Méthode de mesure individuelle de l’exposition sonore effective intra-auriculaire en milieu de travail

L’exposition à des bruits de forts niveaux en milieu de travail demeure un problème majeur. 432 millions d’adultes dans le monde ont une déficience auditive handicapante (OMS, 2018), et l’on estime à environ 16% la proportion des personnes affectées notamment à cause d’une trop grande exposition au bruit sur leur lieu de travail (Nelson et al., 2005). Outre l’impact fonctionnel qui découle de cette perte auditive, il est courant que les personnes atteintes s’en retrouvent touchées socialement et économiquement (Emmett & Francis, 2015).

La mesure de l’exposition au bruit est primordiale afin de déterminer et évaluer des solutions correctives à apporter pour protéger adéquatement les travailleurs. Cette mesure demeure toutefois problématique à plusieurs égards. Tout d’abord, elle est généralement faite de façon relativement ponctuelle dans le temps et dans l’espace, ne rendant pas bien compte des variations importantes de bruit que peut subir un travailleur dans son milieu. De plus, elle n’est pas faite directement au niveau de l’oreille des travailleurs, ce qui complique son interprétation notamment lorsque ceux-ci portent des protecteurs auditifs (bouchons d’oreille, casques antibruit). À l’heure actuelle, l’approche couramment utilisée pour déterminer la dose d’exposition sonore exige de remplir deux conditions pour obtenir des résultats fiables. Premièrement, il est nécessaire que les niveaux sonores auxquels sont soumis chacun des travailleurs soient précisément connus régulièrement dans le temps, ce qui est très rarement le cas en pratique. Deuxièmement, il importe que l’atténuation procurée par le protecteur auditif, si le travailleur en porte, soit elle aussi précisément établie. Or, celle-ci demeure généralement inconnue malgré les récents avancements dans le domaine de la mesure de l’atténuation « terrain » des protecteurs auditifs (Voix et al., 2019). Pour cause, le caractère ponctuel des mesures de performance des protecteurs auditifs demandées par les méthodes actuellement en vigueur rend ces dernières impuissantes face à certains facteurs pouvant influer sur la performance (retrait du protecteur, mauvaise réinsertion ou perte d’étanchéité de ce dernier au cours du temps, etc.). Pour répondre à ces problèmes, des dosimètres intra-auriculaires (DIA) ont été développés au cours des dernières années, offrant l’avantage d’une mesure continue directement dans le conduit auditif, en-dessous d’un éventuel protecteur.

Le DIA est un système permettant la mesure de l’exposition sonore directement dans le conduit auditif. Cette mesure est le plus souvent effectuée au moyen de microphones miniatures et/ou de sondes microphoniques, et à une certaine distance du tympan, pour des raisons de sécurité et de confort. Selon les besoins, le système peut prendre la forme d’une « oreillette de mesure », pour une mesure effectuée dans l’oreille ouverte ou sous un casque, ou d’un « bouchon dosimétrique », pour la mesure intégrée à un bouchon protecteur. Mais si les bénéfices des DIAs ont déjà été soulignés à plusieurs reprises (Bessette & Michael, 2012; Bonnet et al., 2015; Mazur & Voix, 2013), leur utilisation est encore soumise à trois grandes problématiques :

1. Lorsque la mesure est effectuée en oreille occluse (sous un bouchon), des questions subsistent quant à l’effet d’une telle occlusion sur la sensibilité du système auditif. En effet, certaines études laissent penser que le fait d’occlure le conduit auditif pourrait induire des changements dans la sensibilité du système auditif et réduire, pour une pression acoustique identique au tympan, le risque de dommages auditifs (Keidser et al., 2000; Theis et al., 2012).

2. Des corrections acoustiques sont requises afin de faire équivaloir les niveaux de pression acoustique mesurés dans le conduit auditif aux niveaux de bruit en champ libre, lesquels sont utilisés dans les normes et réglementations. Ces corrections dépendent notamment de la position exacte du microphone dans le conduit auditif, et de données morphologiques propres à chaque individu telles que la longueur du conduit auditif, rendant difficile l’utilisation de « facteurs de correction universels » (Bonnet et al., 2018).

