REPENSER LA TOLÉRANCE EN CONTEXTE MULTIPOLAIRE

REPENSER LA TOLÉRANCE EN CONTEXTE MULTIPOLAIRE

Repenser la tolérance, tâche ingrate quand tout semble avoir été dit à l’égard de ce concept. Et le fait de s’assigner comme mission de la faire à partir d’une vision diffractée, enrichie par l’apport d’intervenants du Nord et du Sud, ne rend pas pour autant, à première vue, la tâche plus aisée tant les travaux d’analyse comparée sur ce sujet, induits en particulier par les réflexions sur le multiculturalisme, sont légion. Et pourtant, à la lecture de ce travail collectif regroupant des chercheurs d’Europe (Bulgarie et France) et d’Amérique (Canada et Brésil), on ne peut qu’être frappé par la nouveauté de certaines perspectives et la perspicacité de certaines analyses qui remettent en question cette valeur phare et consubstantielle de la démocratie qu’est la tolérance, que ce soit à partir d’un traitement historique, conceptuel ou critique. Avant d’en venir plus précisément à cet apport varié regroupé autour de quatre thématiques constitutives (histoires, raisons, enjeux et limites de la tolérance), j’aimerais évoquer en quelques mots le signification de ce concept et en retracer un bref historique. Comme on le sait, la tolérance se présente sous la forme d’un concept négatif : tolérer, c’est permettre, laisser une position s’exprimer sans préjuger de l’approbation qu’on peut lui donner et même, dans certains cas, l’admettre quoiqu’on ne l’approuve pas.

Pour autant, il n’est pas évident qu’il s’agisse simplement d’un concept négatif et l’intérêt peut être d’en dégager un sens positif. Dans ce cas, tolérer c’est respecter la pluralité et la diversité des positions là où il est impossible de parvenir à la détermination du vrai ou du bon. Car il n’est pas évident que l’on puisse en tout domaine et sur toute question parvenir à une détermination du vrai ou du bon. De manière générale, l’appel à la tolérance recouvre les domaines de l’opinion et de la foi. Pour le dire autrement, la tolérance met en perspective le rapport entre foi et opinion, en particulier par rapport aux cas extrêmes que constitueraient le savoir objectif et l’opinion pure et simple. Pour Kant, par exemple, bien que la foi soit insuffisante du point de vue objectif, elle n’en a pas moins une suffisance du point de vue subjectif, et c’est pour cela qu’elle n’est pas réductible à l’opinion, qui est à la fois insuffisante du point objectif et subjectif. Même si on ne possède pas de preuve en faveur de ce que l’on croit, on peut malgré tout en discuter selon certaines raisons qui montrent qu’il y a une légitimité à la croyance, et à telle croyance plutôt qu’à telle autre. Distinction entre foi et opinion qui se retrouve dans le domaine éthique, où ce qui n’est ni obligatoire ni interdit peut faire l’objet d’une discussion, sans être pour autant une opinion indifférente abandonnée à l’appréciation purement privée.

Discuter de la sorte, cela suppose des acquis politiques minimaux (les droits de l’homme) qui garantissent la possibilité du dialogue rationnel (liberté et égalité des intervenants). Ce qui renvoie à l’émergence historique de la notion de tolérance et à sa structuration conceptuelle à l’âge classique. Cette structuration conceptuelle est une conséquence de l’émergence d’une série de problématiques nouvelles qui font suite aux guerres de religion ayant opposé catholiques et protestants. Ces problématiques sont connues et portent sur une série de questions à teneur à la fois religieuse et politique, qui mettent en cause notamment le statut de l’orthodoxie religieuse et la nature des relations entre églises et État. Il faut alors, pour les théoriciens de l’époque, revoir le rapport entre orthodoxie et liberté de penser (la vérité doit-elle être imposée ou bien peut-on tolérer l’exercice d’une recherche libre en matière religieuse ?), réévaluer la relation entre religion nationale et sujets politiques (faut-il contraindre et persécuter les individus qui n’adhèrent pas au culte officiel ou doit-on tolérer leur présence ?), mais également repenser le statut de la conscience (peut-on modifier le contenu de la croyance par la contrainte sans mener pour autant à des comportements hypocrites ?). Pour faire vite, disons que les réflexions sur la tolérance ont porté à la fois sur les domaines de la foi et du droit, de la religion et du politique.

En ce qui a trait au domaine proprement religieux d’abord, disons que la question principale qui se pose est celle du rapport entre conscience individuelle et vérité religieuse. Face au paradigme défendu par les partisans de l’intolérance qui posent en devoir absolu la défense de la vérité et qui ne s’embarrassent guère de l’usage de la contrainte qui leur apparaît comme totalement légitime, les penseurs de la tolérance invoquent en chœur le droit de la conscience individuelle à chercher sincèrement la vérité et à ne pas se contenter des dogmes officiels, et légitiment par là même la thèse de la conscience errante. Déjà évoquée par Abélard dans le Scito te ipsum, cette thèse de la conscience errante a été défendue de trois manières différentes par les penseurs de la tolérance à l’âge classique. La première est peut-être la plus difficile à soutenir, c’est la position de ceux qui pensent que même si la conscience peut errer, il n’en existe pas moins une vérité religieuse qui est reconnaissable bien que sans être pour autant prouvée ou démontrée – ou du moins qui serait reconnaissable si les croyants étaient tous de bonne foi. Dans cette perspective, au lieu d’opposer sincérité subjective et vérité objective, il faut admettre des degrés entre l’hérésie religieuse et la vérité dogmatique et reconnaître un statut particulier au vrai. Plutôt que d’envisager la vérité comme l’opposé exact de l’erreur, il est possible de la penser comme une synthèse de tout ce qu’il y a de partial et de partiel dans les positions considérées comme hérétiques. Dès lors, l’erreur n’est plus conçue comme un défaut qu’il faut éliminer mais comme un travers qu’il faut redresser, et qui possède une valeur propre qui peut être utilisée et reconnue. C’est au fond la position que défendent, à leur manière, Pascal et Leibniz, le premier dans le domaine religieux, le second dans le domaine métaphysique.

 

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