LES MUTATIONS AGRAIRES ET LA GESTION DES RESSOURCES NATURELLES

LES MUTATIONS AGRAIRES ET LA GESTION DES
RESSOURCES NATURELLES

Un espace cultivé restreint et des terroirs de plus en plus élastiques

« L’espace rural [notamment tropical africain] fut un espace de prédilection d’une géographie de l’immobile, celle qui s’attachait à décrire les tâches maintes fois répétées, la patience, le génie et l’adaptation des sociétés agraires dans un cadre naturel aménagé mais lui aussi devenu immuable ». C’est ainsi que cette immobilité s’est fait ressentir dans les conceptions des Administrations africaines et de pas mal d’auteurs qui se sont intéressés à la géographie agraire en Afrique noire. En 1970, PELISSIER et SAUTTER écrivaient que le terroir est toujours la cellule de base de l’activité agricole, par ce qu’il délimite généralement l’horizon de vie du paysan producteur34. Mais de 1970 à nos jours, que de dynamiques, de changements ont affecté le terroir de ce paysan producteur, au point de pousser certains scientifiques, comme B. DELPECH, à s’interroger sur les limites de ces entités qui étaient de plus en plus imprécises, car par le jeu des prêts et locations ainsi que des modes de succession, les usagers ne résident pas nécessairement dans les villages ou communautés rurales inclus dans les terroirs où se trouvent leurs parcelles. De ce fait, comment envisager, avec PELISSIER35, le désir de vouloir borner le territoire de chaque communauté rurale, c’est-à-dire, donner des limites à chaque espace villageois ou à chaque exploitation lignagère ou familiale. Face à l’épineux problème de la « transition foncière », expression chère à l’auteur de Campagnes africaines en devenir, nous nous sommes intéressés aux pratiques sociales de l’espace de ces paysans de cette communauté rurale de plus en plus éprouvée par la crise. Communauté rurale dont l’espace agraire, délimité par l’Administration, ne peut s’étendre ou grignoter que difficilement sur ses marges. Elle est sise au cœur du pays sereer, et, est  entourée d’autres communautés rurales à fortes densités démographiques, contrairement à d’autres communautés rurales plus vastes que les régions de Dakar ou Diourbel et pratiquement vides d’hommes, comprises dans les régions de Kolda, Louga, Matam, Tambacounda. Ainsi sommes-nous rendus compte de l’évolution du concept de terroir, portion de l’espace appropriée par le groupe qui y réside et y tire ses moyens d’existence. Ce concept, au-delà des espaces agraires et rurales qui ont fini d’être banalisés car remplissant difficilement leur rôle, à savoir la satisfaction des besoins de la population rurale et une partie de celle citadine, englobe des espaces de plus en plus éloignés des villages. Dans les villages ou hameaux, dans les concessions, voire ménages, chacun (adolescent (e), homme ou femme adulte), dans ses pratiques et vécus quotidiens, ne définit plus son terroir de façon identique. On en est arrivé à des terroirs qui s’emboîtent, se juxtaposent, se distendent à l’infini. Cette difficulté a satisfaire leurs besoins, in situ, a conduit un grand nombre d’entre eux à chercher des moyens de subsistance hors de leur terroir traditionnel ou classique, dans l’agriculture et / ou en dehors de l’agriculture. Nous nous en passerons des continuels départs vers les terres neuves du Saloum (Missirah, Louanga) ou du Sénégal oriental (Méréto, Koumpentoum, Koussanar) et des réseaux de relations tissés entre ces migrants et leur village d’origine, éloquemment décrits dans les travaux cités en bibliographie. En revanche, dans les périmètres maraîchers des Niayes36, à la périphérie de Dakar, travaille un fort contingent de jeunes ressortissants de notre communauté rurale. Cependant, à la différence de Niamey, au Niger, où les travailleurs de ce secteur d’activités sont exclusivement composées de burkinabés, où on a une ethnicisation de la profession, ici, la main-d’œuvre est cosmopolite (sereer, wolof, peul guinéens, bambara). La particularité de cette activité agricole est sa pérennité, elle s’étale sur toute l’année, qu’on soit en saison sèche ou en hivernage. L’exhaure manuelle (l’usage des pompes pas encore répandu) de l’eau des ceaan (excavations) et l’arrosage des plans ne sont pas des tâches aisées, ils nécessitent beaucoup d’efforts physiques. Tout de même, ces employés agricoles disposent d’un salaire régulier leur permettant de rendre des visites fréquentes à la famille restée au village et contribuer de manière significative à l’épanouissement de celle-ci. 36 Niayes : dépressions interdunaires favorables à l’horticulture en raison de la faible profondeur de la nappe phréatique. L’autre partie de la troupe préfère s’employer directement en ville, notamment à Dakar, intra muros. L’apprentissage d’un métier requérant du temps, et, du coup un manque à gagner, alors elle se noie, pratiquement toute, dans le secteur informel. Un simple détour, dans les marchés hebdomadaires de la capitale, suffit pour remarquer le transfert en ville d’un mode de vente rural, à savoir le commerce ambulant de micro détail. Le secteur du transport en commun inter urbain en absorbe aussi. Beaucoup d’apprentis chauffeurs, suspendus aux marchepieds des fameux « cars rapides » parlent un wolof à fortes consonances sereer. Quant aux manœuvres, en dehors du port autonome de Dakar, où ils officient comme dockers journaliers, ils travaillent dans le bâtiment. Lors des séances de coulage du béton, sont distillées des mélodies renvoyant au spectacle qu’offraient les sim (séances de travaux collectifs regroupant toute la communauté active villageoise sur les parcelles de l’un des leurs). A Touba, ou dans les autres villes secondaires du Centre-ouest, où le système de transport est encore lacunaire, ils sont cochers. La fraction de contrebandiers devient, au fil des années, négligeable, en raison des traques dont ils font l’objet de la part de la douane, et, récemment, de la création d’une compagnie de gendarmerie à Touba.