3. Finalement, les niveaux de bruit mesurés dans l’oreille peuvent être largement influencés par les bruits induits par le travailleur lui-même (mouvements, parole, etc.), sans qu’il soit clairement établi, à l’heure actuelle, si cette dose de bruit supplémentaire de bruit est nuisible ou non à l’audition. Ce problème prend d’autant plus d’importance dans le cas du bouchon dosimétrique, puisque l’effet d’occlusion qui découle d’une obstruction du conduit auditif contribue à amplifier tous les bruits en provenance du porteur, particulièrement à basses fréquences (Berger & Kerivan, 1983).

Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, 466 millions de personnes dans le monde ont une déficience auditive handicapante et d’ici 2050, plus de 900 millions de personnes (soit une personne sur 10) souffriront de déficience auditive incapacitante (OMS, 2018). Le Québec n’échappe malheureusement pas à ces statistiques alarmantes, puisque près de 74 000 travailleurs ont développé une surdité professionnelle reconnue par la CNESST (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) entre 1997 et 2016 (RSPSAT, 2018a). Le nombre annuel de cas de surdités professionnelles a été multiplié par cinq entre 1997 (1540 cas) et 2015 (7843 cas) (RSPSAT, 2018b). Selon des études récentes, entre 287000 et 359 000 travailleurs seraient encore exposés quotidiennement à des niveaux de bruit susceptibles d’endommager leur audition (Michel et al., 2014). La surdité est de loin la maladie professionnelle la plus recensée (Duguay et al., 2014). En plus de se situer au premier rang des coûts d’indemnisation avec un coût moyen par lésion de 153 618 $ CA entre 2005-2007, le coût total du trouble de l’oreille a augmenté de 63% entre 2007 et 2012 pour atteindre 651 millions de dollars (Lebeau, 2014).

