Observation du blocage dipolaire entre deux atomes

Observation du blocage dipolaire entre
deux atomes

Prenons un système quantique formé de deux sous-systèmes interagissant fortement. Si cette interaction est suffisamment importante, leur excitation simultanée par une même impulsion excitatrice peut être rendue impossible. C’est ce phénomène qu’on nomme blocage de l’excitation. Un tel phénomène a été observé dans des systèmes très divers, par exemple des systèmes composés de quelques électrons où le blocage peut être dû à la force de Coulomb , au principe de Pauli  ou au fort couplage avec les modes vibrationnels d’une molécule ou d’une boîte quantique. Citons également le « blocage photonique » observé lorsqu’un photon ayant excité un système composé d’un atome dans une cavité empêche le passage d’un second photon . Pour des systèmes atomiques, un « blocage d’interaction » dû aux collisions en ondes s a été observé pour des atomes froids piégés dans l’état fondamental des puits d’un réseau optique . La forte interaction entre atomes de Rydberg peut aussi entrainer un mécanisme similaire, dit blocage de Rydberg ou blocage dipolaire, empêchant l’excitation simultanée de plusieurs atomes vers un état de Rydberg. Bien que la première mise en évidence de l’effet des interactions entre atomes de Rydberg sur des raies spectrales ait été faite il y a environ trente ans dans le groupe de S. Haroche , il a fallu attendre l’avènement des méthodes de refroidissement par laser pour que le blocage de Rydberg soit observé. Les premières mises en évidence ont été réalisées en 2004 dans des nuages froids de rubidium et plusieurs groupes ont aujourd’hui observé le blocage de Rydberg, toujours dans des ensembles d’atomes froids . Dans toutes ces expériences, l’effet des interactions se manifeste sous la forme d’une saturation du nombre d’atomes excités lorsqu’on augmente la densité ou qu’on excite des états de nombre quantique principal de plus en plus élevé. À cet effet s’ajoute un élargissement des spectres. Une des difficultés principales dans l’interprétation du résultat de ces expériences est la prise en compte de la présence d’ions et d’électrons parasites produits par l’ionisation des atomes sous l’effet du rayonnement du corps noir ou aux collisions, qui peuvent entrainer un phénomène similaire au blocage . Notre système permet de pousser encore plus loin la précision de l’étude du blocage de Rydberg : on a ici affaire à seulement deux atomes dont on peut fixer arbitrairement la géométrie. L’équipe de M. Saffman possède un système assez proche du nôtre et a récem Chapitre IV. Observation du blocage dipolaire entre deux atomes ment observé le blocage de Rydberg entre deux atomes séparés d’environ 10 µm [124]. Nous commencerons par présenter un calcul de l’énergie d’interaction attendue entre deux atomes portés dans l’état |58D3/2, mj = 3/2i. Nous montrerons ensuite comment nous avons pu observer le blocage de Rydberg entre deux atomes [97]. Finalement nous verrons que l’excitation collective des deux atomes dans le régime de blocage dipolaire conduit à l’observation d’oscillations de Rabi « accélérées », phénomène analogue à la superradiance [125]. De telles oscillations sont la preuve que le système oscille entre l’état fondamental et un état intriqué des deux atomes. La majorité des aspects techniques de l’excitation d’un atome vers un état de Rydberg ont été abordés dans le chapitre précédent et nous insisterons donc plutôt sur la théorie et l’analyse de nos données. Pour toutes les données présentées dans le chapitre, les transitions à deux photons vers l’état de Ryberg sont effectuées avec un désaccord ∆/2π = +400 MHz par rapport au niveau intermédiaire 5P1/2. 

