L’incapacité d’avoir la posture professionnelle désirée : l’exercice constant du compromis

Les vulnérabilités des professionnels de l’insertion

Nous allons dans un premier temps tenter d’analyser les formes que prennent les vulnérabilités chez les professionnels de l’insertion par l’activité économique. C’est dans ce contexte, cette situation de travail que nous analyserons les dispositions qui créent des situations de vulnérabilité chez le professionnel. Pour cela il faut accorder au “ travail un statut qui soit autre chose que celui d’un décor”47 et l’étudier comme une entité réelle qui peut “s’inscrire dans une dynamique de destruction ou, au contraire, de construction de la santé”48. Pour Analyser les formes de vulnérabilité dans cette étude, il est nécessaire de revenir à l’étymologie de la vulnérabilité, vulnus : celui qui peut être blessé “dit au moins autant servir à qualifier la potentialité de la blessure que la blessure elle-même”. Pas toujours réalisée, la blessure réside donc dans la potentialité.

Aussi, pour Marc-Henry Soulet, La vulnérabilité souligne un déficit de ressources ou le manque de conditions cadres affectant la capacité individuelle à faire face à un contexte critique, en même temps que la capacité de saisir des opportunités ou d’utiliser des supports pour surmonter cette épreuve afin de maintenir une existence par soi-même.49 Les entretiens réalisés, confrontés aux réflexions des auteurs de la souffrance au travail, du lien d’accompagnement, et des enjeux de la reconnaissance permettront d’éclairer les formes des vulnérabilités au sein d’un contexte donné, celui des structures d’insertion par l’activité économique. Aujourd’hui confrontés à de nombreux paradoxes plus ou moins identifiés par les professionnels eux-mêmes, il semble pertinent, au nom de la dimension universelle de la vulnérabilité d’analyser quelles formes prennent les potentielles difficultés tangibles ou non, au sein des différentes fonctions. Dans un premier temps, nous verrons que les professionnels sont vulnérables face à la déception vécue frontalement avec leurs ambitions sociales initiales. Dans un second temps nous verrons en effet que l’expérience du réel propose une situation professionnelle entre plaisir et souffrance. Finalement, cette situation les pousse à avoir des actes qui ne sont pas capitalisés et ils souffrent donc d’un manque de reconnaissance.

Les parcours des professionnels, entre hasard convaincant et vocation du convaincu

Nous allons voir qu’au regard de la quête de sens et du sentiment d’utilité, deux trajectoires se dessinent. Certains y sont arrivés par hasard selon eux, et ils ont finalement décidé d’y rester. Mais la tendance principale provient d’un choix volontaire de métier ou d’orientation qui correspond souvent avec l’envie d’y trouver un sens et d’apporter leur pierre à l’édifice.

a Quand le hasard fait bien les choses Ainsi, lui-même en situation de recherche d’emploi après une carrière dans le socio-culturel50, Henri souhaite se réorienter sans forcément d’idée quand il découvre par hasard le monde de l’insertion : Bon pour des raisons plus ou moins économiques j’ai arrêté cette activité-là, après euh que faire de ma vie ? [Rires] Que faire de ma vie… Et je suis tombée par hasard sur quelqu’un qui me dit mais tu devrais, vu tes compétences, euh, rechercher du côté de l’insertion. Et bah bingo, j’étais au chômage à l’époque ma conseillère me dit y’a un poste qui se libère à Solidura, Solidura qui est une association aussi sur le bassin grenoblois. Donc j’ai intégré les rangs de Solidura en 2012 comme encadrant technique tout simplement. Il décide de rester dans ce monde, pour lui c’est une opportunité qui correspond, car bien qu’il ne connaisse pas ce monde professionnel il y a trouvé sa place : “Il a fallu que je m’y mette et puis que j’aime ça. – ça vous a plus alors ? Ah oui oui oui. Après je vous dis, je suis profondément quelqu’un qui aime les gens. (…)”. Bien qu’il soit arrivé par hasard, aujourd’hui il en a créé un objectif personnalisé au regard de son propre parcours : “voilà mon objectif c’est ça, c’est d’être pas forcément corvéable à souhait, mais d’être vraiment au service des gens qui sont en difficulté, parce que un, je l’ai été, et deux, y a aucune raison qu’il y ait des gens qui soient, qui restent sur le carreau quoi. »51 Après avoir connu les difficultés de recherche d’emploi, il pense pouvoir à son tour rendre son apprentissage pour que les situations des personnes accompagnées s’améliorent. Fabienne52 est aussi arrivée par hasard dans le monde dans l’insertion en entrant par la porte des fonctions supports, en comptabilité. Damien qui est de la même structure venait du monde forestier avant d’arriver dans l’insertion par la porte d’encadrant. Aujourd’hui coordinateur, il poursuit cependant dans la pratique et par choix une fonction d’encadrement sur les chantiers en plus de gérer les dossiers et les factures.

