Que mesure en théorie une évaluation contingente ?

La genèse (1952 – 1989)

La genèse de la méthode d’évaluation contingente s’étale sur un peu plus de 35 ans entre son « invention » par Ciriacy Wantrup en 1952 et sa « stabilisation » par Mitchell et Carson en 1989. Entre ces deux dates, les auteurs ayant travaillé à son développement lui donnèrent un cadre théorique et définirent la plupart des enjeux méthodologiques. La méthode connut dans le même temps sa première reconnaissance et légitimation publique. L’étude de ces premières années d’élaboration de l’évaluation contingente montre que le développement scientifique de la méthode et celui de son usage public sont intimement liés. L’évaluation contingente est un « quasi-objet » – un « hybride » dirait Bruno Latour – à travers lequel transparaissent des contextes politique, sociétal et intellectuel inscrits dans un territoire particulier: les Etats-Unis d’Amérique. Les Etats-Unis furent en effet le laboratoire au sein duquel se développa l’évaluation contingente. L’inventeur de la méthode, Ciriacy-Wantrup, travaillait dans une université californienne (Berkeley). Jusqu’au milieu des années 80, la très grande majorité des applications eut lieu aux Etats-Unis et les développements théoriques furent effectués, en grande partie, par des auteurs de ce pays. La méthode se diffusa à partir des années 80 sur d’autres continents, et notamment dans les pays en développement, mais dans ce dernier cas la plupart des premières études furent effectuées sous la direction d’auteurs étasuniens.

Le rôle pionnier de ce pays s’explique surtout par des préoccupations de politique publique qui lui étaient alors propres – et qui se sont depuis largement diffusées. Celles-ci se manifestent notamment par l’usage répandu de la méthode d’analyse coût-bénéfice (ACB) dans la décision publique. Ses premières applications datent du début du 20ème siècle16 et sa diffusion dans les années 50 suscita le besoin de méthodes permettant de mesurer les bénéfices de projets d’investissement public. C’est alors que l’évaluation contingente fut inventée. Dès le début des années 80, l’analyse coût-bénéfice fut également appliquée dans les réglementations fédérales, accentuant ainsi considérablement le besoin de méthodes d’évaluation fiables. Cette période fut celle d’importants développements empiriques et théoriques de la MEC. L’analyse coût-bénéfice pourrait être qualifiée de méthode d’optimisation par le marché, ou de rationalisation marchande, car elle associe la volonté de prendre les meilleures décisions possibles -sans gaspillage d’argent public- à l’idée que le modèle du marché est le plus efficace pour parvenir à cet objectif. Le niveau élevé de confiance dans les marchés, caractéristique des Etats-Unis, peut ainsi contribuer à expliquer l’émergence de l’évaluation contingente. Cette méthode permet de créer des marchés là où il n’en existe pas et, ce faisant, d’étendre la possibilité de régulations de type marchand. C’est sans surprise qu’elle connut donc son premier « épanouissement » législatif sous l’administration Reagan – et sa diffusion en Angleterre alors que Margaret Thatcher était premier ministre.

Cet intérêt politique pour la méthode se traduisit logiquement par une reconnaissance dans les cadres réglementaires et juridiques et par un soutien important à la recherche. De très nombreux articles et ouvrages furent financés par des agences de l’administration étasunienne comme l’Environnemental Protection Agency. L’ensemble de ce soutien permit de donner une crédibilité scientifique à une méthode qui était contestée depuis sa création. Ce support public n’aurait néanmoins peut être pas suffi si un fond théorique et quelques idées nouvelles n’avaient pas existé. Ce fond théorique est celui de l’économie du bien-être auquel Ciriacy-Wantrup eut l’idée de marier les méthodes d’enquête. L’autre idée essentielle fut la proclamation, en pleine émergence des premiers mouvements de défense de la nature, de l’existence de valeurs économiques de non-usage permettant de donner un contenu économique aux préoccupations écologiques grandissantes. Largement diffusée, soutenue et reconnue dans les années 80 aux Etats-Unis, la MEC commença également à s’affranchir de sa patrie d’origine, notamment à travers les premières applications dans des pays en développement conduites par une équipe de la Banque mondiale. Ces enquêtes furent tout autant marquées par le climat idéologique de la période, l’évaluation contingente y était utilisée pour instaurer des modes de décisions marchandes, cette fois dans les domaines de l’eau et de l’assainissement. La démarche était par contre différente : il ne s’agissait plus de mesurer des bénéfices (ou des pertes) pour évaluer la légitimité d’un projet mais d’évaluer une demande pour de nouveaux services ou équipements. C’est un indice de faisabilité du projet qui était alors recherché, et ce faisant, c’était une voie nouvelle qui s’ouvrait à l’évaluation contingente, une voie où elle peut abandonner une grande partie des postulats théoriques qui participèrent à sa fondation.