 Un rapide calcul de l’énergie d’interaction 

Le cas général : l’interaction de type van der Waals

 Le principe du blocage de Rydberg a été évoqué dans le chapitre précédent. Considérons deux atomes A et B pouvant se trouver soit dans le niveau fondamental | ↑ i, soit dans un niveau de Rydberg donné |ri. La forte énergie d’interaction existant entre deux atomes de Rydberg conduit à un décalage ∆E du niveau |r ; ri, et il est alors impossible d’exciter simultanément les deux atomes. Nous souhaitons ici calculer la valeur de ce décalage en énergie ∆E pour deux atomes séparés de quelques microns excités vers l’état |ri = |58D3/2, mj = 3/2i. Pour cela, nous n’allons considérer que le premier terme du développement multipolaire, c’est-à-dire l’interaction dipôle-dipôle entre dˆ A et dˆ B. Cette approximation reste valide tant que la distance internucléaire R est plus grande que la taille de chaque atome [97]. Bien qu’un atome de Rydberg autour de l’état n = 60 ait une taille d’environ 250 nm, on travaillera avec 4 µm < R < 18 µm et la condition est bien vérifiée. Le hamiltonien d’interaction est alors Vˆ = 1 4πε0 dˆ A · dˆ B − 3 (dˆ A · Rˆ )(dˆ B · Rˆ ) R3 (IV.1) (Rˆ est un vecteur unitaire). Considérons ce hamiltonien comme perturbateur du hamiltonien des deux atomes pour R = +∞. Au premier ordre des perturbations, il faut calculer la valeur moyenne de Vˆ lorsque les deux atomes sont dans l’état |ri, qui vaut < V >ˆ = 1 4πε0 hr|dˆ A|rihr|dˆ B|ri − 3 hr|dˆ A · Rˆ |rihr|dˆ B · Rˆ |ri R3 . (IV.2) L’opérateur moment dipolaire dˆ A,B étant impair en rˆA,B (rˆA,B est la position radiale de l’électron de valence de chaque atome), la valeur moyenne de Vˆ est nulle. Nous devons 110 IV.1. Un rapide calcul de l’énergie d’interaction donc aller au deuxième ordre des perturbations. On trouve alors une interaction du type van der Waals : ∆E = C6 R6 . (IV.3) Le coefficient C6 vaut C6 = X nljmj;A,B |hr|dˆ A| nljmj iAhr|dˆ B| nljmj iB − 3 hr|dˆ A · Rˆ | nljmj iAhr|dˆ B · Rˆ | nljmj iB| 2 (4πε0) 2 (2Er − EA nljmj − EB nljmj ) , (IV.4) où la somme porte sur tous les autres états à deux atomes |nljmj iA ⊗ |nljmj iB. À cause de la variation en R−6 , il s’agit d’une interaction à courte portée : l’énergie d’interaction est typiquement de l’ordre de 10 MHz à une distance de l’ordre du micron autour de n = 60. Le signe de ce décalage est difficile à déterminer a priori et dépend de la position des niveaux d’énergie par rapport à |r ; ri (via le dénominateur de IV.4) [97]. 