Rappels sur les normes et réglementations en vigueur

Les réglementations actuellement en vigueur concernant le bruit en milieu de travail sont le fruit d’une longue réflexion de la part des différents organismes gouvernementaux, lesquels ont fortement accentué leurs efforts depuis la fin de la seconde guerre mondiale. De par un besoin urgent de critères fiables pour préserver la santé auditive des travailleurs, de nombreux pays se sont impliqués dans le rassemblement de données dans le but d’établir un lien entre le bruit au travail et le risque associé de dommages auditifs. De telles études combinent typiquement des mesures de niveaux d’exposition et des mesures audiométriques sur une population soumise à une durée de travail normale (8 h/jour, 5 jours/semaine), et doivent généralement permettre : (a) le calcul du déplacement permanent du seuil (DPS) auditif à différents percentiles, et (b) la prise en compte des quatre fréquences audiométriques 0.5, 1, 2 et 4 kHz. On retiendra trois études majeures qui répondent à ces exigences, à savoir les travaux de Passchier-Vermeer (1974), Burns & Robinson (1970), et Baughn (1973). Ce dernier a notamment servi à la mise place de la norme ISO 1999:1990, dont la dernière mise à jour date de 2013 (ISO, 2013). Celle-ci représente aujourd’hui la principale référence internationale en ce qui concerne le calcul de la perte auditive induite par le bruit. Concernant les données relatives au bruit, l’utilisation du niveau pondéré A pour décrire l’exposition sonore sur le lieu de travail a été globalement acceptée par la communauté scientifique. D’après les travaux de Botsford (1967), le niveau pondéré A est aussi fiable que les niveaux en bandes d’octaves pour la prédictions des effets sur l’audition dans 80% des cas, et plus conservateur dans 16% des cas. En revanche, le choix d’une valeur limite d’exposition reste actuellement un sujet de désaccord entre pays, et parfois même au sein d’un même pays comme c’est le cas au Canada ou aux États-Unis. Alors qu’une grande majorité des scientifiques préconisent un niveau critère (niveau maximal équivalent pour un quart de travail d’une durée de huit heures) de 85 dBA, de nombreux pays et états refusent encore d’adopter cette limite. L’Argentine, l’Uruguay, l’Inde, le Japon, mais aussi le Québec et certaines juridictions aux États Unis utilisent un niveau de 90 dBA, et ce en dépit des dernières recommandations du NIOSH (« National Institute of Occupational Safety and Health ») qui relève que le risque de surdité professionnelle sur une exposition de 40 ans est accru de 17% lorsqu’on passe d’une limite de 85 dBA à 90 dBA (Murphy & Franks, 2002). Une autre source de discorde concerne le choix du « taux d’échange », parfois aussi appelé « facteur de bissection ». Lorsqu’un individu est exposé à un certain niveau de bruit pendant une durée donnée, le taux d’échange est la valeur en décibels à ajouter à ce niveau pour obtenir le niveau qui conduirait cet individu à être exposé identiquement pendant une durée moitié moindre. Comme en témoigne une revue réalisée sur le sujet (von Gierke et al., 1982), l’hypothèse selon laquelle le risque de dommages auditifs est proportionnel à l’énergie acoustique reçue par l’oreille a été très largement appuyée par de nombreux experts. En conséquence, l’ISO et la majorité des instances législatives adoptent aujourd’hui un taux d’échange de 3 dB. Quelques pays ou états préfèrent pourtant fixer cette valeur à 5 dB, tels que le Brésil, Israël, les États-Unis, ou le Québec. Ce choix émane du fait que, d’après certains auteurs (Kryter et al., 1966), une exposition à des bruits forts et intermittents provoquerait moins de dégâts sur l’audition qu’une exposition à des bruits modérés et continus d’énergie équivalente. Les études allant dans ce sens reposent sur l’hypothèse que les effets permanents sur le système auditif sont proportionnels aux effets temporaires, ces derniers étant mesurables sous la forme du déplacement temporaire du seuil (DTS) auditif juste après une exposition. Cependant, rien ne permet aujourd’hui d’affirmer que les écarts observés en milieu contrôlé et pour des interruptions de bruit également espacées dans le temps représentent de manière fidèle les conditions « terrain » des travailleurs en milieu industriel. D’autre part, les données disponibles permettant d’estimer la perte auditive induite par le bruit au travail proviennent surtout de populations exposées à des bruits relativement stables et continus dans le temps, puisque ce sont les populations dont les niveaux d’exposition ont pu être le plus précisément établis. Le risque auditif encouru pour de l’exposition à des bruits impulsifs ou fortement intermittents est mal établi à l’heure actuelle, les outils et méthodes de mesure ayant servi à l’établissement des normes en cours ne permettant pas de déterminer avec précision les niveaux d’exposition des populations concernées.

État des connaissances sur la mesure de l’exposition au bruit des travailleurs

Dans la plupart des pays industrialisés, la mesure de l’exposition sonore des travailleurs est définie par différentes normes et recommandations techniques, comme la norme ISO 9612:2009 (ISO, 2009), la norme ANSI S12.19-1996 (ANSI, 2016b), ou encore la norme AS/NZS 1269.1:2005 (AS/NZS, 2005). Au Québec, comme dans l’ensemble du Canada, la norme CSA Z107.56 (CSA, 2013) précise les méthodes normalisées pour effectuer ces mesures selon les définitions, les unités, les instruments et les pratiques de l’industrie établis. Ces méthodes, qui peuvent être appliquées à des individus ou des groupes d’individus, sont conçues pour donner des résultats représentatifs de l’exposition au bruit des travailleurs tout en réduisant au minimum le nombre et la durée de ces mesures.

Table des matières

INTRODUCTION
0.1 Contexte
0.2 Problématique de recherche
0.2.1 La mesure de l’exposition au bruit, un vaste problème
0.2.2 Problématiques des dosimètres intra-auriculaires
0.3 Objectifs du projet de recherche
0.4 Objectifs du doctorat
0.5 Structure de la thèse
CHAPITRE 1 REVUE DE LITTÉRATURE
1.1 Introduction
1.2 Rappels sur les normes et réglementations en vigueur
1.3 État des connaissances sur la mesure de l’exposition au bruit des travailleurs
1.3.1 Méthodes normalisées de mesure de l’exposition sonore
1.3.2 État de l’art des instruments de mesure de l’exposition sonore
1.3.3 Nouvelles tendances en matière de mesure de l’exposition sonore
1.4 Problématiques associées à la dosimétrie intra-auriculaire
1.4.1 Conversion en champ libre des niveaux de bruit intra-auriculaires
1.4.2 Influence des perturbations sonores induites par le porteur
1.4.3 Sensibilité auditive en oreille occluse
CHAPITRE 2 EFFECTS OF EARCANAL OCCLUSION ON HEARING SENSITIVITY : A LOUDNESS EXPERIMENT
2.1 Abstract
2.2 Introduction
2.3 Method
2.3.1 Test-subjects
2.3.2 Instrumentation
2.3.3 Canal correction acoustic modeling
2.3.4 Procedure
2.3.4.1 Loudness balance approach
2.3.4.2 Test-stimuli
2.4 Results
2.5 Discussion
2.6 Conclusions
2.7 Acknowledgments
CHAPITRE 3 INDIVIDUAL IN-SITU CALIBRATION OF IN-EAR NOISE DOSIMETERS
3.1 Abstract
3.2 Introduction
3.3 Acoustics of the earcanal
3.3.1 Open earcanal
3.3.1.1 Acoustic modeling
3.3.1.2 Real-ear measurements
3.3.2 Occluded earcanal
3.3.2.1 Measurements in the open ear
3.3.2.2 Measurements at outer and inner ends of the earplug
3.3.2.3 Measurements under the earplug
3.3.3 Earcanal closed by a vented earplug
3.4 Method and prototypes
3.4.1 In-ear noise dosimetry performed in the unprotected ear
3.4.2 In-ear noise dosimetry performed under an occluding earplug
3.5 Results
3.5.1 Method validation using probe-microphone measurements in the open ear
3.5.2 Results using the developed prototypes
3.5.2.1 Response curves using the dosimetric earpiece
3.5.2.2 Response curves using the dosimetric earplug
3.6 Discussion
3.7 Conlusions
3.8 Acknowledgments
CHAPITRE 4 IN-EAR NOISE DOSIMETRY UNDER EARPLUG : METHOD TO EXCLUDE WEARER-INDUCED DISTURBANCES
4.1 Abstract
4.2 Introduction
4.3 Method
4.3.1 Description
4.3.2 Parameter optimization on human test-subjects
4.4 Results
4.4.1 Individual results
4.4.2 Performance assessment
4.4.3 Results with other types of HPDs
4.4.3.1 Results with dual hearing protection
4.4.3.2 Results with single earmuffs
4.5 Discussion
4.6 Conclusions
4.7 Acknowledgements
CHAPITRE 5 BOUCHON DOSIMÉTRIQUE : PRISE EN COMPTE D’UN ÉVENTUEL RETRAIT, DE LA CONDUCTION OSSEUSE ET DES BRUITS DU PORTEUR
5.1 Prise en compte d’un éventuel retrait du protecteur
5.2 Prise en compte de la conduction osseuse
5.3 Prise en compte des perturbations sonores induites par le porteur
5.4 Conclusions
CHAPITRE 6 SYNTHÈSE ET RETOMBÉES
6.1 Synthèse des développements scientifiques
6.1.1 Critère de risque auditif en oreille occluse
6.1.2 Corrections acoustiques individuelles
6.1.3 Distinction des perturbations sonores induites par le porteur
6.1.4 Tableau récapitulatif
6.1.5 Schéma global de la méthode avec protecteur de type bouchon
6.2 Retombées
6.2.1 Retombées scientifiques
6.2.2 Retombées industrielles
6.2.3 Retombées technologiques
CONCLUSION

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