Organisation et fonctionnement des groupes sociaux chez une blatte grégaire

Concept de socialité

Qu’est-ce que la « socialité » ? Et qu’entendons-nous par espèce «sociale» ? La définition du langage courant réfère au simple fait de vivre regroupé en communauté . Les comportements sociaux sont alors l’ensemble des activités et des relations qui se développent entre les membres d’un groupe grâce à un système de communication. Mais face à l’importante diversité des groupes animaux et des interactions au sein de ces groupes, on s’aperçoit rapidement qu’il y a communautés et communautés…
La socialité est un concept ancien, intimement lié à l’observation et à l’étude des insectes. Ils ont d’abord suscité la réflexion des philosophes qui comparaient explicitement le fonctionnement des populations humaines à celui des fourmilières et des ruches, en y voyant des implications éthiques et politiques pour l’homme . Mais c’est avec l’avènement de la théorie de l’évolution darwinienne, sous-tendue par le concept de «sélection naturelle» (Darwin 1859), que l’effort de conceptualisation de la socialité prit une toute autre dimension. De nombreuses questions ont alors été soulevées par l’évolution de la vie en groupe telles que les niveaux de sélection, l’évolution de la coopération, l’évolution de l’altruisme, le déterminisme du sexe-ratio, et bien d’autres encore. Les biologistes se sont alors rendu compte que la première étape pour comprendre l’évolution et le fonctionnement des sociétés animales était avant tout de définir ce qu’ils entendaient par socialité.

Évolution de la socialité

Lorsque l’on s’intéresse à la sociogenèse, se pose légitimement la question des processus qui ont permis l’apparition de formes si variées et si complexes d’organisation sociale au cours de la phylogenèse. Comme nous l’avons vu précédemment, la vie sociale implique l’émergence d’une coopération entre les membres du groupe, ce qui correspond à l’engagement de plusieurs individus dans la réalisation d’une action commune, dont le bénéfice net doit être réciproque. La sélection naturelle favorisant l’apparition de comportements égoïstes propices aux intérêts reproductifs des organismes, la coopération n’a pu évoluer qu’à la stricte condition que les bénéfices individuels surpassent les coûts qu’un tel mode de vie génère. Plusieurs causalités complémentaires sont aujourd’hui proposées comme explication à l’évolution de la vie sociale en fonction des traits caractéristiques des espèces. Nous en décrivons ici une liste non exhaustive en tenant compte uniquement des théories les plus fréquemment invoquées.

Processus de socialisation

Comme nous venons de le voir, il est admis que l’évolution de la coopération, et par conséquent l’évolution de la socialité, trouve son origine à la fois dans des causes génétiques et dans des causes écologiques. Cependant, l’importance de l’une ou de l’autre de ces causalités reste largement débattue et plusieurs scénarios ont été proposés. Deux voies principales (et parallèles) de socialisation, proposées par Michener (1953) puis Lin et Michener (1972), semblent retenir l’attention : la voie familiale et la voie parasociale . La voie familiale inclut une voie subsociale et une voie directe dérivant toutes les deux du maintien des relations entre la mère et sa descendance pour conduire à la formation de sociétés matrilinéaires (essence même de la classification de Michener-Wilson). La nuance entre la voie subsociale et la voie directe réside dans l’existence ou non d’un contact entre la mère et sa portée. Selon cette conception les descendants restent dans le nid maternel et participent à l’élevage de leurs jeunes frères et sœurs. L’absence de dispersion des jeunes aboutit progressivement à un chevauchement des générations et à l’établissement de colonies d’individus apparentés. La voie parasociale est, elle, caractérisée par l’agrégation d’individus de même âge, apparentés ou non, favorisée par les contraintes écologiques. Selon les taxons et les particularités associées à leur cycle vital, l’une ou l’autre des voies est généralement invoquée. Plus récemment, dans la continuité des idées de Lin et Michener, Costa (2006) propose quatre grandes voies évolutives en se basant principalement sur l’étude comparative des sociétés d’arthropodes sociaux : deux voies associées aux soins parentaux, qui présentent des similarités avec la voie familiale de Lin et Michener (1972), et deux voies associées au bénéfices de la vie en groupe, qui présentent cette fois-ci des similarités avec la voie parasociale de Lin et Michener (1972).
Ainsi, Costa (2006) propose une première voie de socialisation reposant sur l’évolution des soins maternels et/ou biparentaux. Cette voie serait favorisée par d’importantes pressions de prédation, des risques d’usurpation du nid, et/ou par la distribution fragmentée des ressources. La prodigation des soins parentaux, alors nécessaire à la survie des jeunes, serait accompagnée d’une reproduction semelpare (un seul évènement de reproduction au cours de la vie de l’individu) et de l’occupation d’un territoire fixe ou d’un nid par la cellule familiale. Nous nommerons par la suite cette voie de socialisation « voie des soins maternels et biparentaux ».

