L’espace de la figure et son « impossible » traduction

L’espace de la figure et son « impossible » traduction

Le partage n’est pourtant pas si simple. Genette, s’il a clairement cherché à promouvoir une nouvelle rhétorique, n’en est pas moins un poéticien, un homme de lettres témoignant au plus haut point d’un bel esprit de finesse. C’est probablement en cela, d’ailleurs, qu’il a joué un rôle déterminant : il a légitimé à son tour, dans le domaine des études littéraires, un schéma qui venait d’ailleurs, avec des nuances et des corrections, certes, mais qui hélas n’ont pas suffi à invalider l’essentiel du projet. Je ne reviendrai pas ici sur « La rhétorique restreinte », qui consacre paradoxalement le couple métaphore et métonymie tout en en montrant les limites, en jouant une fois de plus la métonymie et/ou la synecdoque contre la métaphore, avant de poursuivre la démarche avec le couple comparaison et métaphore. En revanche, je voudrais proposer quelques observations sur un autre de ses articles, lui aussi parmi les plus célèbres, celui qui a donné son nom à la série des Figures. En effet, « Figures », l’article éponyme, apporte beaucoup dans la compréhension du débat qui nous occupe. Il tente de relever un défi impossible : celui de réconcilier l’exigence de littéralité du poète, même quand il emploie le langage le plus imagé, et le réflexe du rhétoricien de traduire les figures. Même si, de toute évidence, un rapprochement entre eux est possible, il ne s’opère pas de la meilleure des façons chez Genette. Au lieu de dénoncer à la fois la mystique littéraire et le réductionnisme rhétorique, ce qui aurait donné plus de chances à l’écrivain et au savant de tomber d’accord, il s’accommode des deux : même si on le sent, déjà, un peu tenté de manifester une défiance vis-à-vis de Breton, un reste de respect à son égard, comme celui que nous avons déjà relevé pour Proust, l’en empêche. C’est ainsi qu’il semble exprimer, pour ainsi dire dès l’abord de son article, une légitime antipathie vis-à-vis de la figure « traduite », en se revendiquant presque du fondateur du surréalisme : L’accord est sans doute, aujourd’hui, à peu près unanime […] sur la fameuse réplique furibonde de Breton à propos de je ne sais quelle « périphrase » de Saint-Pol Roux : « Non, Monsieur, Saint-Pol Roux n’a pas voulu dire. S’il avait voulu dire, il l’aurait dit. » La littéralité du langage apparaît aujourd’hui comme l’être même de la poésie, et rien n’est plus antipathique à cette idée que celle d’une traduction possible, d’un espace quelconque entre la lettre et le sens. 232 Juste avant, Genette a relevé un commentaire du même genre de Borges à propos de l’« acte antipoétique » de Snorri Sturluson établissant « un glossaire complet » des kenningar, ces métaphores et autres périphrases codées de la poésie scandinave : « Réduire chaque kenning au mot qu’elle représente n’est pas dévoiler des mystères : c’est annuler le poème. » Mais voilà : cette thèse qui semble au début la sienne, il l’abandonne très vite, et sans jamais l’indiquer explicitement. Après avoir cité deux métaphores de Breton et d’Éluard, il ouvre des traités de rhétorique et note qu’ils procèdent précisément à l’opération interdite : « Sur les ailes du temps la tristesse s’envole », vers de La Fontaine, « signifie que le chagrin ne dure pas toujours » selon Domairon et « Le chagrin monte en croupe et galope avec lui », vers de Boileau, « signifie qu’il monte à cheval avec son chagrin et ne l’oublie pas en galopant » selon Fontanier. Il est très difficile alors de savoir si Genette souhaite se moquer de leur tentative maladroite de « traduire », nécessairement vouée à l’échec, ou de l’impudence de Breton, qui interdit ce que le sens commun autorise. Il me semble néanmoins, à bien lire l’article, qu’il souhaite gagner sur les deux tableaux – même s’il penche légèrement du côté de la seconde solution, puisqu’il dénonce à un moment le « terrorisme » de Breton – qu’il partage à la fois les deux griefs et défend en même temps les deux pratiques, celle de la traduction et celle de son refus. Comment un tel tour de force est-il possible ? C’est ce que tout le reste de « Figures » nous montre. 

