Passage des savoirs savants des mathématiciens aux savoirs à enseigner

Passage des savoirs savants des mathématiciens
aux savoirs à enseigner

Objets, rapports, institutions, sujets et système didactique

La TAD repose sur trois termes « primitifs » : les objets, les personnes et les institutions (Chevallard, 1992, p. 86). En réalité, tout est objet, y compris les personnes et les institutions. On dit qu’un objet existe s’il est un « objet de connaissance », c’est-à-dire qu’il est connu par au moins une personne ou une institution, ce que Chevallard définit comme un rapport, personnel ou institutionnel, à cet objet. Une institution « peut être à peu près n’importe quoi » (Chevallard, 1992, p. 88) : une école particulière, l’« école », une classe, la « famille », le « cours », etc. À chaque institution, on peut associer un ensemble d’objets qui correspond à l’ensemble des objets avec lesquels l’institution entretient un rapport institutionnel. On appelle également ce rapport le rapport officiel. Mais dans toute institution, il existe également un temps institutionnel. L’ensemble des objets de l’institution dépend aussi de ce temps institutionnel : certains objets apparaissent et disparaissent au cours du temps. Chevallard reprend également des notions introduites par Brousseau dans la Théorie des Situations Didactiques (TSD) (Brousseau & Balacheff, 1998). Ainsi, le contrat didactique de la TSD devient ici le contrat institutionnel relatif à une institution à un temps donné. Il correspond à l’ensemble des objets et des rapports institutionnels à ces objets au temps donné. Le milieu de la TSD devient le milieu institutionnel relatif à une institution à un temps donné. Il s’agit d’un sous-ensemble 46 Chapitre 2. Cadre théorique, problématique et méthode du contrat institutionnel composé des objets et des rapports institutionnels à ces objets qui apparaissent comme « allant de soi, transparents, non problématiques » aux sujets de l’institution à un temps donné (Chevallard, 1992, p. 89). Les sujets d’une institution sont des personnes dites « assujetties » à cette institution, nous nous intéresserons typiquement aux enseignants ou aux élèves pour l’institution collège. Pour le sujet entrant dans l’institution, les objets de l’institution vont « se mettre à vivre » sous « la contrainte du rapport institutionnel » (Chevallard, 1992, p. 89). Le sujet construit alors un rapport personnel à ces objets (ou le modifie s’il existait déjà), c’est ce qu’on peut appeler un apprentissage. Cette notion de rapport personnel aux objets de l’institution est très importante dans notre étude. En effet, à partir de celle-ci, Chevallard définit les « bons » et « mauvais » sujets d’une institution donnée (Chevallard, 1992, p. 90). Les bons sujets sont ceux qui entretiennent un rapport personnel aux objets de l’institution conforme au rapport institutionnel que l’institution entretient avec ces objets. Ainsi, globalement, les « bons sujets » du cycle 4 entretiennent un rapport personnel à la géométrie conforme à ce qui est attendu d’eux au collège, c’est-à-dire qu’ils travaillent dans la géométrie théorique. Cependant, il n’existe pas un unique rapport institutionnel entre une institution et un objet. En effet, ce rapport institutionnel dépend de la position du sujet dans l’institution 1 . Dans le système scolaire français actuel, les rapports institutionnels aux objets des institutions sont définis par les programmes scolaires. Au sens de la TAD, un système didactique comporte donc un ou des sujets dans la position d’enseignant ainsi qu’un ou des sujets occupant la position d’élève et enfin, au moins un « enjeu didactique » (Chevallard, 1992, pp. 92-93). Les enjeux didactiques sont définis comme faisant partie d’un sous-ensemble des objets de l’institution. Ces objets sont tels que l’institution manifeste l’intention de rendre le rapport personnel d’un sujet avec ces objets conforme au rapport institutionnel lié à la position dans l’institution. Un enjeu didactique est, par exemple, la « somme des mesures des angles d’un triangle ». Les élèves de l’institution collège dans la position « 6e » n’ont, pour la plupart, pas de rapport personnel à cet objet. Or, dans la position « 5e », l’institution collège entreprend de faire construire ce rapport personnel à l’objet « somme des mesures des angles d’un triangle » et surtout de le rendre conforme au rapport officiel en 5e .

