Pourquoi rapprocher langue et musique ?

Pourquoi rapprocher langue et musique ?

 Éléments pour une analogie entre langue et musique

Un parallèle implicite posé entre prosodie et musique

L’existence de liens étroits entre musique et prosodie a poussé certains chercheurs à parler d’éléments musicaux pour désigner le rythme et l’intonation, notamment Faure (1962 : 7) dans sa recherche sur le rôle des éléments musicaux dans la prononciation anglaise : « Au cours de la présente étude, nous entendrons par éléments musicaux de la prononciation anglaise tout ce qui, dans cette langue, se combine à l’articulation des sons pour permettre au discours d’assurer la communication d’un certain contenu de pensée ou d’émotions. Ces éléments sont essentiellement constitués par les variations de hauteur qui affectent, de diverses façons, les syllabes successives d’un énoncé et qui, s’accompagnant presque toujours de variations concomitantes d’intensité et de durée, en déterminent à la fois le rythme et la mélodie ».  Or, parler d’éléments musicaux à propos de la langue, c’est poser implicitement un parallèle entre musique et langue. Et selon Menezes (1993 : 81) : « du point de vue de la réception linguistique, c’est indubitablement à travers l’intonation prosodique que l’on s’aperçoit de façon immédiate de la contiguïté innée entre langage et musique ». En se penchant sur l’étymologie de ces termes, il est d’ailleurs frappant de constater qu’ils ont une origine musicale. En effet, le terme « prosodie » provient de l’ancien grec « ôdê », qui veut dire chant ou plus précisément chant accompagné d’une musique instrumentale. Il a ensuite été utilisé pour désigner la « science de la versification » et la métrique, qui gouverne la voix humaine lorsqu’elle est en train de lire de la poésie. Quant au terme « intonation », il a lui aussi une origine musicale : il vient du latin « intonare », qui signifie tonner, faire retentir1 . Rossi (1999) explique que : « par une fausse étymologie avec tonus (ton), intonation est à l’origine un terme musical utilisé pour désigner l’action d’entonner un air. Ce n’est guère avant le XIXe siècle qu’on l’utilise également pour désigner les tons de la parole. A la fin du XVIIIe, son usage linguistique n’est pas encore consacré, puisque Walker, en 1787, dans son ouvrage, The Melody of Speaking Delineated, consacré à l’intonation de l’anglais, ne l’utilise pas encore. Au XIXe, le terme intonation désigne, chez Chateaubriand, « les tons de la voix » ; il est donc synonyme de musicalité, mélodie ; déjà le glissement de sens est manifeste par rapport à la signification originelle». Pour Scripture (1902 : 472), la description de la mélodie de la parole devrait prendre en compte le traitement de la mélodie dans le chant, et spécialement les chants primitifs et les chants spontanés des enfants.S’intéressant justement aux premières productions vocales de l’enfant, qu’elles soient langagières ou musicales, Papousek et Papousek (1981 : 166) soulignent cette interdépendance entre langage et musique : « The evolvment and interdependence of language and music are phenomena common to all human cultures, and their universality need not to be documented ». Et pour mieux asseoir ce parallèle, ils parlent également d’éléments musicaux pour désigner les éléments prosodiques (1981 : 164), exactement comme le faisait Faure : « Musical elements – pitch, tone, interval, melody, loudness, accent, tempo and rhythm – or their acoustic correlates – frequency, harmonics, amplitude and temporal patterns – are matters of a primary interest to musicologists but have not attracted much attention of linguists or phoneticians studying language acquisition3 ». L’utilisation de l’expression « éléments musicaux » permet de concilier l’approche linguistique et l’approche « musicologique », cette double approche étant nécessaire à la description linguistique, tout au moins au début de la vie : « Dealing in details with the infant’s earliest perception and production of vocal elements which represent musical element to a musicologist, suprasegmental features to a phonetician, and prosodic or paralinguistic elements to a linguist, we are going to speak of “musical” rather than “prosodic” elements. Thus we want to facilitate our discussion of both linguistic and musicological aspects. For the same purpose our procedures include musical transcriptions as well » (Papousek et Papousek, 1981 : 164). 