Le contexte: le développement de l’analyse coût-bénéfice dans les années 50

L’invention et le développement de la méthode d’évaluation contingente sont très étroitement liés à la montée en puissance de l’analyse coût-bénéfice dans la décision publique17. L’objectif de l’ACB est de rationaliser et d’optimiser la décision en la fondant sur une évaluation qui se veut objective des coûts et des bénéfices. Alors qu’elle se limitait, d’après Alan Randall18, à une simple analyse comptable dans les années 50, l’ACB a peu à peu intégré les concepts de l’Economie du bien-être, au point d’en tirer finalement ses fondements théoriques et ses recommandations pratiques. Dans sa forme moderne, l’ACB cherche à évaluer la satisfaction (ou l’insatisfaction) finale que tirerait un groupe d’individus d’un projet ou d’une politique publique. Le problème essentiel d’une ACB ainsi définie est de mesurer les bénéfices ou les coûts induits situés hors de la sphère marchande. Le problème est particulièrement prégnant dans les projets à dimension environnementale où les bénéfices (pertes) s’évaluent souvent en terme d’amélioration (détérioration) de la qualité de biens non marchands (diminution de la pollution de l’air ou protection d’une forêt par exemple). Avant la mise en oeuvre des premières évaluations contingentes ces gains ou pertes étaient mesurés à l’aide de la méthode dite des « coûts de transport »19. Cette méthode consiste à mesurer les bénéfices que des individus tirent d’un bien environnemental (une forêt par exemple) à l’aide des dépenses de transports que leur visite occasionne. Cela revient finalement, en l’absence de marché pour le bien considéré, à observer et retenir les transactions monétaires effectuées sur un marché existant et étroitement lié au bien non marchand (en l’occurrence, celui du transport).

La méthodes des prix hédoniques, qui fut développée plus tard, utilise également des marchés existant, comme celui de l’immobilier, pour évaluer la valeur que les individus attribuent à des aménités environnementales. A l’aide d’une régression statistique, elle permet par exemple de déduire la valeur d’un paysage des variations du prix de l’immobilier selon l’orientation des habitations. De la même manière, des auteurs cherchent parfois à évaluer, à l’aide de cette méthode, la valeur que les individus attribuent à leur vie en étudiant les liens entre niveaux de salaires et risque au travail20. Ces deux méthodes (coût de transport et prix hédoniques) sont basées sur des « préférences révélées » (revealed preferences), c’est à sur dire des choix déjà effectués par 31les individus. Elles ont comme défaut de ne pas pouvoir s’appliquer à tous les biens et surtout, de ne mesurer que des valeurs d’usage, contrairement aux méthodes d’observation des « préférences déclarées » (« stated preferences »), comme l’évaluation contingente, qui se fondent sur des choix non encore effectués. Une méthode applicable à tous les biens, mesurant également les valeurs de non-usage définies par Krutilla21 et Weisbrod22 dans les années 60, était en effet nécessaire pour mener à bien l’exercice « d’optimisation » des politiques publiques par ACB23. Puisque le principal obstacle à la mesure d’une partie des bénéfices ou des dommages était l’absence de marché pour certains biens, des économistes ont proposé de créer des marchés virtuels ou contingents sur lesquels seraient interrogés les individus. Dans ce cadre, placés dans une situation de décision hypothétique, les enquêtés doivent exprimer un consentement à payer ou à recevoir pour la préservation, l’amélioration ou la destruction d’un bien. Cette méthode est applicable à tous les biens et mesure l’intégralité de la valeur (d’usage et de non-usage), c’est la méthode d’évaluation contingente (MEC).

Table des matières

Introduction
I. HISTOIRE D’UNE ENQUETE
I.1 La genèse (1952 – 1989
I.1.1 Prémisses et période exploratoire
I.1.2 Consolidation théorique et première consécration juridique
I.1.3 L’évaluation contingente dans les PED: le travail pionnier de la Banque mondiale sur la demande en eau
I.2 Le temps des débats (début des années 90)
I.2.1 Le naufrage de l’Exxon Valdez
I.2.2 L’arène
I.2.3 A question hypothétique, réponse hypothétique
I.2.4 Crédibilité: les individus répondent-ils à la bonne question
I.2.5 Au centre de la critique: l’embedding effect
I.2.6 La question de la fiabilité: les différents types de biais
I.2.7 Les conclusions du panel du NOAA
I.2.8 La consécration juridique: l »Oil Pollution Act
I.2.9 Le système de légitimation
I.3 Usages et diffusion institutionnelle récente (1990-2005)
I.3.1 En Europe
I.3.2 Diffusion au Sud
I.4 L’enquête Moshi 2002
I.4.1 Objectifs et contexte de l’enquête
I.4.2 La méthodologie d’enquête
II. DE L’EVALUATION CONTINGENTE A LA MESURE CONTINGENTE DE LA DEMANDE. DETOUR PAR LA VALEUR
II.1 Que mesure en théorie une évaluation contingente
II.1.1 Histoire de la théorie de la mesure des bénéfices (et de l’hypothèse de substitution)
II.1.2 La théorie de l’évaluation monétaire de l’environnement
II.1.3 Surplus, bénéfice et demande : clarification
II.2 Est-il raisonnable d’être utilitariste ?
II.2.1 La dé-moralisation de la valeur
II.2.2 Peut-on penser une monnaie sans société ?
II.2.3 La nature est-elle soluble dans l’utilité
II.3 La requalification de l’évaluation contingente
II.3.1 Un nouveau cadre interprétatif
II.3.2 L’interprétation du vecteur de paiement : l’évaluation contingente mise en contexte
III. UNE DEMANDE CONTINGENTE MISE EN CONTEXTE. LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENQUETE MOSHI
III.1 Comment mesurer une demande contingente dans un PED ?
III.1.1 Donner le temps de la décision
III.1.2 S’adapter aux comportements d’achats
III.1.3 Mesurer un consentement à travailler
III.1.4 Proposer des solutions à crédit
III.1.5 Etudier les marchés liés. Les dysfonctionnements du marché locatif : enquête propriétaire-bailleur
III.2 Quels enseignements pour une politique publique de l’assainissement ?
III.2.1 Le financement
III.2.2 La régulation institutionnelle
Conclusion

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