°] dit à Nageyya :
– Accorde le °ûd sur le mode higâzkâr !
Puis elle lança sa voix et chanta « kêd el-°azûl… » (les manigances du censeur de l’amour). Mais à peine eut-elle terminé le premier couplet [du dôr] qu’on entendit des chuchotements parmi les membres du takt. Elle saisit la voix de Silm qui s’élevait au point de couvrir la sienne:
– Mon Dieu, mon Dieu, Usta Sakla°, vous êtes l’honneur du pays, ce concert est digne des rois ! (allâh allâh ya-sta sakla° ya masreyya, ya sama° el-mulûk)
Puis succéda à ces louanges une remarque lancée par Silm d’une voix à peine audible :
– Mon Dieu, quelle maîtrise du mode « dissonancekâr » (Allâh allâh, ya nasâzkâr)
Sakla° se retourna vers elle, furieuse:
– Qu’est-ce qui te prend, ma fille ?
Mais elle se rendit vite compte qu’elle chantait faux, du fait de sa panique.
– Que veux-tu que j’y fasse? Ils nous ont porté la poisse! Chantez donc, mes filles, des petites chansons faciles. L’important est qu’on s’en sorte avec la peau sur les os. Qu’ils se ramassent « les manigances des censeurs » et qu’on en finisse »48. Voilà bien un récit pour initiés, fourmillant de références sous-entendues et de précieux renseignements. On reconnait d’abord dans les paroles citées le dôr de Muhammad °Utmân « yâ-manta wâhesni » (O combien tu me manques), une des plus célèbres pièces du répertoire savant de l’école khédiviale, composition en mode higâzkâr. Oeuvre longue et complexe, son exécution exige une parfaite maîtrise des intervalles maqâmiens et une solide science de l’improvisation. L’almée de Tawfîq al-Hakîm connaît apparemment les modes et peut comprendre le subtil jeu de mots par lequel sa joueuse de °ûd lui fait comprendre qu’elle chante faux: utilisant le mot nasâz (dissonance), elle forme un mot-valise en lui ajoutant la désinence kâr, terme turc que l’on retrouve dans le nom de nombreux maqâmât arabo-ottomans, et qui peut donc passer pour une remarque technique aux oreilles de l’auditoire profane. N’étant pas en état d’aborder ce répertoire qui requiert la « saltana », l’almée recommande alors à sa troupe de revenir aux chants féminins plus faciles.

Le chant religieux, psalmodiants et hymnodes

 Psalmodie du Coran et appel à la prière

Psalmodie du Coran, appel à la prière, cérémonies de dikr soufi: en dépit d’un débat jamais tranché sur la licéïté de la musique, l’Islâm est générateur d’une esthétique musicale qui influe sur toutes les productions artistiques et à son tour s’en enrichit. La psalmodie du Coran est un métier, pratiqué par un muqri’ ou une muqri’a, qui s’est formé auprès d’un sayk ou d’une sayka. Au Caire, le titre implique un passage, même bref, devant les instances formatrices d’al-Azhar, et l’agrément du Sayk masâyik al-muqri’în qui s’y trouve. Mais les psalmodiants de province devaient se contenter d’une formation locale ou du prestige acquis pendant quelques années au Caire. L’art de la tilâwa se base sur le tagwîd, c’est à dire la juste prononciation des phonèmes et l’observation de règles phoniques particulières qui ne s’appliquent qu’au Coran (emphatisation et désemphatisation, assimilations diverses). La psalmodie est non-mesurée, et se déroule suivant les modes utilisés dans la musique égyptienne. Aucune sourate n’est associée à un mode particulier. La déambulation est laissée à la seule appréciation du récitant, qui au fur et à mesure de son expérience, « compose » les sourates, dans le sens où il définit des jalons fixes de transitions modales sur tel verset, dans une optique expressioniste (le takwîf par exemple). Sa « composition » reste personnelle et ne correspond aucunement à un modèle général.
La psalmodie se distingue des autres formes de chant non-mesuré par quelques exigences esthétiques: (1) absence d’ornements construits répétitifs. Un jeu entre les degrés est un modèle unique, ne pouvant être répété dans une phrase musicale suivante. (2) Pas de répétition du texte, à moins qu’il ne s’agisse d’une coupure impliquant un retour en arrière, ou d’une lecture (dans le sens de vocalisation ou de prononciation) divergente. (3) Utilisation systématique de la cadence finale qafla à chaque fin de phrase mélodique, sans construction de ponts entre phrases mélodiques. (4) les transitions modales ne recherchent pas, comme dans le chant, un degré de transition permettant le passage en douceur d’un mode à l’autre. La transition est souvent un brusque changement d’échelle. Les modes les plus usités sont bayyâtî, râst, sabâ, huzâm, °irâq, nahâwand, gahârkâh, higâz. On rencontre, chez les lecteurs qui poursuivent en plus une carrière de munsid ou de chanteur, une tendance à varier les modes et à introduire des formulations plus subtiles.
Le récitant, plus encore que dans le chant profane, développe le registre aigu en voix de tête, au risque de produire un son nasillard (°Abd al-Bâsit °Abd al-Samad au XXe siècle) et une sensation de « forcé », contraction du diaphragme que les Egyptiens nomment « tahzîq ». Au XIXe siècle, la psalmodie n’était pas réservée aux hommes comme c’est le cas de nos jours, et une muqri’a officiait à la radio égyptienne jusque durant les années 40. Certaines almées ajoutaient à leur répertoire la psalmodie, et on ne les compte pas particulièrement parmi les plus proches du registre khédivial: Wadûda al-Manyalâwiyya enregistra la sûrat Yûsuf pour une compagnie de disques entre deux chansons de mariage…
L’appel à la prière (adân sar°î) est une occasion de distinction pour les grandes voix. Lancé depuis le minaret (mi’dana), il doit être entendu dans le quartier environnant et, à ce titre, constitue un exercice de maîtrise du volume sonore nécessaire à quiconque ambitionne de chanter dans une salle ouverte, à une époque où n’existe aucun procédé d’amplification. Actuellement, l’adân suit en Egypte un modèle musical semi-fixé, et ce depuis au moins plus d’une cinquantaine d’années, ainsi que l’atteste un appel à la prière du grand munsid °Alî Mahmûd (1880-1943)56 qui ne diffère guère de la pratique actuelle. Le mode utilisé est râst ou râst suznâk, transposé sur le degré nawâ (supérieur) pour plus de volume. Muhammad Salâh al-Dîn signale en 1935 que la même mélodie pouvait être utilisée en higâz, et on l’entend effectivement encore couramment sur ce mode56b.

Cours gratuitTélécharger le cours complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *