Mujtaba Tbeîla un pionnier du savon

 Mujtaba Tbeîla un pionnier du savon

L’usine de Mujtaba

En cette matinée de juillet, il nous fallut donc passer le checkpoint qui sépare Naplouse à l’Est du gros village de Bayt Furîk pour nous rendre dans la nouvelle usine de Mujtaba, ouverte en 2005. L’usine se trouve au bout d’un chemin près d’autres petites usines, au milieu des oliviers. Nous fûmes guidés par des grands panneaux jaunes : sharikat Nâblus, sâbûn wa munazafât, « Compagnie Naplouse, savon et produits d’entretien ». Après avoir franchi une porte en fer, nous entrâmes dans l’enceinte de la petite usine. Le bureau de Mujtaba (Abû Adnân) se trouvait à gauche, en entrant, dans une petite maison séparée. Mujtaba nous dit que le soir même, une délégation (wafd) d’étrangers devait venir le voir : ils visitaient le pays et ils allaient sans doute lui commander du savon. En 2006, Mujtaba travaillait depuis un an seulement dans l’usine de Bayt Furîk, dont il avait commencé la construction en 2000 ; celle-ci avait été retardée par le début de la deuxième Intifada. S’il s’était installé là, quittant la région de la hissba, le grand marché aux légumes à l’est de Naplouse où se situait avant son usine, c’est parce que Bayt Furîk était, selon lui, « la deuxième zone industrielle de Naplouse ». Anticipons quelque peu pour signaler que cette localisation devint source de problèmes à partir d’août 2006. A partir de cette date (plus précisément de la fin de la guerre du Liban de l’été 2006), le checkpoint de Bayt Furîk fut fermé par l’armée israélienne pour qui n’avait pas une carte d’identité (hawiyya) de Bayt Furîk. Mujtaba, qui habite Naplouse, se trouva contraint de changer sa hawiyya pour une hawiyya de Bayt Furîk, afin de pouvoir se rendre à son usine (à l’instar d’Ahmad Dweikât pour franchir le checkpoint de Hamra488). Mujtaba nous fit tout d’abord visiter l’usine : il ordonna l’essentiel de ses explications autour de ses « machines (mâkinât) ». Il en était très fier, car elles faisaient son originalité et son atout par rapport aux autres fabricants de savon. Il tenait également à se présenter comme l’interlocuteur des « délégations » étrangères. Pour Hakîm (à qui il vendait du savon), ainsi 488 Voir supra, p. 97-98. 215 que pour moi (et « ma recherche »), il expliqua scrupuleusement les procédés de fabrication de son (ou plutôt ses) savon(s). Dans son usine, Mujtaba fabrique du savon « traditionnel » (taqlîdî) et du savon « naturel » (tabîʽî). Il appelait « savon traditionnel », ou « savon de Naplouse », le savon cuisiné et découpé à la main (yadawiyyan). Le savon « naturel » est un savon fabriqué à la machine. Mujtaba l’opposait au savon « chimique » (kîmâwî), car il est exclusivement fait avec des produits naturels (de l’huile d’olive, d’autres huiles végétales, des parfums naturels comme citron, lait, datte…). Au fond de l’usine se trouvent les machines qu’utilise Mujtaba pour faire les différentes sortes de savon « naturel » (…). Une première machine sert à donner au savon la forme de barre ; à côté se trouvent les tampons pour les marques. Pour obtenir une pâte de savon qui permette d’avoir ces formes, il faut, d’après Mujtaba, le cuisiner « ni à chaud ni à froid489 », mais « entre les deux », de manière à conserver la glycérine qui est dans le savon (la manière « traditionnelle », dit-il, élimine la glycérine). La deuxième machine est une sorte de guillotine pour découper le savon selon la taille voulue. Puis, il y a le makbas. Mujtaba demande à l’un des adolescents de brancher l’électricité pour me montrer comment il fonctionne. Il s’agit d’une machine pour imprimer la marque sur le savon. (…) Dans l’arrière pièce de l’usine se trouvent les puits pour l’huile. A côté, une chaudière : l’huile est chauffée directement dans son baril, puis pompée jusqu’à la pièce du haut. Derrière l’usine se trouve un espace de stockage pour l’huile d’olive (Mujtaba explique que si elle est exposée d’une certaine manière au soleil, elle brûle). Une pièce latérale est réservée aux produits nettoyants. Nous montons au premier étage par un petit escalier métallique appliqué au mur de l’usine. Dans cette pièce qui fait office de mafrash, il y a deux halla-s au fond, équipées de mixers, puis le mélange est étalé par terre avec un tuyau. Mujtaba fait aussi du savon « traditionnel », il y a des tananîr au fond de la pièce, des savons emballés, un espace pour emballer. Pour fabriquer ce savon, il fait venir des ouvriers d’usines de Naplouse. Ce savonlà, c’est Fawwâz [ouvrier à la découpe à la savonnerie Tûqân] qui l’a fait (…). Dans le savon de Naplouse « traditionnel », il y a une grande quantité d’humidité. Mujtaba nous explique donc qu’il a une méthode pour produire un savon dégagé de toute humidité : une machine d’où le savon sort « haché » (mafrûm), puis est étalé sur des peaux à l’extérieur pour le faire sécher. En été, cette opération prend deux-trois jours, en hiver elle se fait à l’intérieur et peut prendre jusqu’à un mois490. L’usine de Mujtaba comprend divers espaces dévolus aux différents genres de produits fabriqués. Mujtaba n’a pas abandonné la production du « savon de Naplouse », notamment du savon vert de l’ancienne marque familiale Kanaʽân ‘Adnân491. Il produit également, comme les frères Slîm dans leur fabrique de Rafîdîa, un savon blanc fait avec de l’huile « blanchie », de la marque al-Wardât (« les fleurs »).