La signification mise à l’écart

Le problème de la traduction, qu’elle soit nécessaire mais impossible ou possible mais interdite, n’est donc pas propre à la néo-rhétorique. Seulement, chez celle-ci, la difficulté ancienne à penser la métaphore autrement que comme un signe, à réfléchir l’émergence du sens au niveau de la phrase et plus encore au niveau de l’œuvre, du discours, et d’un discours complexe mettant largement en œuvre de l’implicite, est décuplée par son formalisme linguistique, tel qu’il s’observe, par exemple, chez Jakobson : nous assistons souvent à une radicalisation de la « révolution » saussurienne – même si elle se double parfois, en même temps, d’infléchissements attendus, comme l’apparente prise en compte de la parole, de la diachronie. Comme l’indique Ricœur, la néo-rhétorique « procède d’une révolution dans la révolution, qui confère aux postulats du saussurisme une pureté en quelque sorte cristalline » : « la définition du signe est dégagée de sa gangue psychologique (image acoustique, contenu mental) et sociologique (le trésor social de la langue inscrit dans la mémoire de chaque individu) ». La phonologie « que Saussure tenait encore pour une science annexe », même s’il en reconnaissait déjà toute l’importance, « fournit le modèle le plus pur des oppositions, disjonctions et combinaisons qui permettent de faire passer la linguistique du plan de la description et de la classification à celui de l’explication. » 250 L’article de Genette, « Figures », témoigne de cette volonté d’appliquer un schéma linguistique purement formel, inspiré de la phonologie, au « système des figures », au « code de la rhétorique », avec l’espoir d’en établir un jour les systèmes successifs.251 Il n’est donc pas étonnant que, sous la double influence de la linguistique moderne et de la rhétorique classique, la signification trouve une place très marginale. C’est d’ailleurs là le phénomène central. L’idée d’une traduction possible n’en est que l’une des conséquences : c’est parce que l’« espace » entre « la ligne du signifiant » et « la ligne du signifié » est pour ainsi dire vide, qu’il n’est comblé que par une pauvre et mystérieuse connotation, que l’on peut passer de l’une à l’autre. Pour la métaphore, la difficulté est réglée le plus souvent en confondant le signifié avec le comparé : la signification ne naît pas de la mise en rapport de deux mots. En simplifiant à peine, on peut dire que le sens apparaît par le rétablissement du thème : du frottement des deux mots jaillissent tout au plus quelques étincelles vite éteintes. La notion d’écart exprime bien le problème, elle qui cumule l’apparente scientificité de la linguistique, de la phonologie, avec cette idée qu’une valeur qui naît d’une différence de position ou 250 P. Ricœur, La Métaphore vive, op. cit., p. 174. 251 G. Genette, « Figures », art. cit., p. 208, 216. 696 de sélection (au sein d’un système de mots en l’occurrence), et l’autorité de la tradition rhétorique, où s’exprimait déjà un écart entre le propre et le figuré : dans les deux modèles, la signification joue un rôle très secondaire. L’apport d’un sens qui appartiendrait en propre à la métaphore étant insaisissable, la signification est rabattue, dans ce schéma de l’écart, sur le sens le plus pauvre qu’il est possible de concevoir, le plus aisément attestable, en suivant la logique du modèle de la métaphore usée – un mot pour un autre, « flamme » pour « amour ». C’est pourquoi la réflexion d’un Searle ne saurait illustrer les travers néo-rhétoriciens : même s’il témoigne lui aussi d’une tendance à penser la métaphore vive sur le modèle de la métaphore morte, il souligne en même temps qu’elles ne peuvent s’y réduire, il distingue même nettement, dans son tableau, « métaphore éteinte », « énonciation métaphorique » simple (métaphore usée) et « ouverte » (métaphore vive). Mieux encore : à la fin du chapitre consacré à la métaphore, il mentionne le problème des « bonnes métaphores » qui font échouer son entreprise, qui en appellent au lecteur ou à l’auditeur, et finalement à de l’implicite – même si cela reste sur un mode terriblement indéterminé. Il n’en reste pas moins que cette idée d’une traduction expose bien les défauts de la néorhétorique qui, plus encore qu’une linguistique pragmatique, se révèle inapte à saisir ce travail de l’implicite. L’article de Genette est de ce point de vue emblématique : son hésitation entre possibilité de traduire et respect de l’ineffable apparaît sous un jour encore plus éclairant si l’on pense aux reproches formulés quatre ans plus tard, dans « La rhétorique restreinte ». Souvenons-nous que le rejet de la métaphore, et à travers elle du raisonnement analogique, s’y fait au nom de leur prétendue irrationalité, nullement nuancée, de ce « retour à la magie » qui semble attestée à Genette lorsqu’il en trouve l’idée chez Breton. Or, cette imposture dénoncée en 1970 n’est-elle pas l’autre face du « vertige » évoqué dans « Figures » devant certaines d’entre elles, de cet écart maximal des métaphores surréalistes qui n’est pas encore accusé, de ces images que l’on met, selon Breton, « le plus longtemps à traduire en langage pratique » ? Plus largement, ce qui se perd dans la « traduction » d’une figure, en 1966, ce n’est pas du sens, c’est un je ne sais quoi auquel, finalement, Genette donne le nom de « littérature », de « poésie » : par la figure, l’écrivain charge le langage « de se désigner soi-même comme langage littéraire, et de signifier la littérature. » D’un article à l’autre, il me semble que l’auteur se contente de renverser le jugement de valeur : le refus de traduire la métaphore s’adosse à une théorie de l’indicible dont l’idée de magie, de manipulation apparaît bien le revers. Deux ans après mai 68, on trouve le même refus d’attribuer à la métaphore le pouvoir de dire le monde, mais cette fois à travers l’idée de magie, la dénonciation de l’illusion métaphorique : c’est la même opinion concernant la figure mais inversée, désormais présentée sous un jour déceptif. Dans les deux cas, on conçoit la métaphore comme renvoyant à une réalité inaccessible – mais, dans le premier, c’est en raison d’une réalité supérieure qui semble trop riche pour passer dans les mots, d’une mystique littéraire assez convenue, et dans l’autre c’est en raison d’un mensonge, d’une réalité trompeuse, trop évanescente pour cela. Le travail de la métaphore, sa façon de conférer une nouvelle signification à un mot n’ayant pas été cerné, le phénomène peut se prêter à toutes les interprétations, euphoriques ou dysphoriques, de l’ordre de la mystique ou du soupçon. Cette ambivalence-là est d’ailleurs saisissante chez les néo-rhétoriciens. Là où Searle ne voit, après beaucoup d’autres, qu’une incertitude liée à un acte de langage particulier, indirect, à un phénomène de parole, les structuralistes sont portés à déceler une perversion du langage, une mystification ou un mystère. 

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