 Similitudes et divergences de forme 

Si le parallèle posé entre la langue et la musique est né des similitudes de forme qu’elles entretiennent, encore faut-il décrire ces similitudes. Mais la plupart des auteurs ne se donnent pas la peine de le faire ou alors se contentent de quelques arguments donnés au comptegoutte. Il s’agit donc de justifier le fait qu’on puisse parler de musique à propos de la langue, et plus précisément, de déterminer ce qui est commun au rythme musical et au rythme verbal et ce qui est commun à la mélodie de la musique et à la mélodie de la parole

Rythme musical et rythme verbal

Définition commune  Qu’est-ce que le rythme ? 

A la base de la sensation de rythme, il faut une séquence d’au moins deux éléments qui se distinguent sur le plan perceptif. Comment certains éléments se distinguent-ils des autres ? Parce qu’ils sont marqués par une proéminence, par un accent (l’accent est défini comme un « fait local de proéminence » par Di Cristo, 1999 : 185). Comment se manifeste cette proéminence ? Par un agencement spécifique des paramètres acoustiques que sont la fréquence, la durée et l’amplitude, qui va engendrer une mise en relief au niveau perceptif (hauteur, durée et intensité) et au niveau syntagmatique. C’est donc l’alternance des éléments saillants et des éléments non saillants qui va donner naissance au rythme. Selon la définition du Littré, le rythme dans la langue se définit par une succession de syllabes accentuées (sons forts) et de syllabes non accentuées revenant à certains intervalles. Dans ce sens, les syllabes constituent donc des unités rythmiques. « Le rythme est fondé sur l’organisation temporelle des syllabes métriquement fortes et des syllabes métriquement faibles », (Di Cristo, 1999 : 186). Appliqué à la musique, il désigne une succession de temps forts et de temps faibles. La définition est donc similaire pour la langue et pour la musique. Si l’on revient à l’étymologie du mot, ruthmos (du grec rein, qui signifie « couler » au sens d’un ruisseau qui coule) signifie chez les auteurs grecs : « forme distinctive, figure proportionnée, disposition », ou encore « arrangement caractéristique des parties dans un tout », « manière particulière de fluer », et, chez Platon, pour la première fois, « forme du mouvement que le corps humain accomplit dans la danse » (Benveniste, 1951). Sauvanet (2002) pose donc la définition globale suivante : « tout phénomène, perçu ou agi, auquel on peut attribuer au moins deux des qualités suivantes: structure, périodicité, mouvement» et la définition restreinte : « tout phénomène, perçu ou agi, auquel on peut attribuer chacune de ces trois qualités ».Cette définition s’applique à la fois à la production et à la perception de la musique et de la langue. Un rythme fort combine les trois : la musique et la langue sont des rythmes forts. Elles combinent la structure (la forme, avec l’agencement du tout et des parties), la périodicité (le retour régulier de temps forts ou des syllabes accentuées) et le mouvement (exécution musicale et parole). Mais, dans certaines pièces de musique contemporaine, on trouve une structure, un mouvement, mais pas forcément de périodicité. Il existe une tradition de description du rythme musical qui s’enracine dans ces similitudes entre rythme verbal et rythme musical. En effet, elle utilise un système basé sur les pieds de la poésie pour décrire le rythme musical. Cette tradition remonte au temps d’Aristoxène et « il est possible d’en suivre la trace depuis les théoriciens de la Renaissance et du XVIIIe, jusqu’à Riemann, le théoricien de la musique du XIXe » (Clarke, 1989 : 26). Plus récemment, elle fonde la description que font Cooper et Meyer (1960) de la structure rythmique de la musique : ils ont en effet constitué un répertoire de cinq types rythmiques inspirés de la prosodie grecque (le trochée, le dactyle, l’iambe, l’anapeste et l’amphibraque), définis selon la répartition des éléments accentués et non accentués (tableau n°1). 

