L’impact des signes de qualité biologique et équitable

La consommation de produits biologiques et équitables : consumérisme politique et consommation éthique

Selon Micheletti (2003), la dernière décennie est marquée par le développement d’un consumérisme politique, entendu comme l’usage de la consommation pour faire avancer des causes citoyennes, sociales et/ou politiques. Avec le consumérisme politique, « les consommateurs choisissent les produits, les producteurs et les services davantage en fonction du contenu politique du produit qu’en fonction du produit comme objet matériel en soi ». En ce sens, les pratiques de consommation peuvent être associées à la maxime « acheter, c’est voter ». Le plan économique est investi au même titre que le plan politique pour exprimer l’engagement des consommateurs (Ballet et de Bry, 2001). Plus généralement, certains auteurs considèrent que le consumérisme politique s’insère dans un ensemble plus vaste, à côté de l’investissement éthique, et qualifié de nouveaux mouvements sociaux (Gendron, Lapointe et Belem, 2004). Du boycott au buycott (A), nous montrons ici que les achats de produits biologiques et équitables peuvent être interprétés comme des comportements de consommation à visée éthique (B).

A. Du boycott au buycott Le consumérisme politique a changé de nature en passant des pratiques de boycott caractéristiques des décennies soixante à quatre-vingt à des pratiques de buycott à partir des années quatre-vingt-dix. La pratique ne consiste plus seulement à ne pas consommer certains produits, elle vise surtout à réaliser un tri sélectif dans les produits consommés. Le concept de buycott permet de compléter la typologie des voies d’action face aux défaillances des entreprises et des institutions proposée par Hirschman (1972) : la voie de la défection (exit) et la voie de la prise de parole (voice). La voie de la défection correspond au boycott. Si l’on reprend l’exemple proposé par Hirschman (ibid., p. 10), dans le cas d’une firme productrice de biens de consommation défaillante, la défection est caractérisée par le fait que « certains clients cessent d’acheter l’article produit par la firme ». Les revenus de l’entreprise fléchissent et la direction est alors contrainte de chercher les moyens d’éliminer les causes de la défection. La voie de la prise de parole, ou protestation, est caractérisée par le fait que « les clients de la firme expriment leur mécontentement en s’adressant soit à la direction, soit à une autorité qui a prise sur la direction, soit encore à qui veut bien les entendre ». Quant au buycott, il correspond à un nouveau type de comportement, nommé entry ou voie de l’adhésion, par opposition à la voie de la défection (exit) (Micheletti, 2003). Ainsi, pour Micheletti (2004), le commerce équitable est une forme de consumérisme politique. Il en constitue une forme très intéressante dans la mesure où « ce dispositif est bien connecté aux instituts politiques, aux agences d’aide internationale, aux organisations non gouvernementales, et aux instituts universitaires qui s’intéressent au commerce et à l’équilibre des pouvoirs entre les pays du Nord et le Tiers-Monde ».

Des comportements de consommation à visée éthique

La consommation de produits issus de l’agriculture biologique et du commerce équitable peut donc constituer, au-delà de l’acte de consommation, un acte révélant les préférences des individus à l’égard des pratiques économiques et sociales et non plus seulement à l’égard des produits. Afin d’analyser économiquement la consommation de produits issus de l’agriculture biologique et du commerce équitable, nous avons choisi de privilégier le concept de « consommation éthique » plutôt que celui de consumérisme politique. En effet, le consumérisme regroupe un ensemble d’actions qui ne se limite pas seulement à l’acte de consommation : manifestations, pétitions… Il désigne l’ensemble des actions des consommateurs, notamment au moyen d’associations et organisations, en vue de faire prendre en considération leurs points de vue par les pouvoirs publics et par les professionnels. Nous entendons par « consommation éthique » les comportements de consommation ayant une visée éthique, ou intention éthique, au sens de Ricoeur (1990). Ricoeur définit la visée éthique4 comme étant « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ». Un consommateur peut donc se préoccuper de l’impact de ses comportements de consommation à la fois sur lui-même, à partir d’une conception de la vie bonne, et sur autrui, à partir d’une théorie de la justice (Gosseries, 2005).

Pour Gosseries (ibid.), la question qui se pose au consommateur « juste » est d’« orienter ses choix de consommation privés, au-delà de ce que lui impose simplement la loi (voire en violation de celle-ci, si elle est manifestement injuste), en vue de traduire en ce domaine, comme dans d’autres, les exigences d’une conception de la justice, et particulièrement d’une vision libérale égalitaire ». « Si, en tant que citoyen, je ne parviens pas – que ce soit par négligence ou parce que je suis minorisé -, à contraindre mon Etat à contribuer à la justice distributive (internationale), je dois, notamment en tant que consommateur, agir pour suppléer à cette action défectueuse » (Gosseries, ibid., p.104). La consommation de produits biologiques et équitables, comme le quinoa des Andes, peut donc fournir un support matériel à l’application de valeurs morales où le consommateur trouve aisément un terrain privilégié pour ses actes engagés à travers le buycott. La consommation de produits biologiques vise à réaliser un tri sélectif dans les produits consommés en discriminant positivement les produits issus d’un mode de production agricole spécifique, l’agriculture biologique. Quant à la consommation de produits équitables, elle vise à réaliser un tri sélectif dans les produits consommés en discriminant positivement les produits issus d’une relation commerciale spécifique, le commerce équitable.

