L’instabilité de la force de travail

L’instabilité de la force de travail

Les ouvriers permanents, l’encadrement et les salariés des agences déplorent régulièrement l’inconstance d’une partie de la main d’œuvre. Sur le terrain, les intérimaires peuvent quitter et quittent de temps à autre leurs missions pour divers motifs. Les étudiants doivent par exemple reprendre les cours lorsque leurs vacances s’achèvent. Louis, chef d’atelier à Profalu, me confia que la direction lui avait donné comme consigne d’éviter d’embaucher des intérimaires scolarisés : « Ils ne veulent plus d’étudiants, je dois le répéter chaque semaine aux agences d’intérim mais c’est l’été et ils m’en envoient toujours. Tout le monde s’en plaint, même les gars de l’équipe. Tu formes un peu un gars et il s’en va. Il nous faut des mecs qui n’ont pas d’autres trucs à faire. Il va y avoir plus de boulot, on ne peut pas se permettre de perdre du temps avec eux. » Bien que les départs de ces intérimaires perturbent l’organisation du travail et des équipes, ils restent prévisibles : leurs allées et venues suivent un calendrier bien établi et, de ce fait, peuvent être anticipés. Il ne leur sera pas reproché de reprendre leur scolarité et ils ne seront pas pénalisés par l’agence pour avoir mis d’eux-mêmes un terme à leurs contrats. Il faut toutefois que leur départ coïncide globalement avec la reprise des cours. D’autres intérimaires, qui travaillent « à l’année » sous ce régime d’embauche, peuvent également stopper leurs missions à certaines périodes. C’est le cas de Mohammed (20 ans) qui déclare : « J’aimerais être embauché, mais ce qu’il y a de bien c’est que je peux partir au bled un mois ou deux en été. En plus, je travaille toute l’année, je n’ai pas de galères comme d’autres pour les missions. Ici [Robertet], ils te reprennent quand ils te connaissent. Et c’est pas toujours comme ça. »  Le régime d’embauche de Mohammed l’autorise à déborder sur la période de fermeture estivale de son usine. Il peut ainsi prolonger ses vacances au-delà des trois semaines fixes que les ouvriers permanents doivent, quant à eux, respecter. Toutefois, cet intérimaire précise qu’il bénéficie d’une stabilité qui lui permet de prendre des vacances, non pas quand il le souhaite mais durant une période qui englobe l’interruption de son contrat pour cette entreprise. Enfin, Mohammed se réjouit de pouvoir être embauché de nouveau à son retour. Son ancienneté lui a apporté des relations et un savoir-faire qui augmentent ses chances d’être repris et de ne pas être remplacé par un autre intérimaire. Contrairement à Mohammed, la plupart des travailleurs temporaires ne sont pas assurés de retrouver leur mission, ou même une autre, après une interruption volontaire1 . Ainsi, Damien (intérimaire de 19 ans) déclare : « Ces vacances au ski avec mes collègues, je les attends depuis un an, au moins. J’ai prévenu l’agence depuis longtemps que je ne serai pas disponible mi-février. Ils n’étaient pas contents parce que ma mission devait être plus longue, mais il n’y a pas moyen que je déplace. C’est pas grave, je trouverai autre chose. » Généralement c’est aux intérimaires de s’adapter au temps de la production, celui des entreprises utilisatrices et de l’agence qui les emploie, et non l’inverse. Il est souvent nécessaire que les travailleurs temporaires s’expliquent sur leur départ. Face aux employés de l’agence, ils devront mobiliser des raisons valables pour justifier un abandon de poste. En effet, les intérimaires ne peuvent pas partir à la moindre contrariété sans risquer des sanctions. En cas de rupture de contrat, ces salariés ne percevront pas leurs indemnités de fin de mission et ils seront, de surcroît, jugés « instables » par l’entreprise de travail temporaire. Ce qui signifie qu’ils ne seront plus sollicités par leur agence ou seulement pour des contrats courts et ponctuels. Il leur faudra faire de nouveau leurs « preuves » (faire preuve de patience, de dévouement, voire de soumission) pour racheter leur défection. 