La transposition didactique

Après avoir présenté la notion de rapport personnel des élèves d’une institution à un objet, nous nous demandons naturellement : comment ce rapport se construitil et évolue-t-il au cours des positions successives occupées par l’élève au sein de l’institution ? Pour cela, nous nous intéressons d’abord à la question des objets et donc, dans notre cas, à celle du savoir mathématique enseigné. Le savoir mathématique enseigné aux élèves n’est pas celui des chercheurs en mathématiques. Au contraire, « pour que l’enseignement de tel élément de savoir soit seulement possible, cet élément devra avoir subi certaines déformations, qui le rendront apte à être enseigné » (Chevallard, 1982, p. 3). Ainsi, le savoir mathématique découvert par les chercheurs, qu’on peut appeler le savoir savant, a subi beaucoup de modifications suite aux contraintes imposées par les différentes institutions par lesquelles il passe avant d’arriver dans les classes. Chevallard (1982) propose de les classer en trois catégories : le système d’enseignement (l’établissement qui gère la composition des classes, la répartition des enseignants, les emplois du temps, etc.), l’environnement ou la société (les parents, les mathématiciens, l’Éducation Nationale, etc.) et, entre les deux, la noosphère où se rencontrent représentants du système d’enseignement (présidents d’associations d’enseignants, enseignants militants, etc.) et représentants de la société (parents d’élèves, spécialistes de la discipline, etc.). La transformation du savoir à travers son passage dans ces différentes institutions est ce que Chevallard appelle la transposition didactique : « la transposition didactique a lieu quand des éléments du savoir passent dans le savoir enseigné » (Chevallard & Johsua, 1991, p. 22). L’objet de cette thèse n’est pas d’étudier le processus de transposition didactique des savoirs géométriques issus des géomètres. Aussi, nous nous contenterons d’une vision générale du phénomène (cf. image 2.1) : le savoir savant est transformé (« transposé didactiquement ») en savoir à enseigner dans les documents officiels du ministère de l’Éducation Nationale (les programmes scolaires, les documents d’accompagnement, etc.) et les manuels scolaires. Le savoir à enseigner est à son tour transformé en savoir enseigné par les enseignants dans les classes. Enfin, le savoir enseigné est transformé en savoir appris par les élèves

