Racine se plia aux règles de la tragédie classique 

’Andromaque’’ (1667) Tragédie en cinq actes et en vers de Jean RACINE

Intérêt de l’action

Avec ‘’Andromaque’’, Racine donna une tragédie où on retrouve tous les éléments habituels du genre : un débat entre la Grèce victorieuse et ce qui reste de Troie, d’où les intérêts d’État et les devoirs de famille ne sont pas absents ; la rivalité d’une veuve de héros et d’une jeune princesse orgueilleuse ; l’opposition d’un roi fier et violent et d’un parfait amant longtemps éconduit. Mais, en fait, il y inaugura un nouveau type de tragédie, dont l’originalité tenait à un double refus : celui de la tragédie de Corneille, et celui de la tragédie romanesque et galante ; qui était marqué à la fois de plus de rigueur dramatique et de plus de poésie ; où la violence passionnelle de I’amour se greffe sur I’enjeu politique, et entraîne tout, comme une fatalité. Il repoussa la conception de la tragédie que se faisait Corneille. Il est vrai que, dans ‘’Andromaque’’, il lui reprit le «grand intérêt d’État» ; mais le drame de tous les personnages vient de ce que la politique réclame exactement le contraire de ce qu’ils veulent (Oreste, exigeant au nom des Grecs que Pyrrhus épouse Ia femme que lui-même adore, en est le symbole) ; de ce que le choix politique est en même temps le choix de la vengeance (en témoigne Pyrrhus qui menace Andromaque d’épouser Hermione, et d’abandonner ainsi son fils, Astyanax, qui est réclamé par les Grecs). Il est vrai aussi que les sentiments d’Hermione pour Pyrrhus, et ceux de Pyrrhus pour Andromaque peuvent s’élever jusqu’à un certain héroïsme, et ne sont pas éloignés, en leur naissance, de l’admiration éperdue que professaient les amoureux de Corneille, car celui-ci faisait très délibérément et très consciemment reposer ses pièces sur des passions «plus nobles et plus mâles que l’amour», qui était pour lui une passion maîtrisable, qu’on devait et qu’on finissait par pouvoir combiner avec (ou soumettre à) la politique et la liberté du moi.
Si on retrouve la situation chère à Corneille du choix impossible, si chacun des quatre protagonistes est soumis à un dilemme, ‘’Andromaque’’ étant, selon Jacques Schérer, «la tragédie du dilemme par excellence», aucun (sauf Andromaque qui en vient à accepter d’épouser Pyrrhus pour se suicider ensuite) ne finit par choisir la postulation supérieure, celle qui, chez le vieux dramaturge, transcendait les deux termes de I’alternative, la force d’entraînement de la passion finissant toujours par être la plus forte.
Et, dans ‘’Andromaque’’, le «grand intérêt d’État» est mis au second rang, une place prééminente étant accordée aux sentiments individuels et surtout à l’amour, auquel sont subordonnés les autres mouvements des personnages. L’instinct y tient un langage inusité incompatible avec les traditions de la morale héroïque. Les cornéliens firent un faux procès à Racine en lui reprochant ses héros qui sont tout occupés d’amour, car personne avant lui n’avait montré qu’il pouvait déboucher sur une scène irrémédiablement dévastée.