La résistance de la tradition

Le degré d’insertion actuelle de ce paysannat dans l’économie de marché est à l’origine de la perte d’ampleur de nombreux faits traditionnels sociaux et religieux. Comme qui dirait que le temps est un facteur d’usure dans cette civilisation agraire à temps cyclique. Nous souscrivons à cette interrogation de PELISSIER P.40 qui ne perçoit pas comment ce pays ne succomberait pas à la longue à la pression conjuguée de l’Islam et du Christianisme, de l’économie commerciale, des villes et ne perdrait pas ainsi son sens de la terre. Cependant, à longtemps côtoyer ces paysans, on se rend compte de la profondeur de leur enracinement dans la tradition et qu’on est encore loin du scénario craint par cet auteur. Sous 39 DI MEO G., 1991, p. 291. 40 PELISSIER P., 1953, p. 127. 44 le poids de l’Islam et du Christianisme, la tradition, notamment la religion agraire, semble perdre de la vitesse, certes, mais est loin d’être reléguée au second plan. Jusqu’à présent, aucun travail dans les champs, aucune cérémonie sociale ne peut se tenir sans qu’on voue un culte à Roog, DIEU, par l’intermédiaire des panghool. Ainsi, malgré une modernisation de façade, les villages restent-ils très attachés à certaines de leurs pratiques traditionnelles parmi lesquelles les rites agraires dont nous évoquerons ici les plus manifestes. 2-1-Les panghool En effet, le Révérend Père H. GRAVRAND41 distingue deux sortes de panghool : – ceux telluriques. Ce sont des génies ayant élu domicile sur un arbre, dans une mare, etc. Ils sont reconnus par les personnes détenant un savoir occulte. Leur site est sacralisé car chargé d’énergie vitale et personnifié. Il devient de ce fait un lieu de culte. Ce sont les bois sacrés ou kol42 qui perlent l’étendue de cette communauté rurale. On en retrouve à la périphérie des villages de Batal, Mbokhodan, Ndimb Ngoye, Pey Ngoye I. Ces périmètres ne subsistent, actuellement, qu’à l’état de reliques (leur superficie se rétrécissant et leur couvert végétal s’éclaircissant au fil du temps). Mais cela n’empêche pas qu’on leur rende un culte ; – ceux ancestraux. Ces panghool sont les grands défunts qui sont devenus par la suite des protecteurs. Ce sont les fondateurs des plus anciens villages qui ont scellé l’alliance avec les génies de la terre (panghool telluriques) pour avoir le droit de délimiter par le feu une portion d’espace. Ces yaal o ñaay ou maîtres du feu, communément appelés laman, sont responsables de la bonne exploitation de leur domaine. Demeurés vivants dans la mémoire des hommes, ces ancêtres sont représentés, dans ce cas sereer, par des autels ou sanctuaires (autel de case ou de village) alors qu’au Cameroun, en pays bamiléké, c’est le crâne du défunt qui est pieusement conservé. Ces autels sont symbolisés par des fragments de pilons enfouis en terre, à côté de canaris renversés entourant généralement un arbre. Sur ces pilons et canaris, on versera la nourriture  des panghool (farine de mil mélangée à du lait, du sang d’animaux qui y sont sacrifiés) et sur les branches de l’arbre, on attachera, aux branches, les os. Ces autels sont, dans leur majeure partie, encerclés de haie ou d’une palissade qui les dissimule du regard et du bétail en divagation. Ces panghool telluriques ou ancestraux « sont avant tout législateurs et surveillants et, à ce titre, ils punissent parfois avec cruauté (quand les hommes ont dérogé à la règle du clan, ou ont provoqué le désordre) et ils récompensent dans le cas contraire (ils deviennent dispensateurs de richesse, de fécondité, de santé et de paix ». Et, GRAVRAND H. 44d’ajouter qu’aux paysans, les panghool assurent la récolte ; aux bergers, le troupeau ; aux chefs, une bonne administration ; aux chercheurs d’emploi, un travail. A ce titre, nous évoquerons le rituel subi à Ndiaganiao45, par le nouveau ministre (qui est sereer et natif de ce village) de l’Intégration Africaine nommé en avril 2004, et commenté dans les colonnes de Sud Quotidien46. D’après le journaliste, « moins que les faits ou les éléments matériels qui sont cités et qui peuvent ne pas avoir de signification particulière pour un non initié, c’est plutôt la nature du contrat entre l’homme politique et son peuple qui apparaît ici. Le pagne blanc, le mil, le maïs, entre autres éléments utilisés pour l’introniser par sa communauté d’origine renvoient chacun à une fonction précise. Le pagne blanc peut symboliser le caractère immaculé. Il renvoie à l’exigence d’intégrité et de droiture, de morale dans la conduite des affaires. Le mil et le maïs renvoient au culte d’abondance. Ils rappellent aux hommes politiques l’impérieux devoir d’assurer l’abondance et la nourriture à leur peuple, entre autres exigences relatives à la sécurité, le respect du bien public, de bonnes récoltes, etc. (…) Malgré la rupture de l’équilibre historique, les mêmes représentations mentales ont encore cours dans plusieurs de nos communautés ». Au cours de nos enquêtes, nous avons recueilli de la bouche du chef de village de Ngoye Pey I, ce récit du fanghool ancestral Sacoura Badiane dont l’autel est sur la place centrale de ce dit village. « Sacoura était cousin de Samba Niane Ndao, premier chef de canton de Ngoye. Après deux ans de commandement, Samba fut atteint d’une plaie incurable et la douleur fut telle qu’il confia le pouvoir à son cousin Sacoura. Samba partit se soigner au Cayor, ancienne province correspondant, en gros, à l’actuelle région de Thies. Deux ans  Ndiaganiao est une communauté rurale comprise dans l’arrondissement de Fissel, dans le département de Mbour. Cet arrondissement, à mojorité sereer, est limitrophe de celui de Ngoye à l’ouest. 46 Sud Quotidien, du 18 mai 2004. www.sudonline.sn 46 s’écoulèrent et à son retour, il réclama son trône, ce que désapprouva la population car, ditelle, sous Sacoura, régnaient la paix, la prospérité et l’opulence. C’est ainsi que Sacoura se maintint à la tête du canton. A la fin de ses jours, celui-ci émis le vœu d’être inhumé dans la place publique et prédit que dans un délai de trois ans, au plus, tout ce que vous aurez vu sur l’emplacement de ma tombe, sachez que c’est moi. Et, effectivement, les deux ans n’étant pas écoulés, une plantule de Cordia senegalensis (suu en sereer et beer en wolof) commença à germer sur la tombe, du côté de l’emplacement de la tête du défunt. Les sages, en hommes avertis, prirent soin de la plantule en l’entourant d’une haie de tiges de mil et l’érigèrent en sanctuaire. Au fur et à mesure que l’arbre grandissait, plusieurs perches apparurent. Il leur avait aussi conseillé de venir s’y recueillir à chaque fois que la population avait une inquiétude (manque de pluie, invasion de sauterelles, épidémies, etc.) ». De ce fait, Sacoura Badiane est devenu le principal fanghool47 de la communauté rurale. 