Musique et métricité 

Malgré ces similitudes, le cadre rythmique de la musique est pourtant différent de celui de la langue. Selon Jones et Yee (1994 : 108), la musique occidentale « semble nous inviter à frapper le rythme avec le pied et à le suivre, ce qui suggère une apparente métricité ». Sur la partition musicale, les structures sont effectivement organisées de façon mesurée : des points d’appui périodiques délimitent les mesures, la pulsation se définissant comme le retour régulier de ces points d’appui. Chacun d’entre eux est associé à un temps en musique.Afin de rendre le rythme lisible, la notation musicale répartit ces temps au sein d’unités temporelles de taille égale, les mesures qui sont délimitées par des barres de mesure. On trouve ainsi des mesures comportant 2, 3, 4, 5 temps, etc… Selon Clarke (1989 : 27) : « le rythme s’organise autour d’un cadre d’unités isochrones répétées (la pulsation), de telle sorte que de grandes périodes temporelles sont reliées l’une à l’autre par des rapports de nombres entiers. On obtient ainsi un cadre stable qui, entre autres choses, facilite la coordination des différents interprètes dans les ensembles ». Lorsque ces unités sont isochrones et reliées entre elles par des rapports temporels simples, les auditeurs sont capables de se synchroniser avec le rythme et d’en extraire facilement la pulsation en la frappant (Michon, 1967 ; Wing et Kristofferson, 1973a, b), et ce, même après la fin de la séquence. Povel (1981) a montré en les chronométrant, que les battements coordonnés avec le plus de précision étaient ceux qui reproduisaient un rapport temporel simple et notamment, le plus simple d’entre eux, le rapport 2:1. Les auditeurs sont donc capables d’engendrer et d’appliquer des relations métriques pour lier des groupes et des sons. Mais ils vont plus loin qu’extraire la seule pulsation. Nous avons vu que le rythme musical se définissait comme une succession de temps forts et de temps faibles. Quel que soit leur « poids » respectif, ces temps s’écoulent régulièrement. Dans une mesure, le premier temps est toujours fort, le deuxième et le troisième sont faibles, sauf dans la mesure à quatre temps où le troisième est fort. Chaque temps se divise lui même en une partie initiale forte et une partie finale faible. Après avoir extrait la pulsation, les auditeurs, sensibles à cette hiérarchie rythmique, sont capables de repérer le ou les temps forts au sein de la mesure. « Dans le cas d’un rythme de valse par exemple, l’auditeur repérera tout d’abord un premier niveau de battement régulier au niveau de la noire, puis il interprétera un de ces battements sur trois comme étant le plus important » (Bigand, 1994 : 273). Pour un même morceau de musique, l’auditeur peut extraire une pulsations différente, dont les battements seront plus rapprochés (tempo rapide) ou au contraire plus éloignés (tempo lent). Ces différences de pulsation reflètent en réalité des niveaux hiérarchiques différents. Lerdahl et Jackendoff (1983) ont montré que la musique répondait à une organisation hiérarchique d’unités de durées variables : au plus bas niveau, les unités sont constituées d’un seul élément.Ces unités se combinent ensuite pour créer d’autres unités plus longues, à des niveaux plus élevés. Plus l’auditeur sera expérimenté (acculturation avec le système musical classique et niveau de formation musicale), plus il aura accès à un grand nombre de niveaux. Il pourra ainsi organiser les événements sur de plus grands groupes temporels et « choisira » donc spontanément une pulsation plus lente, reflétant un niveau hiérarchique élevé (Drake et al., 2000a). La figure n°1 extraite de Drake et al. (2000b : 253) nous donne un exemple des différents niveaux de hiérarchie qui affectent un même extrait musical. Un musicien aura accès aux niveaux les plus élevés, c’est-à-dire qu’il sera capable de battre la pulsation tous les deux temps (n+1) ou tous les quatre temps (n+2).

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *