Les phénomènes d’attraction dans le chaos du monde

Les phénomènes d’attraction dans le chaos du monde

Si chaque action dépend d’un contact direct, précepte établi au chapitre précédent, comment expliquer que deux entités éloignées puissent exercer ou subir une influence ? Le mouvement à distance est avant tout un phénomène d’attraction que l’on retrouve sous trois formes chez Digby : dans la gravité qui décrit l’interaction des corps avec la Terre, dans le magnétisme où aimants et fer cherchent à s’unir et dans la sympathie qui met mystérieusement en relation blessure et remède. Ces trois manifestations recouvrent une même réalité qui peut paraître énigmatique au lecteur moderne, plus familier de la gravité que de la sympathie. En soi, pour Digby, l’action à distance n’existe pas, elle est une illusion donnée par les atomes invisibles qui agissent en vertu des lois qui régissent le mouvement, de façon contiguë et attenante. L’enjeu est multiple pour Digby : cherchant à frapper d’ostracisme les qualités obscures, il établit comme postulat que tout phénomène physique doit être explicable à partir d’un système cohérent et holiste. Contrer la doctrine du lieu naturel, réfuter les qualités obscures et dissocier les questions physiques de la métaphysique : voilà la triple ambition du chevalier. Le résultat permet de justifier sa théorie atomiste, de se prononcer dans les débats majeurs qui agitent les cercles intellectuels de son époque et de reconstituer l’unité du monde non plus autour de concepts tels que l’harmonie ou la stabilité, mais au moyen de la frénésie, du chaos et de la métamorphose. La démonstration ne va pas de soi : les lettres de Digby à Mersenne témoignent de l’évolution de sa pensée1 , les multiples ratures, ajouts et réécritures des passages concernant ces trois phénomènes trahissent une hésitation2 , peut-être même un embarras. De fait, si l’atomisme digbéen doit pouvoir tout expliquer, il faut parfois au chevalier en infléchir les principes premiers et inventer des exceptions pour justifier des phénomènes étonnants, quoique banals. Il recourt à ses auteurs préférés, anciens et modernes, et réfute tour à tour les idées d’Aristote, de Descartes et de Galilée pour forger une synthèse éclectique et originale, bien que parfois traversée d’incohérences. L’étude de ces trois phénomènes recèle des surprises : alors que l’accent porte sur le tourbillon physique et perpétuel des atomes, sur la matérialité irréductible du monde, l’imagination prend subitement une place privilégiée. Un événement quotidien, habituel, ordinaire peut se transformer en quelque chose d’exceptionnel, une métamorphose proprement baroque s’opérant par le truchement d’une imagination protéiforme et transformatrice. 

La chute des corps 

La théorie du lieu naturel promue par Aristote et ses successeurs trouve sa validation empirique dans la chute des graves, notion que le chevalier, par conséquent, place au centre de ses préoccupations et qu’il relit à la lumière de son atomisme. La gravité, au cœur des débats, constitue une pierre d’achoppement de la nouvelle philosophie par rapport à la pensée scolastique. On doit à Albert de Saxe la théorie selon laquelle la vitesse de chute est proportionnelle à l’espace parcouru par le mobile, thèse qui séduit Galilée dans sa jeunesse1 . Buridan élabore ensuite au XIVe siècle la théorie dite de l’impetus qui explique l’augmentation de la vitesse par l’action conjuguée de la force de l’impulsion et de la gravité2 . L’impetus est ainsi une cause efficiente qui produit le mouvement et son effet et qui s’affaiblit en le produisant, ce qui explique que tout corps tende à revenir au repos3 . Le XVIIe siècle hérite ainsi, grossièrement, d’une double question : celle de la chute proprement dite – du mouvement vers le sol –, et de son accélération. Les salons parisiens sont le théâtre d’âpres débats et de recherches poussées dans le domaine, tant dans le cercle de Mersenne que Hobbes fréquente presque quotidiennement, que dans le Cabinet des frères Dupuy où Gassendi envoie la description de ses expérimentations maritimes, au point qu’un critique évoque une « seconde affaire Galilée » pour décrire le climat qui caractérise ce long débat international qui ne s’achève vraiment qu’avec la mort de Marin Mersenne en 16484 . Digby propose donc une théorie qui se veut à la pointe des recherches récentes, et il consacre visiblement beaucoup d’énergie à étayer ses propres conceptions, si l’on en juge par le nombre pléthorique de corrections et d’ajouts faits aux deux chapitres (10 et 11) qu’il consacre à la question dans le manuscrit de Deux traités. Non seulement est-il parmi les premiers à rendre compte en anglais de l’explication que fait Galilée de la gravité, mais en outre il se nourrit des débats parisiens pour avancer une théorie cohérente avec son atomisme et recevable en cette époque marquée par le récent procès de Galilée. Deux modèles majeurs de gravité se font concurrence au XVIIe siècle. D’une part, les premiers coperniciens affirmaient qu’un principe intrinsèque d’attraction agissait entre tous les éléments de matière, version qui s’accommoda d’une certaine théorie corpusculaire et triompha sous le nom de gravité vers la fin du XVIIe siècle ; il fournissait la clé de la plupart des mouvements terrestres et de tous les mouvements célestes1 . Ils avançaient, avec, entre autres, Galilée, que les corps veulent revenir à leur tout d’origine, ce qui signifie qu’une particule de terre voudra rejoindre la Terre, même si elle se trouve sur le sol de la Lune. Il s’agit alors d’une tendance naturelle vers un lieu d’origine, qui diffère de l’interprétation aristotélicienne qui veut que les corps se dirigent vers le centre de l’Univers, quelle que soit la position de la Terre dans ce dernier. Ainsi, Gilbert percevait la chute des corps comme une forme de sympathie, où le mouvement des graves est « un mouvement de réunion (coacervatio) des parties disjointes qui, à cause de la matière qui les forme, se dirigent en lignes droites vers le corps de la Terre2 ». La loi de la chute des graves constitue pour lui non un mouvement universel, mais une vertu propre à chaque astre, et explique ce mouvement non comme un appétit vers un certain lieu, mais une tendance « vers la source commune, vers la mère d’où elles sont issues, vers leur principe, où toutes ces parties se trouveront unies, conservées, et où elles demeureront en repos, sauves de tout péril3 ». Etienne Pascal et Roberval avancent de leur côté, dans une lettre au mathématicien Fermat, que la gravité est « une attraction mutuelle ou un désir naturel que les corps ont de s’unir ensemble » comme dans le magnétisme.

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