Notre cas : résonance de Förster 

L’approche perturbative devient fausse lorsqu’un ou plusieurs des états à deux atomes |nljmj iA ⊗ |nljmj iB est proche en énergie du niveau |r ; ri, c’est-à-dire lorsque le dénominateur devient du même ordre de grandeur que le numérateur dans IV.4. Il s’agit de ce qu’on appelle une résonance de Förster. C’est en particulier le cas lorsqu’on excite deux atomes vers l’état |ri = |58D3/2, mj = 3/2i et il faut alors diagonaliser le hamiltonien complet pour déterminer l’énergie d’interaction. Adoptons cette approche pour calculer ∆E dans le cas de deux atomes dans l’état |ri = |58D3/2, mj = 3/2i. Dans un premier temps, considérons seulement le niveau le plus proche en énergie |56F5/2; 60P1/2i. L’axe internucléaire, selon zˆ, est choisi comme axe de quantification. Dans ce cas, le hamiltonien d’interaction est Vˆ = 1 4πε0 ˆdA,x · ˆdB,x + ˆdA,y · ˆdB,y − 2 ˆdA,z · ˆdB,z R3 = 1 4πε0 − ˆdA,+ · ˆdB,− − ˆdA,− · ˆdB,+ − 2 ˆdA,0 · ˆdB,0 R3 . (IV.5) L’opérateur moment dipolaire dˆ étant un opérateur tensoriel de rang 1, nous avons introduit les composantes tensorielles ˆd+ = − √ 1 2 ( ˆdx + i ˆdy), ˆd− = √ 1 2 ( ˆdx − i ˆdy) et ˆd0 = ˆdz. La suite du calcul va faire intervenir des termes du type hn ′ l ′ j ′m′ j | ˆd0,+,−|nljmj i, où ˆd0 ne couple que les états vérifiant m′ j = mj ; de même pour ˆd+ (m′ j = mj + 1) et ˆd− (m′ j = mj − 1). On remarque donc que le hamiltonien d’interaction IV.5 ne couple que les états de même nombre quantique magnétique total ; mj,A + mj,B = 3 dans notre cas car nous nous intéressons à l’état |58D3/2, mj = 3/2 ; 58D3/2, mj = 3/2i. Dans quelle base allons nous exprimer le hamiltonien du système à deux atomes ? D’après les considérations précédentes, il suffit de prendre en compte les deux seuls états vérifiant mj,A + mj,B = 3 qui formeront ainsi notre base d’états à deux atomes {|56F5/2, mj = 5/2 ; 60P1/2, mj = 1/2i; |58D3/2, mj = 3/2 ; 58D3/2, mj = 3/2i} que nous 111 Chapitre IV. Observation du blocage dipolaire entre deux atomes noterons {|FPi, |DDi} pour simplifier les notations. En choisissant l’énergie de l’état |DDi comme origine des énergies, le hamiltonien complet 1 du système s’écrit Hˆ =  ∆ C3/R3 C3/R3 0  , (IV.6) avec ∆ = E(56F5/2) + E(60P1/2) − 2E(58D3/2) = −6, 92 MHz. Le coefficient C3, réel, est par définition C3 = 1 4πε0 h58D3/2, mj = 3/2| ˆd−|56F5/2, mj = 5/2ih58D3/2, mj = 3/2| ˆd+|60P1/2, mj = 1/2i . (IV.7) Les éléments de matrice intervenant dans cette expression sont calculés à l’aide de la décomposition en une intégrale radiale et une intégrale angulaire (formule III.11 et III.12). La valeur de la partie radiale nous a été fournie par le groupe de P. Pillet. On trouve h58D3/2, mj = 3/2| ˆd−|56F5/2, mj = 5/2i = − r 2 5 2595 ea0 et h58D3/2, mj = 3/2| ˆd+|60P1/2, mj = 1/2i = r 1 3 2563 ea0 , (IV.8) ce qui donne |C3| = 2368 MHz µm3 . Les énergies propres d’un tel hamiltonien sont données par ∆ 2 ± r∆ 2 2 + C3 R3 2 (IV.9) et les états propres sont |ψ+i = sinθ |FPi + cosθ |DDi et |ψ−i = cosθ |FPi − sinθ |DDi , (IV.10) avec tan(2 θ) = − 2 ∆ C3 R3 . (IV.11) La quasi-dégénérescence est donc levée par le potentiel d’interaction Vˆ . Examinons deux cas limites. – Le premier cas limite est donné par |∆| ≫ | C3 R3 |. On a une dépendance en R−6 de l’énergie d’interaction. Elle est donc de type van der Waals et on trouve un résultat identique au calcul perturbatif. Cela nous donne 1. Ce hamiltonien ne prend en compte que l’état interne de l’atome. Le mouvement des atomes dû à l’interaction n’est significatif que lorsque les deux atomes sont dans l’état de Rydberg. D’après les valeurs de la force d’interaction que nous calculons dans la suite, les atomes ne se déplacent que de 10 nm pendant une expérience de 100 ns, ce qui est négligeable devant leur séparation. Le mouvement