La savonnerie : une histoire familiale 

Le travail de Mujtaba se place dans la continuation de l’héritage familial, puisqu’il a repris l’entreprise de son père. « Je ne peux pas dire de quand date l’usine, c’était en continu, tous ceux qui s’en sont occupés… Il y a eu mon père (…) la famille Tbeîla est connue pour le savon, depuis longtemps495… ‘Adnân [son fils aîné] me demande : « Papa, depuis combien de temps… ? »Je ne sais pas… (…) Moi j’ai appris [la profession] de mon père (ana akhadthâ min wâldî) (…) c’est lui qui m’a appris. Mon grand-père travaillait dans le savon, et le père de mon grand-père travaillait dans le savon, et le père du père de mon grand-père travaillait dans le savon… (Il rit). » Mujtaba présentait son métier comme à la fois ancré dans le passé (il évoquait une multitude d’ancêtres en ligne directe), et tourné vers l’avenir, par l’allusion faite à la curiosité de son fils ‘Adnân. Si les Tbeîla furent autrefois ouvriers des savonneries, spécialisés dans le travail à la découpe, Mujtaba affirmait que ses ancêtres avaient été, d’aussi loin qu’il s’en souvienne, propriétaires de leur savonnerie. « Mon père a travaillé avec mon grand-père jusqu’en 70. En 70 il a fait sa propre usine. – Ton grand-père avait une savonnerie ? Oui ! La savonnerie qui est maintenant la savonnerie Nimr, qui est dans la rue des Forgerons… (…) C’était à lui, et il l’a vendue, dans les années 40-50. Maintenant elle est à des gens de la famille Nimr. Donc je ne peux pas calculer depuis combien de temps… » Se rattachant à cette tradition familiale, il manifestait aussi sa fierté d’avoir une position particulière par rapport aux autres fabricants de savon, de par sa jeunesse, d’une part, et de son amour (‘ishq) pour son métier, d’autre part. « D’abord il faut dire que je suis la plus jeune personne à travailler dans le savon. J’aime ce truc (baʽshiq ash-shaghleh hayy). Vraiment je l’aime beaucoup. » Par rapport aux « vieux » savonniers, c’était bien sa jeunesse (et le dynamisme qui lui est classiquement associé) que Mujtaba présentait, on va le voir, comme l’une des raisons importantes de son succès. Mais il est frappant de retrouver dans le discours de Mujtaba une rhétorique de « l’amour du savon » comparable à celle qu’exprimait le Hajj Moʽâz al-Nâbulsî. Tout comme le Hajj Moʽâz, Mujtaba se plaçait dans la continuité familiale. Tout comme lui, « l’amour du savon » lui était venu d’un métier qu’il avait appris, dès son plus jeune âge, à pratiquer de ses mains. Mujtaba s’inscrivait dans une démarche qui conjuguait continuation et renouvellement. Dans ce contexte, il reconstruisait, dans son discours, sa carrière de savonnier, avec ses étapes « initiatiques ».

« Ma première tabkha de savon »

« Je fais du savon depuis que j’ai 12 ans. Officiellement (rasmiyyan), ha ! (…) Bien sûr quand j’étais petit, je disais tout le temps : « Je veux apprendre le métier (as-sinâʽa), je veux travailler… » (…) Je finissais l’école, j’allais poser mon sac… et je descendais à l’usine chez mon père. (…) mon père avait ouvert une usine à Masâkin Shaʽbiyya [« habitations 220 populaires », l’équivalent de nos HLM496] dans les années 70. (…) Il faisait le savon normal, traditionnel, morceau par morceau (falqa wahda). Le travail me plaisait beaucoup… donc j’avais douze ans, je voyais mon père travailler, verser de l’huile et de la soude, mélanger, etc. et donc à douze ans, en sixième, je lui dis : « Je veux faire une tabkha ». [Il me dit : « non] tu ne sais pas, etc. ». Je lui dis : « Si, je veux le faire ». Bien sûr j’étais un gamin têtu (il rit, Hakîm lui dit : « Eh bien tu l’es encore », ils rient) je lui ai dit : « Je veux travailler (biddî ashtghil) », donc je me suis mis à la tabkha, et ma première tabkha, j’ai cuisiné une tabkha de savon (awwal tabkha, tabakhet tabhkat-sâbûn) quand j’avais douze ans. Ma première tabkha de savon. » L’allusion au travail « morceau par morceau » (falqa wahda) était sans doute une manière d’opposer le travail traditionnel de son père à son propre travail à la chaîne, avec des machines. Pour un fils d’ouvrier, le fait de « descendre », étant enfant, regarder son père travailler, voire de mettre la main à la pâte, est plutôt classique. Mujtaba reconstruisait (comme du reste, on l’a vu, le Hajj Moʽâz) cette période comme les origines de sa carrière de savonnier. Le récit de son entrée effective dans le métier du savon montre pourtant qu’elle n’a pas été une décision calculée. Si l’affirmation de « l’amour » du savon était une façon, pour Mujtaba, de manifester une continuité dans ses choix de vie, ceux-ci avaient une dimension de contrainte. Passée la « première tabkha de savon », Mujtaba désirait faire des études d’ingénieur à l’étranger ; mais son père n’avait pas voulu.

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