Praxéologies

Nous avons maintenant conscience que les enjeux didactiques visés par l’institution sont les fruits d’une construction qui n’est ni évidente, ni transparente. Nous savons aussi que pour une position donnée au sein d’une institution et pour un objet donné, il existe au moins un rapport officiel, un rapport idoine et un rapport personnel par sujet de l’institution. Ces rapports peuvent être identiques ou non. Mais alors comment les modéliser pour pouvoir les étudier ? Et comment les mettre en relation les uns avec les autres ? Pour étudier les rapports personnels, institutionnels et idoines, nous utilisons la notion de praxéologie. La TAD situe l’activité mathématique, et donc l’activité d’étude en 49 2.1. Point de vue institutionnel mathématiques, dans l’ensemble des activités humaines et des institutions sociales […] toute activité humaine régulièrement accomplie peut être subsumée sous un modèle unique, que résume ici le mot de praxéologie (Chevallard, 1999, p. 223). Dans le cadre de la TAD, toute activité humaine peut donc être décrite comme une succession de tâches t qui relèvent de types de tâches T. Une tâche, relevant d’un type de tâches, est réalisée par une technique τ justifiée par un discours rationnel appelé technologie θ. Ce discours est lui-même justifié par une théorie Θ. Une praxéologie est donc un quadruplet [T,τ ,θ,Θ]. Plus particulièrement, une telle praxéologie est appelée praxéologie ponctuelle (ou Organisation Mathématique (OM) ponctuelle dans le cadre de l’activité mathématique) car elle est relative à un seul type de tâches. Nous développons maintenant un peu plus précisément les éléments constitutifs d’une praxéologie. Celle-ci se compose de deux blocs : le premier, [T,τ ], est appelé le bloc praxis et constitue un « savoir-faire », le deuxième, [θ,Θ], est appelé le bloc logos et constitue un « savoir » (Chevallard, 1999, p. 228). a. Bloc praxis Le bloc praxis est composé du type de tâches T et de la technique τ . Pour les définir, il faut d’abord savoir qu’en TAD, la notion de tâche est très large. Chevallard cite par exemple « sourire à quelqu’un » ou « monter un escalier ». Comme nous le voyons dans ces exemples, la tâche, et c’est la même chose pour le type de tâches dont elle est issue, est composée d’un verbe et d’un objet sur lequel celui-ci s’applique. Ainsi, « calculer la valeur d’une expression numérique contenant un radical » est un type de tâches alors que « calculer » n’en est pas un. « Calculer » est ce que Chevallard appelle un genre de tâches. À noter que les tâches, types de tâches et genre de tâches « ne sont pas des données de la nature », ce sont des « construits institutionnels » (Chevallard, 1999, p. 224). Ainsi, « la précision avec laquelle on décide de formuler types et genres de tâche relève de choix dépendant de ce que l’on veut étudier et du grain d’analyse souhaité » (Sirejacob, 2017, p. 38). Dans le cadre de la TAD, une technique est relative à un type de tâches. Or, la plupart du temps, une technique ne réussit que sur une partie des tâches de ce type de tâches. C’est ce que Chevallard appelle la portée de la technique. En géométrie, par exemple, considérons le type de tâches « démontrer que deux triangles sont égaux ». Une technique consiste à vérifier que les longueurs de côté des triangles 50 Chapitre 2. Cadre théorique, problématique et méthode sont égales en comparant leurs mesures deux à deux. Cette technique s’applique effectivement aux triangles dont on connaît la mesure de longueur des côtés mais pas aux autres pour lesquels il faudra employer d’autres techniques. Lorsque plusieurs techniques sont envisageables, la notion de portée de la technique permet également de parler de techniques « supérieures » à d’autres pour un type de tâches ou une partie du type de tâches (Chevallard, 1999, p. 225). Dans la section 2.3.4, nous verrons comment Chaachoua et Bessot (2019) utilisent la notion de portée de la technique pour organiser et structurer les praxéologies d’un domaine donné. Dans une institution donnée, on n’enseigne généralement qu’une seule technique (voire un petit nombre de techniques) sans qu’elle soit forcément la meilleure. Les autres techniques ne sont alors généralement pas ou plus acceptées. Les techniques enseignées et refusées changent au cours du temps institutionnel. Des techniques peuvent aussi avoir des portées différentes sans que l’une soit supérieure aux autres, leur application dépend alors du savoir en jeu dans les tâches du type de tâches considéré. Dans la continuité des travaux en TAD, Chaachoua (2018) propose de décrire une technique par un ensemble de types de tâches. Il distingue alors deux sortes de types de tâches : — les types de tâches extrinsèques « qui existent en dehors des techniques et peuvent être prescrits institutionnellement aux élèves » (Chaachoua, 2018, p. 16) ; — les types de tâches intrinsèques « qui n’existent qu’à travers la mise en œuvre des techniques de certains autres types de tâches » (Chaachoua, 2018, p. 16). À noter que ces types de tâches peuvent parfois être prescrits aux élèves dans certains contextes pour travailler explicitement un morceau de la technique. Par exemple, en géométrie, pour le type de tâches « construire un triangle ABC tel que AB = 7cm, AC = 6cm et BC = 3cm », une technique possible consiste à : — construire un segment [AB] de 7cm ; — construire le cercle de centre A de rayon 6cm ; — construire le cercle de centre B de rayon 3cm ; — placer le point C à une des intersections entre ces deux cercles ; — construire le triangle ABC. Le type de tâches « placer le point C à une des intersections entre les deux cercles » est intrinsèque car il ne vit que comme un ingrédient d’une technique de résolution d’un autre type de tâches.

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