Les effets du changement sur les institutions et le travail quotidien de l’expertise
Cette thèse permet également d’explorer des dimensions peu décrites dans la littérature académique résumée ci-dessus. La première dimension porte sur l’impact des transformations des interactions entre sciences et sociétés sur les institutions scientifiques. Le point de départ des travaux conduits dans ces courants est généralement l’expérience des acteurs du tiers secteur ou des scientifiques. Leur attention au travail scientifique porte principalement sur des espaces très localisés : la production de connaissances ou la délibération et dans un traitement distinct des deux activités, par exemple. Nous proposons de suivre une autre voie en prenant pour point de départ l’expérience organisationnelle dans son ensemble. Pour cela, nous analysons conjointement l’organisation de l’expertise scientifique, la politique scientifique et la production de connaissance. Notre intérêt pour la gouvernance scientifique nous amène par exemple à décrire des visions dominantes ainsi que des valeurs morales attachées à ces changements. Une seconde dimension mise en évidence par cette recherche est celle de l’analyse des changements en dehors des temps de crises et de controverses socio-techniques.
Les études de controverses socio-techniques, format canonique des STS, ont permis d’en apprendre beaucoup sur la manière dont les contestations, les contextes de forte pression politique ou médiatique transforment la production de connaissances et peuvent permettre à des visions scientifiques ou des savoirs marginalisés de trouver une autre place et de transformer durablement les problèmes scientifiques. Cette approche a pour effet de moins s’intéresser aux transformations du travail scientifique en dehors des périodes de crise ou de controverse. Cette recherche analyse des contextes dans lesquels les enjeux politiques, les critiques et les oppositions sont moindres ; c’est un de ses axes fort que de tenter de décrire et comprendre les effets des changements des interactions entre sciences et sociétés sur le travail scientifique quotidien. En suivant une approche constructiviste et compréhensive, une troisième dimension est explorée. Nous prenons pour hypothèse initiale que les politiques d’ouverture à la société sont le produit de généalogies longues au cours desquelles les formes prises et les enjeux ne sont pas fixes et évoluent dans des périodes et des contextes qu’il est nécessaire de décrire et d’analyser (Göbel, Ottolini, Schulze 2020)(Ottolini 2020).
L’approche constructiviste suivie et l’expérience organisationnelle prise pour point de départ amène à une attention importante et à une analyse précise des contextes dans lesquels émergent les transformations ainsi qu’à l’adoption d’une définition extensive de la notion de travail. Nous adoptons une définition de la notion de travail influencée par le sociologue américain Anselm Strauss (Strauss 1978; Corbin, Strauss 1988). Pionnier dans l’étude sociologique de la médecine, Anselm Strauss met en évidence que le travail médical, la clinique, est le fait de tous les soignants intervenant autour du malade mais aussi le fait de ce malade dont le travail concourt entièrement au travail médical. Le malade joue un rôle clé malgré l’invisibilité de son travail dans les savoirs médicaux académiques19. Cette attention aux contextes et l’analyse du travail de tous les acteurs permettent d’analyser les causalités et les contingences du changement institutionnel. Dans notre recherche, le travail de collaboration ne s’arrête pas au travail des experts et des professionnels qui en ont la responsabilité au sein des établissements d’expertise.
Le travail des représentants des organisations du tiers secteur de l’expertise impliqués doit également être décrit et analysé. Nous décrivons la contribution, les relations sociales et les négociations de tous les acteurs impliqués dans les collaborations entre instituts d’expertise et organisations du tiers secteur. Pour que les collaborations existent et se transforment, il est nécessaire qu’une diversité de groupes sociaux les reconnaissent et y participent à travers des contributions différentes. Nous décrivons tant le travail des experts qui préparent une présentation pour une réunion avec des associations, que le travail de désignation des représentants au sein des organisations syndicales ou encore le travail des chargés d’ouverture à la société qui doivent organiser ces réunions, veiller à ce que les règles d’ouverture collectivement fixées soient respectées et adaptées aux enjeux de chaque dossier. Cela permet de dévoiler, par exemple, que le travail d’ouverture à la société de l’expertise sur les pesticides en 2018 (chapitre V) n’est pas le même que celui d’ouverture des outils de concertation réglementaire locale sur la gestion des nappes d’eau (chapitre VI).
Une approche processuelle et compréhensive impliquant des définitions instables
Cette recherche retrace la généalogie des collaborations entre expertise et tiers secteur, notamment à travers les politiques d’ouverture à la société en mettant en évidence leurs effets dans différents espaces et à différentes échelles. La chronologie ainsi mise en évidence n’est pas continue, mais incarnée par des événements marquants permettant des reconfigurations. Nous montrons que le travail entre les organisations du tiers secteur et les instituts d’expertise français ont connu des reconfigurations multiples depuis une trentaine d’années ; donnant lieu à l’institutionnalisation de politiques d’ouverture à la société au sein des établissements d’expertise mais aussi à d’autres changements moins visibles des acteurs. En prenant pour point de départ l’expérience institutionnelle de quatre établissements d’expertise, nous dévoilons d’autres formes de collaboration comme le fait que les experts scientifiques soient plus régulièrement invités par des associations environnementales et que ces experts se préoccupent plus systématiquement de l’avis des organisations du tiers secteur et des acteurs concernés par leurs travaux. Cette recherche s’inscrit dans le développement d’une recherche impliquée (Bourrier 2013; de Sardan 2000; Sardan 2011), c’est-à-dire qu’elle se situe aux côtés des acteurs et des établissements eux-mêmes pris dans des jeux, des compétitions et des luttes. La recherche est impliquée avec ses propres jeux (notamment son objectif final de publication de thèse), ses propres compétitions (d’inscription dans le monde professionnel de la recherche en sociologie des sciences et de développement d’objets de recherche et d’approches analytiques singuliers) et ses propres luttes (Devereux 2012).
Une caractéristique importante de la recherche impliquée est de réaliser une enquête longue débutée à l’automne 2016 et qui s’étend jusqu’à la fin de la rédaction de ce manuscrit. Il n’y a pas de cloisonnement entre le travail d’enquête, d’analyse, d’interprétation et de rédaction ; ni dans le temps ni dans les personnes qui y participent. Il y a néanmoins des périodes dominantes dans la recherche. Ainsi la plupart des soixante-dix-neuf entretiens ont été réalisés au cours des deux premières années en 2017 et 2018. La rédaction a été finalisée entre janvier 2019 et juin 2020. Mais des entretiens ont encore été réalisés en 2019, tout comme des travaux ont été rédigés dès juin 2017. Ce temps non morcelé induit aussi que le travail au sein de l’Ineris ne s’est jamais arrêté21. Pour les deux autres instituts avec lesquels une enquête a été réalisée en partenariat, le BRGM et l’Anses, des séances de retour d’enquête ont été réalisées en février et mars 2020 alors que les observations et entretiens en leur sein étaient terminés. Dans un article sur la posture du chercheur en sciences sociales, le sociologue Michel Callon désigne l’enjeu de « replacer les sciences sociales dans la dynamique sociale ». Il souligne la fonction de porte-parole du chercheur par rapport à son objet (Callon 1999). Filant les exemples issus des sciences expérimentales comme la découverte de Watson, Crick et Franklin qui ont pu parler au nom de l’ADN, cette analogie peut servir à décrire notre recherche. Notre recherche montre les collaborations entre instituts d’expertise et organisations du tiers secteur scientifique à travers un travail en sociologie, depuis ce point de vue et après une enquête sur les terrains de ces collaborations. Cette thèse traduit et rend visible les différents réseaux constitués autour des collaborations et le travail de ces réseaux et de leurs effets.
Résumé |