Table des matières

CHAPITRE I : Une modernisation inadaptée au monde rural
1- D’un espace sujet à un espace objet
2- La résistance de la tradition
3- Complaintes ou pas germera l’arachide
CHAPITRE II : Les mutations sociétales
1- Castes et classes sociales
2- L’inéluctable recomposition sociale
CHAPITRE III : Les paysans, ces éternelles cibles
1- Ce foncier serer face à une législation hybride et incomplète
2- La fin de l’encadrement rural
3- La participation paysanne, de la poudre aux yeux
CHAPITRE IV : Les paysans, ces acteurs qui plient mais qui ne rompent jamais
1. Un système agraire traditionnel efficace à un moment donné
2. Les tactiques d’évitement des nouvelles façons culturales
3. Stratégies paysannes et gestion des ressources des naturelles
CHAPITRE V : Changements d’occupation et d’utilisation des terres
1- L’urbanisation rampante des villages
2- Les villages se dotent d’infrastructures
3- Fortes densités rurales, atout ou contrainte à une réhabilitation des terroirs
CHAPITRE VI : Quels modes de gestion de l’incertitude actuelle
1. Le contexte physique : enfin prendre en compte l’aléa climatique ordinaire
2. Physionomie de la végétation et des sols
3. Le Conseil Rural et la gestion des ressources
CHAPITRE VII : L’émigration, stratégie revisitée
1- Cet attachement au terroir qui explique les départs
2- L’autre facette de l’émigration
3- La dynamique territoriale des « pileuses » sereer
CHAPITRE VIII : L’investissement des structures par les « retours » d’émigration
1- Femme rurale et foncier
2- La nature de l’investissement
3- Conseil Rural, Etat, ONG : une cohabitation pas toujours aisée

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