Cette conception de la passion irrésistible qu’il se faisait était issue de la tragédie galante, de la pastorale dramatique, du roman précieux, tous genres où on trouvait souvent le thème conventionnel de l’enchevêtrement d’amours sans réciprocité, de la chaîne des amours non réciproques : des amants aiment sans être aimés, sont aimés par celles qu’ils n’aiment pas. Racine la reprit dans toute sa rigueur : Oreste aime Hermione, qui ne I’aime pas ; Hermione aime Pyrrhus, qui ne I’aime pas ; Pyrrhus aime Andromaque, qui ne l’aime pas car elle ne pense qu’à Hector, qui est mort et quasiment divinisé, qui fixe toute la chaîne puisqu’il ne peut pas changer : elle lui sera donc absolument fidèle, jusqu’au moment inattendu où ce mort prendra la parole pour proposer une solution. Comme leur couple est clos, qu’Andromaque n’est pas une «belle inhumaine» susceptible de découvrir I’amour à la fin, et qu’Hermione et Pyrrhus sont trop enferrés dans leur passion respective pour être susceptibles de reporter leur amour sur qui les aime, cette chaîne ne peut être rompue. Ces personnages se refusent I’un à I’autre mais sont étroitement solidaires, comme les mécanismes d’une «machine infernale» où «chaque geste de l’un réagit immédiatement sur le sort de tous les autres.» (R. Picard).En fait, le mécanisme de la pièce est plus subtil car, entre les personnages, existe une hiérarchie morale. Il faut constater que Ia fière Hermione a dédaigné Oreste pour Pyrrhus, qui lui est héroïquement supérieur, tandis que celui-ci a rencontré dans Andromaque une valeur supérieure, au moment où se dévaluait la sienne. Cette hiérarchie morale ne peut être modifiée par la stratégie imaginée par Oreste et Hermione, même si, tout au long de l’intrigue, se produisent des oscillations des cœurs, des va-et-vient des personnages, des revirements psychologiques, Racine faisant se rencontrer des intérêts politiques inévitables et des intérêts amoureux irrésistibles, des conflits intérieurs insolubles et insurmontables, effectuant donc une synthèse par laquelle il créa une nouvelle forme d’intérêt tragique, tout en réalisant le mieux l’idéal de la tragédie classique. En effet, ‘’Andromaque’’, tragédie en cinq actes et 1 648 alexandrins, correspond bien à la définition de la tragédie qui voulait que, le sujet étant historique ou mythologique, on voie des personnages de rang noble mais impuissants, soumis au malheur par des forces supérieures (des dieux le plus souvent) qui les manipulent, l’enchaînement des événements et le dénouement nécessairement dramatique relevant d’une fatalité implacable, qui peut sembler injuste, inique et bien au-delà de l’endurance humaine. La tragédie touche donc le public par la terreur et la pitié. On ressent de la terreur devant le drame où les personnages sont plongés, devant la mécanique passionnelle implacable dans laquelle ils sont entraînés. On ressent de la pitié pour ces êtres lucides mais sans confiance en eux-mêmes.
Le rôle des forces supérieures est bien marqué car celui qui met en branle l’action, Oreste, se demande «qui peut savoir le destin qui m’amène ?» (vers 25), constate : «Tel est de mon amour l’aveuglement funeste» (vers 481), la pièce atteignant d’emblée à la fascinante cruauté tragique. Puis, dans un cycle infernal, son action s’exerce sur Hermione, qui elle-même influe sur Pyrrhus, qui veut contraindre Andromaque, qui, étant partagée entre Hector et Astyanax, le premier la faisant aspirer à la mort et donc refuser la proposition de Pyrrhus, le second l’attachant à la vie et l’incitant à accepter la proposition, ce qui entraîne un retournement de Pyrrhus contre Hermione, dont la décision déclenche un enchaînement inéluctable qui mène à l’hécatombe finale.
Au XVIIe siècle, la tragédie, à la suite d’Aristote et de l’abbé d’Aubignac, théoricien français auteur d’une ‘’Pratique du théâtre’’ (1657) et de ‘’Dissertations concernant le poème dramatique’’ (1665), non seulement continua à être écrite en des alexandrins qui manifestaient le refus d’imiter la vraie vie, la volonté de solenniser la langue, mais fut soumise à des règles auxquelles Corneille se pliait difficilement, tandis que Racine sut s’y soumettre avec une habileté qui donne I’impression du naturel. Au regard de ces règles, ‘’Andromaque’’ est une véritable tragédie. Non seulement elle conduit à un meurtre, à un suicide et à un délire, mais tous les protagonistes (sauf Andromaque, qui a déjà subi son malheur, et que menace une nouvelle catastrophe) sont à la poursuite d’une personne ou plutôt d’une raison d’être qui les refuse, et cherchent à s’en emparer par une violence qui se retourne contre eux. Cependant, le dénouement est un heureux revirement.

Racine se plia aux règles de la tragédie classique 

– La règle de l’unité d’action voulait que tous les événements de la pièce soient liés et nécessaires, de la scène d’exposition jusqu’au dénouement de la pièce ; qu’apparaisse évident le motif de la présence ou de la sortie des personnages ; que les actions secondaires contribuent à l’action principale. Ici, si les difficultés d’Hermione pourraient être considérées comme constituant une deuxième intrigue, sous-jacente à la première, elle est en fait intimement mêlée à celle-ci. L’attention, loin de se disperser, est concentrée sur un problème unique : Andromaque acceptera-t-elle ou refusera-t-elle d’épouser Pyrrhus? De sa décision dépendent son destin et celui de son fils, mais aussi ceux de Pyrrhus, d’Hermione et d’Oreste. Du balancement de ses hésitations naissent toutes les péripéties de la pièce. Il n’y a rien dans tout cela qui sente l’artifice : on a l’impression que rien ne pouvait se passer autrement. Si Voltaire critiqua Ie manque d’unité de l’action, il avoua néanmoins son admiration en termes élogieux : «Il y a manifestement deux intrigues dans ‘’Andromaque’’ de Racine, celle d’Hermione aimée d’Oreste et dédaignée de Pyrrhus, celle d’Andromaque qui voudrait sauver son fils et être fidèle aux mânes d’Hector. Mais ces deux intérêts, ces deux plans sont si heureusement rejoints ensemble que, si la pièce n’était pas un peu affaiblie par quelques scènes de coquetterie et d’amour plus dignes de Térence que de Sophocle, elle serait la première tragédie du théâtre français.» (‘’Remarques sur Ie ‘’Troisième discours du poème dramatique’’’’).