La socialité chez les insectes

On connaît aujourd’hui environ 900 000 espèces d’insectes, réparties dans la majorité des écosystèmes décrits. Cette très grande diversité d’espèces et d’habitats laisse par conséquent la place à une très grande diversité de formes de vie sociale. Néanmoins, à l’issue d’une cinquantaine d’années de recherche en sociobiologie, nous avons toujours une assez mauvaise vision de l’étendue du spectre de la socialité chez les insectes. La grande majorité des études a été réalisée à partir de quelques centaines d’espèces seulement, des hyménoptères (fourmis, abeilles, guêpes) et des isoptères (termites) eusociaux principalement, au détriment des autres ordres pourtant majoritaires en nombre d’espèces. Ce biais perdure toujours aujourd’hui. Il est bien illustré par une récente recherche bibliographique réalisée par Costa et Fitzgerald (2005) couvrant l’ensemble des publications scientifiques parues entre 1989 et 2004, et répertoriées dans la base de données de l’ISI Web of Science. Ces auteurs ont recensé plus de 600 articles contenant dans leur résumé les termes correspondant aux différents degrés de socialité proposés par la classification de Michener-Wilson . Bien que non exhaustive, cette recherche bibliographique souligne le peu d’études concernant les espèces non-eusociales (28% des études) comparées au nombre d’études concernant les espèces eusociales. Ceci est encore plus surprenant lorsque l’on réalise que les espèces regroupées sous le terme d’eusociales constituent uniquement 2% de l’ensemble des espèces d’insectes. Dans cette partie nous présentons succinctement certaines des caractéristiques clés de l’organisation et du fonctionnement des sociétés d’insectes, dans un premier temps chez les espèces eusociales,  puis chez les espèces sociales.

Insectes sociaux

Comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises, la vie sociale chez les insectes ne se résume pas à uniquement à l’eusocialité. Bien que sous-étudiées en comparaison avec les espèces décrites précédemment, il existe une volumineuse littérature sur la sociobiologie des insectes non-eusociaux dans des ordres (ou sous-ordres) aussi divers que les dermaptères (forficules), les mantodés (mantes), les blattoptères (blattes), les orthoptères (criquets), les coléoptères (scarabées), les lépidoptères (chenilles), les hémiptères (punaises) et les thysanoptères (thrips). Contrairement aux espèces eusociales, la diversité des modèles de société chez ces espèces rend les généralités difficiles à tirer. Cependant, nous pouvons dors et déjà mentionner qu’au sein de ces sociétés, les asymétries génétiques ne sont pas la règle. Il n’existe pas non plus de division du travail à proprement parler, bien que cela ait été suggéré pour certaines sociétés de larves , et il a été décrit seulement de très rares cas de mécanismes de reconnaissance de parentèle ou mécanismes assimilés . Ces «autres sociétés d’insectes» sont le plus souvent caractérisées par la présence de soins parentaux non coopératifs prodigués par les adultes à leurs propres descendants et/ou par l’existence de coopération à travers des comportements collectifs. Nous reportons ici quelques exemples caractéristiques parmi les mieux étudiés.