des atomes peut cependant avoir de l’importance dans les expériences menées sur des ensembles d’atomes froids.. On suppose qu’on essaie d’exciter les deux atomes vers un état DD et que la résonance de Förster est DD↔PF. La fréquence de Rabi Ω est la fréquence de Rabi de la transition à deux photons décrite dans le chapitre précédent. Dans le cas de l’interaction type van der Waals, le niveau |r ; ri est décalé en énergie. Le potentiel est à courte portée (R−6 ) et le blocage ne fonctionne que pour des distances internucléaires faibles. Dans le cas d’une résonance de Förster, il y a séparation en deux niveaux faisant intervenir l’état |r ; ri. L’interaction, de type dipôle-dipôle (R−3 ), a une plus longue portée et permet en général d’observer le blocage dipolaire pour des distances internucléaires plus grandes. une relation simple entre les coefficients C3 et C6 dans le cas où la somme IV.4 se limite à un seul état : C6 = − C 2 3 4∆ . (IV.13) Une relation du même type existe si l’on prend en compte les autres états [97]. 113 Chapitre IV. Observation du blocage dipolaire entre deux atomes – Le second cas limite, |∆| ≪ | C3 R3 |, correspond à une résonance de Förster proprement dite. Les énergies propres sont alors données par ± |C3| R3 . (IV.14) On est en présence d’une interaction à longue portée en R−3 . Par exemple, pour R = 4 µm on trouve une énergie de 37 MHz. Entre ces deux cas limites la dépendance en R n’est pas donnée par une loi de puissance simple. Le passage d’un régime à l’autre se fait à une distance RC =  4C2 3 ∆2 1/6 = 8, 8 µm dans notre cas. Avant de passer à la section suivante, insistons sur un dernier point de différence entre une interaction du type van der Waals et une interaction dipôle-dipôle, en supposant qu’on souhaite observer le blocage entre deux atomes excités vers un état de Rydberg D en partant du niveau intermédiaire 5P1/2. Dans le cas d’une interaction du type van der Waals, l’état DD est simplement décalé en énergie. La courbe de potentiel associée peut être calculée par la théorie des perturbations au deuxième ordre, ce qui signifie que le niveau DD est légèrement contaminé par les niveaux environnants : il acquiert donc principalement un faible caractère PP, FF et PF. Dans le cas de la résonance de Förster DD↔PF, on obtient deux courbes de potentiel. Lorsqu’on est à une distance R < RC où le terme en R−3 domine, les deux états associés sont des mélanges des états DD et PF avec des poids de l’ordre de 1. Si l’on veut observer le blocage, il faut donc « éviter » ces deux courbes de potentiel. Cette différence est représentée schématiquement sur la figure IV.1. Le calcul très simple que nous venons de présenter nous permet d’avoir une première estimation de l’énergie d’interaction entre deux atomes. La question qui se pose à présent est de savoir jusqu’à quelle distance relative R ce calcul est valide. Il le sera en fait tant que le décalage en énergie ∆E est inférieur à la « distance » par rapport à l’état le plus proche (hormis celui créant la résonance de Förster). En général, l’état le plus proche est celui où un des atomes est dans l’état de structure fine directement adjacent (ici, |58D3/2 ; 58D5/2i). Donc, lorsque les atomes sont assez proches pour que ∆E soit de l’ordre de l’écart de structure fine de l’état, on s’attend à avoir un croisement évité qui peut diminuer l’énergie d’interaction. En pratique, nous voulons exciter nos atomes avec des impulsions-π dont le spectre est d’environ 10 MHz, et on aura donc ∆E > 10 MHz, pour être dans le régime de blocage. L’écart de structure fine pour l’état 58D vaut environ 60 MHz et ne sera donc pas très grand devant ∆E : il nous faut donc faire un calcul plus complet de l’énergie d’interaction. 

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