– La règle de l’unité de temps voulait, d’après Aristote, que l’action ne dépasse pas une «révolution de soleil», qu’elle coïncide le plus possible avec le temps du spectacle : on en avait fixé la durée maximale à vingt-quatre heures. Son respect dans la pièce est bien marqué aux vers 1123-1124 :
«J’ai moi-même, en un jour, Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour.»
et au vers 1213 : «Cette nuit je vous sers, cette nuit je l’attaque.»
Ce respect fut d’autant plus facile que la tragédie débute en pleine crise (même si le conflit entre Pyrrhus et Andromaque dure depuis un an [vers 969]) ; que l’ambassade d’Oreste oblige Pyrrhus et Andromaque à des décisions immédiates. Racine a été si peu gêné par la limite des vingt-quatre heures qu’il a parfois interrompu I’action par des «paliers», afin de ménager I’intérêt des spectateurs, et d’éviter la précipitation. Il fut même l’un des dramaturges qui se sont le plus approchés de l’idéal du théâtre classique qui voulait que le temps de l’action corresponde au temps de la représentation (c’est-à-dire environ trois heures). Mais le passé est tout de même évoqué : autrefois, eut lieu la guerre de Troie, «dix ans de misère» (vers 873) ; comme l’est aussi l’avenir : Astyanax est reconnu «pour le roi des Troyens» (vers 1512).
– La règle de l’unité de lieu voulait que toute l’action se déroule dans un même endroit. C’est bien le cas puisqu’il est indiqué que «la scène est à Buthrote, ville d’Épire, dans une salle du palais de Pyrrhus». En fait, si la pièce ne peut que se dérouler dans le palais, ce n’est peut-être pas dans la même salle. Mais, au vers 790, il y a élargissement du lieu par un décor hors palais. Et il fallait des récits de ce qui ailleurs s’est passé ; mais ils ne sont pas artificiels : la vision de Troie en flammes s’impose dans la mémoire d’Andromaque au moment où elle doit accepter Pyrrhus pour époux : «Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle…» [vers 997]) ; on ne peut éviter le récit de la mort de Pyrrhus et du suicide d’Hermione. Mais il fallait aussi à l’époque ne pas montrer sur la scène les actions violentes, afin de se soumettre à…

Intérêt littéraire

Le texte d’’’Andromaque’’ montre des qualités qu’on peut essayer de déterminer en examinant successivement le lexique, la syntaxe, les styles, la versification.