Table des matières

I – Introduction
I.1. Concept de socialité 
I.1.1. Définitions
I.1.2. Critiques
I.1.3. Vers une nouvelle définition
I.2. Évolution de la socialité 
I.2.1. Causes génétiques
I.2.2. Causes écologiques
I.2.2.1. Diminution des risques liés à la prédation
I.2.2.2. Exploitation collective des ressources
I.2.2.3. Déplacements collectifs
I.2.3. Processus de socialisation
I.2.4. Problème de l’eusocialité
I.3. Consanguinité et dynamique des groupes
I.3.1. Dispersion
I.3.2. Reconnaissance de parentèle
I.4. La socialité chez les insectes
I.4.1. Insectes eusociaux
I.4.1.1. Asymétries génétiques
I.4.1.2. Division du travail
I.4.1.3. Reconnaissance des congénères du nid
I.4.1.4. Comportements collectifs
I.4.1.4.1. Recrutement alimentaire
I.4.1.4.2. Déplacement collectif
I.4.1.4.3. Construction du nid
I.4.2. Insectes sociaux
I.4.2.1. Soins parentaux
I.4.2.2. Comportements collectifs
I.4.2.2.1. Recrutement alimentaire
I.4.2.2.2. Déplacement collectif
I.4.2.2.3. Construction du nid
I.4.2.2.4. Défense collective
I.5. Objectifs et plan de la thèse 
I.5.1. Objectifs
I.5.2. Liste des articles
I.5.3. Plan
II. Méthodologie générale
II.1. Modèle biologique
II.1.1. Écologie
II.1.2. Reproduction
II.1.3. Développement
II.1.4. Conditions d’élevage
II.1.5. Individus expérimentaux
II.2. Analyses comportementales 
II.2.1. Tests d’exploration
II.2.2. Tests d’accouplement
II.2.3. Tests d’agrégation
II.2.4. Tests de choix d’odeur
II.3. Analyses physiologiques 
II.3.1. Mesures biométriques
II.3.2. Mesures de fécondité
II.3.3. Mesures de température
II.3.4. Mesures de durées de développement
II.4. Analyses chimiques 
II.4.1. Collecte des échantillons
II.4.2. Analyse des échantillons
II.5. Modélisation 
II.5.1. Approche déterministe
II.5.2. Approche stochastique
III. Dépendance sociale et influence du groupe sur le développement de l’individu
Résumé du chapitre 
ARTICLE 1 – Tactile stimuli trigger group effects in cockroach aggregations 
Abstract
Introduction
Materials and methods
Results
Discussion
References
ARTICLE 2 – The weight of the clan: even in insects, social isolation can induce a behavioural syndrome 
Abstract
Introduction
Material and methods
Results
Discussion
References
IV. Reconnaissance de parentèle et fonctionnement du groupe
Résumé du chapitre
ARTICLE 3 – Kin recognition via cuticular hydrocarbons shapes cockroach
social life
Abstract
Introduction
Materials and methods
Results
Discussion
References
ARTICLE 4 – Kin recognition and incest avoidance in a group-living insect 
Abstract
Introduction
Materials and methods
Results
Discussion
References
ARTICLE 5 – Mutual mate choice: when it pays both sexes to avoid inbreeding 
Abstract
Introduction
Materials and methods
Results
Discussion
References
ARTICLE 6 –Female quality variance explains male selectivity in a non-sex role reversal species 
Abstract
Introduction
Materials and methods
Results
Discussion
References
V. Coopération et exploitation des ressources du milieu
Résumé du chapitre 
ARTICLE 7 – Collective foraging in cockroaches: an experimental and theoretical
study
Abstract
Introduction
Results
Discussion
Materials and methods
Supplementary materials
References
VI. Discussion et conclusions
VI.1. Blattella germanica (L.), un autre modèle de société d’insectes
VI.1.1. Dépendance sociale de l’individu envers le groupe
VI.1.2. Reconnaissance de parentèle et choix des partenaires privilégiés
VI.1.2.1. Mécanisme de reconnaissance
VI.1.2.2. Choix des partenaires sociaux
VI.1.2.3. Choix des partenaires sexuels
VI.1.3. Coopération dans l’exploitation des ressources
VI.1.4. Quel modèle de société pour Blattella germanica (L.) ?
VI.2. Évolution de la socialité chez les dictyoptères
VI.2.1. Unités familiales
VI.2.2. Troupes de familles
VI.3. Perspectives 
VI.4. Conclusions
VII. Publications et communications
VIII. Références bibliographiques

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