L’hypothèse de la schizophrénie

L’hypothèse de la schizophrénie désigne le fait que les agents économiques compartimentent leurs champs d’action. Ils agissent tantôt en tant que consommateurs, tantôt en tant producteurs, que contribuables, qu’électeurs… et « refusent » de voir certaines conséquences de leurs actes qui affectent négativement le sort d’autrui voire leur propre sort à long terme. Cette division des rôles résulterait de la division du travail au sein de l’économie moderne. Le développement de la consommation éthique suppose donc de « révéler» aux consommateurs les relations sociales et écologiques particulières attachées à la filière dont est issu un produit, c’est à dire de les placer face aux réalités qu’impliquent leurs actes de consommation, de « retirer leurs oeillères » (Gosseries, 2005) Le terme filière désigne ici l’ensemble des activités qui permettent de passer de la matière première au produit fini et commercialisable, c’est à dire les activités de production de matières premières agricoles, de transformation industrielle ou artisanale des matières premières, de conditionnement des produits à l’état frais ou transformés, de distribution des produits finis, avec incorporation plus ou moins poussée de services, de logistique (transport et stockage) ainsi que les activités « périphériques », c’est à dire les activités liées à la fabrication et à la mise à disposition des biens et services nécessaires aux activités décrites précédemment: machines, emballages, formation, financement…

Afin que la consommation éthique se développe, il faut que la distance créée par la segmentation des rôles et la longueur des filières soit brisée (Gosseries, ibid.). L’hypothèse de la schizophrénie des agents peut être renforcée par l’hypothèse marxiste du « fétichisme » des marchandises. Le concept de « fétichisme» des marchandises signifie que la manière dont les marchandises sont échangées sur le marché, via la monnaie, dissimule les relations sociales5. Pour citer Marx (1977, p.69) « la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur valeur physique. C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles (…). C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production ». Marx soutient par exemple que c’est le caractère fétiche que la forme monnaie imprime aux métaux précieux qui a généré les illusions du système mercantile. En reprenant l’hypothèse du fétichisme des marchandises, certains auteurs contemporains soutiennent que du fait de l’invisibilité des relations sociales sur le marché, les consommateurs conçoivent la valeur comme intrinsèque aux marchandises plutôt que comme le résultat de relations sociales particulières. (Allen & Kovach, 2000). Pepper (1996) ajoute que l’anonymat du marché nous aliène et nous sépare d’une réelle compréhension de nos relations non seulement avec les autres mais aussi avec la nature. Le développement de la consommation éthique suppose donc de se « désaliéner » du « fétichisme » attaché aux marchandises.

Table des matières

Introduction générale
Première partie : Le rôle des signes de qualité dans le développement de la consommation du quinoa biologique et équitable
Chapitre 1 – La consommation de produits biologiques et équitables : une approche économique
Section 1 – Le développement de la consommation de produits biologiques et équitables : contexte,
ampleur et motivations
Section 2 – Concevoir les préférences pour les produits biologiques et équitables dans la théorie
économique
Chapitre 2 – Les enjeux de la signalisation des caractéristiques éthiques des biens en situation d’asymétrie d’informations
Section 1 – Sélection adverse, biens Potemkine & problèmes de mesure
Section 2 – La formalisation institutionnelle de la qualité : principes et limites
Section 3 – Les signes de qualité du quinoa biologique et équitable
Deuxième partie : L’impact des signes de qualité biologique et équitable sur la gouvernance de la filière quinoa
Chapitre 3 – Les circuits du quinoa biologique et équitable
Section 1 – L’évolution des exportations de quinoa biologique et équitable du Pérou et de la Bolivie
Section 2 – Acteurs et structure des sous-secteurs fonctionnels de la filière du quinoa biologique et
équitable
Section 3 – Les processus d’intégration à l’œuvre au sein des différents circuits de la filière du quinoa
biologique et équitable
Chapitre 4 – Les signes de qualité biologique et équitable : des actifs spécifiques et stratégiques pour les acteurs de la filière quinoa
Section 1 – Apports théoriques de la théorie des coûts de transaction et de l’approche des global value
chains pour l’analyse des relations entre les signes de qualité biologique et équitable, les arrangements
institutionnels et la gouvernance des filières
Section 2 – Signes de qualité, arrangements institutionnels & gouvernance des filières : une analyse
appliquée à la filière du quinoa biologique et équitable
Troisième partie : La durabilité de la filière du quinoa biologique et équitable, une analyse comparative au sein de deux territoires des Andes centrales
Chapitre 5 – La durabilité de l’éco-intensification biologique et équitable : une analyse
comparative au niveau des systèmes de production
Section 1 – Le « front pionnier » du quinoa biologique et équitable dans les plaines sablonneuses de
l’altiplano du sud de la Bolivie
Section 2 – Les premières initiatives de conversion à l’agriculture biologique dans le bassin du lac Titicaca
(altiplano du sud du Pérou)
Chapitre 6 – La durabilité des filières biologiques et équitables au regard de l’approche des moyens d’existence
Section 1 – Les moyens d’existence ruraux durables : une approche multi-sectorielle et multioccupationnelle adaptée à la prise en compte de la « nouvelle ruralité »
Section 2 – Conversion à l’agriculture biologique et insertion dans des filières de commerce équitable :
impact sur la résilience des producteurs de quinoa
Conclusion générale
Bibliographie
Acronymes et abréviations
Table des matières
Table des illustrations
Annexes

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