C’est aussi le cas de Ludovic, qui est arrivé dans le monde de l’insertion “complètement par hasard”53 à la suite d’une rencontre dans un cadre militant qui l’a mené à entrer au conseil d’administration du GES2 avant de devenir directeur. Peu importe la porte par laquelle ils sont entrés, ils semblent tous avoir trouvé un sens à leur travail aujourd’hui comme dans l’exemple du récit de Ludovic : D’abord individuellement moi j’ai trouvé beaucoup de sens dans ce que je fais parce que je suis convaincu que globalement le secteur de l’insertion est vraiment en pleine légitimité. Justifié car il apporte des réponses à des défis qui sont à la fois humain et sociaux absolument fondamentaux donc pour le coup j’ai pas du tout de doute sur la pertinence de ce qu’on fait au quotidien. Donc ça c’est plus à la fois sur, voilà, le sens global du de mon engagement dans ce secteur-là, après sur mon poste de directeur en tant que tel je trouve que c’est un poste un peu qui est alors aujourd’hui encore en indispensable.54 Au sein de la même structure, Nathalie n’avait jamais envisagé de travailler dans l’associatif : “Ça me fait rire parce que moi en fait à la base depuis tout petite j’ai toujours dit que je travaillerai jamais dans le social et je suis en plein dedans et du coup (…) on peut apporter quelque chose à des gens qui en ont besoin et tu sais que quand tu passes ici et qu’après ils sortent et, on leur aura aidé à avoir certaines choses qu’ils ne pouvaient pas avoir.55” Elle comprend que finalement la satisfaction de ce métier se trouve dans le simple fait de pouvoir aider.

.b Le fruit d’un choix mûrement réfléchi Paradoxalement, selon Marylène “On devient pas travailleur social par hasard hein. Ça j’y crois pas. Oui ça veut dire que c’est des valeurs qui ont été transmises.”56 Elle oppose d’ailleurs ces valeurs sociales à des valeurs pécuniaires : « d’autre gens leurs valeurs primordiales bah ça va être, bah d’avoir de l’argent. »57 CIP depuis presque toujours, pour elle il est donc primordial d’être dans l’insertion pour d’autres raisons que le salaire. Pauline rejoint cette idée en analysant la motivation à être dans ce secteur au regard de ses valeurs : “Mais en tout cas les cas, sur l’équipe et l’attention qu’on met tous à travailler ici, on n’est pas là par hasard, c’est tout ce que je peux te dire.”58 Elle-même est arrivée dans le chantier à la suite nombreuses expériences qui ne l’ont jamais pleinement satisfaite pour des raisons souvent de ressources humaines59. Après avoir cherché sa voix dans un milieu qui comble ses “valeurs” elle trouve finalement dans son poste ce qu’elle souhaitait depuis toujours : « Avec tout, j’ai envie de dire toute la dimension encore une fois, autour de.. de mes valeurs, que je retrouve ici.

En termes de promotion de circuit court, d’une alimentation saine, d’un projet, de la dimension humanitaire écologique écoresponsable. Et dans un cadre professionnel hors norme. Très clairement. Et ça, ça m’a vraiment super plu.” Pour elle, ce travail n’est pas simplement un emploi, il rassemble l’intégralité de ce qu’elle regroupe dans ses espoirs professionnels : “Cette place ici et maintenant elle représente ce que j’ai cherché pendant des années, c’est un aboutissement. Vraiment. Et il faut de la patience.” Cela l’a amené à s’engager réellement dans une structure en signant un CDI, alors que ce qu’elle le fuyait “depuis toujours”60. Ce sentiment d’avoir trouvé sa place est partagé par Joséphine, qui est encadrante sur la même structure après avoir été salariée en insertion. Elle déclare avoir “trouver sa place pour la première fois” de sa vie : “je suis à ma place, c’est vachement agréable, j’ai mis 38 ans mais il me faut la terre et les humains je suis tout à fait à ma place et si tu veux toutes mes expériences passées ont pris sens dans ce job tu vois (…) j’ai fait tout plein de trucs qui n’avaient pas de sens ou de cohérence et là d’un coup c’est comme si tout le puzzle se complétait tac tac tac…[elle mime des choses qui s’empilent]”61.