Conséquences et justifications : le récit d’un abandon de poste

Quitter une mission avant son terme est un acte qui peut avoir de lourdes conséquences pour « l’employabilité » des intérimaires, comme nous allons le voir à présent. Pour éviter ce genre de situations, certains travailleurs temporaires vont jusqu’à refuser des contrats, pour n’effectuer que des missions courtes. Ces intérimaires signalent généralement leur période d’indisponibilité aux entreprises de travail temporaire quelques semaines avant l’échéance. C’est le cas de Matthieu (intérimaire de 26 ans), dont le récit va ponctuer les pages qui suivent. Nous allons voir comment cet intérimaire va tenter d’éviter les effets pénalisants de cet arrêt temporaire auprès de son agence : « Ma copine est en Espagne, je l’ai rencontrée ici mais en fait elle est de là-bas. Elle vient de temps en temps et moi je vais la voir dès que je peux. C’est-à-dire quasiment jamais. Une fois ! Mais fin août, j’y vais. J’ai réussi à mettre un peu de côté. Depuis le début du mois, je ne fais que des petites missions, une semaine par-ci, un déchargement par-là. J’ai dit à l’agence que je partais quelques temps, mais j’ai hésité l’autre jour parce qu’il m’avait trouvé un truc long. Je me suis dit si j’accepte et qu’au final je ne fais que deux trois semaines, je serai dégoûté de ne pas être parti. C’est un risque à prendre, mais je pense que c’est le moment ou jamais. J’espère que j’en aurai d’autres quand je reviens. En plus, les étudiants seront partis, il y aura plus de trucs sûrement. Au moins, ils [l’agence] ne pourront pas m’en vouloir ! » Matthieu a depuis longtemps programmé son départ, il a prévenu l’agence et a seulement accepté des contrats qui ne l’engageaient que sur de courtes périodes. Il a également dû décliner une offre de mission qu’il se serait empressé d’accepter en temps normal. Il sait qu’une telle occasion ne se présente pas si souvent et il espère retrouver du travail à son retour. D’autres intérimaires ne préviennent pas leurs agences préférant accumuler le plus d’argent possible avant leur départ. Certains comme Jérôme (28 ans) disent qu’ils préfèrent « s’arranger » avec les commerciaux d’intérim à leur retour, voire changer d’enseigne pour retrouver rapidement du travail. Matthieu, comme d’autres intérimaires rencontrés, préfère être « irréprochable » et ne souhaite pas courir le risque d’être pénalisé à son retour. Ces précautions ne suffisent pas toujours à se prémunir d’éventuels reproches. Quelques mois plus tard1 , Matthieu explique que son désir d’« être réglo » n’aura pas empêché qu’il se retrouve coincé dans une mission plus longue que prévue, juste avant son départ.

MODALITES DE LA DEFECTION

Comme nous l’avons vu avec le récit de Matthieu, ces défections surviennent généralement lorsque l’affectation ne correspond pas aux critères d’acceptabilité des intérimaires. La plupart du temps, cette ultime option se révèle dommageable pour l’agence, qui risque de perdre une entreprise cliente à la suite d’une défection, mais aussi pour l’intérimaire qui perd son emploi et se voit pénalisé en retour. Pour limiter les dommages éventuels, les commerciaux d’intérim encouragent les travailleurs temporaires à exprimer leurs doléances afin d’anticiper leurs éventuels abandons de postes. Un intérimaire qui prévient son agence qu’il risque de quitter sa mission avant son terme peut être remplacé rapidement par un autre temporaire de la même agence plutôt que d’une enseigne concurrente. Cyril (intérimaire de 29 ans) dit à ce propos : « Ils nous disent de les prévenir si ça ne va pas. Mais c’est pour éviter la casse : pour te convaincre de rester un petit peu plus ou te faire la morale, des fois, te menacer. En fait, ils prennent les devants, ils veulent avoir une longueur d’avance au cas où [l’intérimaire quitte son poste] ». Pour cet intérimaire, les employés de l’agence cherchent à connaître les réclamations de leur main d’œuvre afin de prévenir, voire d’empêcher, les éventuelles défections. Et, le cas échéant, les commerciaux pourront limiter les perturbations suscitées par ce départ prématuré1 . Toutefois, ces démissions ne peuvent pas toujours être anticipées. Et certains intérimaires n’hésitent pas à mettre un terme à leurs contrats lorsqu’une fois sur place leur activité s’écarte de la mission qu’ils avaient initialement acceptée. Ces fins de missions, qui restent rares, peuvent survenir dès les premières heures ou après plusieurs mois passés à travailler dans la même unité de production. Voici quelques exemples : Diego (30 ans) n’est resté qu’une journée à la vaisselle d’IPRA parce qu’il pensait effectuer une mission de « préparateur ». Il déclara : « je ne sais pas si c’est Manpower ou eux [l’entreprise utilisatrice] qui se sont foutus de moi, mais je n’avais pas « signé2 » pour ça. » Olivier (43 ans) a décidé de quitter une mission à cause de conditions de sécurité insuffisantes : « J’ai fait de la manutention de fenêtres, ils m’avaient pas dit que c’était risqué et c’était pas considéré pour nous comme un poste à risque. Ils m’avaient juste dit qu’il y avait peut être un CDI à la clé, alors j’vais voir. J’essaie quoi. Là bas, carnage, au bout de 10 minutes tu t’ouvres la main en deux. Alors je suis allé voir le gars, j’ai dit signe-moi ma feuille, je me casse, quoi… On m’avait dit que c’était de la manutention pas du montage. » Ronan (26 ans) est sorti d’une usine de conditionnement au bout de quelques minutes parce qu’il avait répété avec insistance à son agence qu’il ne ferait « plus jamais un travail à la chaîne ». Au cours d’une autre mission en tant que postier, il décida de partir après s’être senti floué sur ses horaires : « A force de me changer mes tournées, j’ai compris que je ne finirais jamais à l’heure. Alors je suis parti. » Josselin (24 ans) quitta une mission similaire pour les mêmes raisons. C’est un changement d’emploi du temps qui poussa Julie (26 ans) à mettre un terme à son contrat dans une usine de conditionnement, au bout de plusieurs mois : « Si j’acceptais, je ne pouvais plus ni emmener ma fille à l’école ni venir la chercher. Ma mère me la garde un peu mais moi je ne l’aurais plus vue. Comme ils s’en foutent des intérimaires, ils ne m’auraient pas changé d’horaires alors je leur ai dit de signer ma feuille. Je n’ai pas eu les IFM [indemnités de fin de mission] mais à Intérima, la fille, elle a compris et elle m’a rapidement trouvé ce poste à Robertet. »

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