Le lexique 

On y distingue des mots de la langue du XVIIe siècle dont voici un relevé :
– «abord» (vers 1276) : «introduction d’une personne auprès d’une autre», «arrivée».
– «achever» (vers 715) : «rendre complet».
– «admirer» (vers 1130) : «s’étonner de» (sens étymologique [latin «mirari»]).
– «à main forte» (vers 1586) : «à main armée», «en portant des armes».
– «amant» (vers 116, 126, 142) : «personne qui aime sans être nécessairement payée de retour», «soupirant» ou «prétendant agréé».
– «amour» qui pouvait être féminin (vers 462).
– «appareil» (vers 1639) : «ensemble d’éléments préparés pour obtenir un résultat».
– «ardente» (vers 1337) : «brûlante», «en flammes».
– «arrêt de mon courroux» (vers 1407) : «décision que m’a inspirée ma colère».
– «cependant» (vers 570, 1214) : «pendant ce temps» (sens étymologique).
– «charme» (vers 31, 254, 673) : «sortilège», «enchantement magique».
– «cœur» (vers 298, 787, 1239, 1411) : «courage».
– «conduite» (vers 1253) : «direction» (sens étymologique).
– «content» (vers 1620) : «contenant tout ce qu’il peut contenir».
– «coup» (vers 801, 836) : «action mauvaise, ou tout au moins action hardie».
– «courage» (vers 1497) : «cœur».
– «couronner» (vers 1165) : «mettre le comble à».
– «démons» (vers 1636) : «divinités», «esprits», «génies».
– «déplaisir» (vers 81) : «désespoir», «tristesse profonde», «angoisse».
– «devant que» (vers 1429) : «avant que» ; c’était déjà presque un archaïsme à l’époque de Racine.
– «détester» (vers 754) : «vouer aux puissances infernales».
– «diadème» (vers 1137) : «bandeau royal», «couronne royale».
– «dissiper» (vers 1410) : «se dissiper» ; au XVIIe siècle, l’emploi absolu se substituait souvent à l’emploi pronominal là où il serait de règle aujourd’hui.
– «échauffer» (vers 1002) : «stimuler».
– «éclater» (vers 1115) : «se couvrir d’éclat», «briller», «se signaler».
– «égaré» (vers 1606) : «qui a quasiment perdu la raison».
– «embrasser» (vers 1633) : «prendre dans ses bras» (sens étymologique).
– «encore un coup» (vers 1158, 1418) : «encore une fois» ; l’expression n’était pas familière au XVIIe siècle.
– «en effet» (vers 1150, 1355) : «réellement», «véritablement».
– «ennui» (vers 44, 256, 376, 524, 835, 1139, 1403) : «violent chagrin» (du latin «in odium» : «qui entraîne dans la haine»).
– «entendre» (vers 537, 702) : «comprendre».
– «environner» (vers 1593) : «encercler».
– «éperdu» (vers 729) : «qui est profondément troublé par la crainte ou par une passion quelconque.»
– «étudiée» (vers 1398) : «feint», «simulé».
– «évènement» (vers 1487) : «issue», «succès de quelque chose».
– «fable» (vers 770) : «sujet de moquerie».
– «fer» (vers 1034) : «épée».
– «fers» (vers 32, 1351) : «chaînes auxquelles étaient attachés les prisonniers» ;
– «flatter» (vers 658, 737, 871) : «tromper», «faire illusion», «faire plaisir», «remplir de satisfaction».
– «foi» (vers 437, 819, 1023, 1043, 1075, 1282, 1381, 1507) : «fidélité», «assurance donnée d’être fidèle à sa parole».
– «fortune» (vers 2, 829) : «sort», «destinée», «fatalité», «tout ce qui peut arriver de bien ou de mal à un être humain» (sens latin).
– «fureur» (vers 488, 709) : «folie» (sens étymologique).
– «furie» (vers 1537) : à la fois «acharnement inhumain» et «geste de folie».
– «garder» (vers 801) : «prendre garde que».
– «gêner» (vers 343, 1347) : «torturer» ; c’était déjà un archaïsme à l’époque de Racine.
– «gloire» (vers 413, 631, 634, 822) : «réputation», «honneur».
– «se hasarder» (vers 1062) : «se mettre en péril».
– «heureux» (vers 1502) : «favorisé par le sort».
– «horreur» (vers 1627) : «effroi presque physiologique» (sens étymologique).
– «hymen» (vers 80, 124, 667, 755, 806, 837, 965, 1025, 1109, 1241, 1371, 1433, 1487, 1504) ou «hyménée» (vers 1426) : «mariage».
– «innocence» (vers 1346) : «état de quelqu’un qui ne nuit pas» (sens étymologique).
– «s’intéresser pour quelqu’un» (vers 1404) : «prendre parti pour lui».
– «ménager» (vers 1646) : «mettre à profit».
– «modeste» (vers 1121) : «qui a de la modération».
– «objet» (vers 1609) : «ce qui se présente à la vue», «spectacle».
– «opprimer» (vers 1209) : «tuer».
– «parricide» (vers 1534, 1574) : «meurtre d’un père, d’une mère, d’un frère, d’une soeur, d’un enfant, d’un ami, d’un roi.»
– «passer» (vers 1613) : «dépasser».
– «perdre» (vers 1201) : «tuer».
– «perdre le sentiment» (vers 1645) : «s’évanouir», «perdre connaissance».
– «presse» (vers 1521) : «foule».
– «prétendre» (vers 1024) : «aspirer à» – (vers 1481) : «réclamer».
– «prévenir» (vers 1061) : «prémunir contre» – (vers 1201) : «agir avant».
– «prononcer» (vers 886) : «décider».
– «protester» (vers 708) : «promettre solennellement».
– «rangé» (vers 1109) : «soumis», «assujetti».
– «rendre justice» (vers 1485) : «faire justice».
– «retardement» (vers 1171) : «retard».
– «sans dessein» (vers 1396) : «sans but», «sans intention précise», «maladroite».
– «sans doute» (vers 818, 856) : «sans aucun doute».
– «séduire» (vers 783) : «détourner du droit chemin» (sens étymologique).
– «soin» (vers 195, 501, 767, 1252, 1457) : «souci grave», «effort qu’on fait pour obtenir ou éviter quelque chose».
– «succès» (vers 647, 765) : «résultat, favorable ou défavorable» (sens latin de «successus»).
– «trahir» (vers 1526) : «en parlant des choses, ne pas seconder, rendre vain, décevoir.»
– «transport» (vers 300, 719, 850, 1055, 1394, 1457, 1505) : «mouvement violent de l’âme».

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