Une subjectivation des professionnels

En effet, quand ces professionnels accordent autant d’importance à leur situation de travail, cela les met davantage en situation de vulnérabilité face à leurs attentes et la réalisation d’eux-mêmes. Les entretiens transcrivent cette subjectivation au sens où ils font intervenir leur propre personne dans l’accompagnement en plus de compétences professionnelles. Bertrand Ravon l’étudie au regard de l’augmentation à partir des années 2000 des dispositifs d’analyse de la pratique. Pour lui, ces groupes de paroles mettent de plus en plus en jeu la “personne tout entière”. Selon lui, “ce n’est plus seulement la pratique qui fait l’objet de l’analyse, mais l’ensemble de la personne du professionnel.”102 Thomas Périlleux définit par la subjectivation du travail par “l’intensification de l’engagement subjectif dans l’activité et la mise au travail d’affects, valeurs et dispositions relationnelles des salariés devenus nécessaires à la réalisation de la production”103. La critique d’un capitalisme aliénant avec des pratiques dégradantes a laissé place à un modèle prônant davantage d’autonomie pour les salariés.104 Malheureusement, ce modèle atteint lui aussi un seuil critique lorsqu’il devient un modèle de gestion qui vantent les mérites de l’imprévu, de l’adaptation et de la créativité au dépend de la santé mentale et de l’accompagnement de ses salariés. C’est ce qu’analysait Marc Henry Soulet dans une étude sur les conjonctures prochaines du travail social face au contexte changeant. Il déclarait en 2008 : Quand l’accompagnement se fera pour aider à tenir plus que pour aider à changer, l’inquiétude professionnelle risquera sans nul doute de gagner les travailleurs sociaux, déroutés devant cette dérobade de ce qui faisait les charmes et les idéaux du travail sur autrui. Dans cette “bienveillance dispositive”, ce seront probablement l’expérience ou les aptitudes singulières des travailleurs sociaux qui seront en effet sollicitées plus que les logiques professionnelles et/ou les normes institutionnelles.105

Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE I : Les vulnérabilités des professionnels de l’insertion
Chapitre 1. Les vulnérabilités des professionnels de l’insertion. La quête de sens
1.1 Les parcours des professionnels, entre hasard convaincant et vocation du convaincu
1.2 Le seuil du sentiment d’utilité
1.3 S’engager soi, c’est engager sa propre vulnérabilité
Chapitre 2. Vulnérabilité face à l’expérience du réel
2.1 L’incapacité d’avoir la posture professionnelle désirée : l’exercice constant du compromis
2.2 La vulnérabilité face à l’échec
2.3 Une vulnérabilité réflexive
Chapitre 3. Vulnérabilité face à la reconnaissance
3.1 L’épouvantail de la reconnaissance
3.2 Une reconnaissance restreinte
3.3 Trouver la reconnaissance ailleurs
PARTIE II : Quelles sont les causes à l’origine de ces vulnérabilités dans leur travail d’accompagnement
Chapitre 1. Les facteurs exogènes : la vulnérabilité sociale contraint à un accompagnement limité
1.1 La naissance de l’accompagnement trouve sa source dans une vulnérabilité sociale structurelle
1.2 L’insertion, une tâche impossible ?
1.3 Le biais du travail palliatif chez les structures d’insertion
Chapitre 2. Les facteurs endogènes : l’insertion par l’activité économique est naturellement paradoxale
2.1 Des enjeux de plus en plus économiques…
2.2…Qui influent sur l’accompagnement social
PARTIE III : Agir sur les vulnérabilités, les stratégies des professionnels de l’insertion
Chapitre 1. Agir sur les symptômes des vulnérabilités
1.1 Le professionnel, sujet premier de la résilience
1.2 Quand la vocation des professionnels est mise au défi…
Chapitre 2. Agir sur les causes des vulnérabilités
2.1 Agir dans l’intérêt des salariés en insertion au dépend des règles
2.2 Agir contre les dépendances extérieuresCONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES ANNEXES
ANNEXE 1 : Tableau récapitulatif des structures interrogées
ANNEXE 2 : Liste des entretiens et caractéristiques principales
ANNEXE 3 : Schémas des parcours vécus par les professionnels interviewés
ANNEXE 4 : Grille d’entretien
ANNEXE 5 : Exemple d’un traitement d’entretien
TABLE DES MATIERES

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