La notion de « magie » et le concept de ritual power
Magie et religion
La définition de la « magie » ne cesse d’agiter les sciences humaines modernes depuis que cette notion y caractérise des pratiques et représentations conceptuelles en écart supposé par rapport à la « religion » et à la « science ». La notion de « magie » telle que l’ont reçue les savants du début du XXe siècle avec le Rameau d’or de l’écossais James G. Frazer formait un système de pratiques et de pensées jugé en regard de la science et de la religion dans une perspective primitiviste et évolutionniste des sociétés étudiées par l’anthropologie14. Stade le plus « primitif » des trois systèmes, la magie « sympathique » comprend, comme la science, des lois naturelles – loi de similitude et de contagion –, ainsi que l’appel à des puissances surhumaines, comme la religion, mais en prétendant à leur contrôle15. La démarche d’une lecture comparatiste des Anciens et des Modernes, au cœur de l’anthropologie de la magie initiée par James G. Frazer, dirige aussi la lecture sociologique du français Marcel Mauss, qui définit le rite magique par un caractère privé, hors institution, et en cela fondamentalement différent des cultes religieux16. Mais la distinction entre religion et magie est problématique, notamment pour l’histoire de l’Antiquité17, puisque les religions antiques sont dans une altérité de principe et de fait face à laquelle les concepts modernes sont trompeurs18. L’histoire de l’Antiquité dans la seconde moitié du XXe siècle a fait prendre conscience des vertus et limites du comparatisme entre des sociétés aux structures conceptuelles diverses pour analyser les systèmes de pensée anciens.
Les études de la fin du XXe siècle ont conforté l’analyse des pratiques « magiques » en tant que comportements religieux à part entière19. Depuis le début des années 1990, on n’ignore plus que la « magie » est un concept d’origine gréco-romaine, devant être analysé d’abord en tant que tel20. Or dans l’acception grecque, puis romaine des termes à l’origine de notre notion, se trouve rassemblée une idée de l’altérité des rituels : la « magie » se constitue dans ces sociétés en religion de l’autre ou pour signaler des rites jugés illicites, voire criminels21. Fritz Graf, prenant acte de la nécessité de séparer méthodologiquement une conception moderne de la « magie » et celle des sources anciennes22, soulignait un changement de paradigme sous l’Empire lorsque la « magie », entre mystères et philosophie, pouvait apparaître comme une relation d’exception avec le divin23. Le terme de « magie » conserve toutefois une ambivalence sémantique perturbante, selon qu’il sert d’outil historiographique hérité d’une phénoménologie polythétique, ou bien qu’il est une modalité propre à une société ou une source antique qui lui permet d’exprimer l’altérité rituelle. En tant que tel, il ne pourrait être employé pour un objet historique et une catégorie scientifique mais, en fonction des modalités de son énonciation par les auteurs anciens, pour une notion antique à expliquer chaque fois qu’elle apparaît24.
Le ritual power
La diversité de sens que la « magie » recouvre d’une société, voire d’une source, à l’autre la rend difficile à constituer en objet historique, surtout dans une démarche comparatiste, nécessaire pour apprécier le ritualisme de sociétés polythéistes en contacts et évolutions permanents. Cette difficulté a en partie été levée par la proposition faite en 1992 d’utiliser un concept transversal, celui de « pouvoir rituel » (ritual power)25. Si des choix éditoriaux ont continué à recouvrir le ritual power sous le terme magic26, donnant en quelque sorte confirmation à l’avertissement de Henk Versnel selon lequel « magie » ne cesserait d’être – au prix d’une perpétuelle re-définition – l’outil etic selon lequel constituer les dossiers documentaires27, le concept de ritual power a pourtant pourvu les historiens des religions d’un outil applicable à des dossiers documentaires d’origines culturelles et d’époques variées qui évite l’imbroglio des notions antiques et modernes en leur substituant l’analyse de formes rituelles : A common feature of the texts and traditions under consideration, as highlighted in the essays, is empowerment. A quick survey of these essays discloses powers supernal and infernal being summoned, i.e., deities, supernatural assistants, angels, and demons; powers coming to expression in the lives of people for divination, healing, protection, exorcism of evil, and love; powers being employed to marginalize others who are judged to be deviant or even diabolical; powers being retained in a person, and sometimes worn in the form of amulets or phylacteries. The texts and traditions examined here claim to empower people, in ways similar to those commonly assigned to religious texts and traditions, by channeling, summoning, adjuring, realizing powers without and within.
Yet the sort of empowerment discussed in this volume is achieved specifically through ritual28. L’expression « ritual power » désigne l’ensemble des pratiques rituelles au sein desquelles est mis en œuvre un empowerment. Le pouvoir rituel délimite donc une forme rituelle à l’intérieur du champ « religieux », concept lui-même problématique quand on considère l’Antiquité29, mais que j’entends comme l’ensemble des comportements et discours en relation avec des acteurs surhumains, puissances divines ou démoniques, bel et bien envisagés en tant qu’acteurs et quelle que soit leur ontologie30. Ayant circonscrit le concept de « magie » dans une catégorie des rites religieux, eux-mêmes définis par leur dépendance envers des puissances ou acteurs surhumains et invisibles, l’étude des pratiques dites magiques » se fait interrogation portée sur l’action divine à travers le rituel. Ce qu’exprime le concept d’empowerment est l’imbrication du mythe et du rite dans cette mise en acte de la puissance surhumaine, une particularité reconnue à partir des historiolae, courts morceaux de récits mettant en scène la divinité et dont la narration transpose l’action au présent31. Il s’agit d’un procédé connu dans la médecine rituelle égyptienne, où le prêtre-médecin transpose oralement la situation vécue dans le monde des dieux32. L’incantation (epaoidê) est au cœur de l’exercice du pouvoir rituel dans la pensée grecque, où elle caractérise les théogonies des
magoi perses33 mais participe aussi de la guérison34, de la protection contre les dangers35, de l’envoûtement amoureux36, donnant lieu à l’époque hellénistique à des compilations spécialisées37. L’imprécation (ara)38 fait appel éventuellement à l’arbitrage d’un tribunal divin et engendre la catégorie des defixiones et « prayers for justice »39, et les formules d’adjurations (« exorcismes ») se développent à l’époque hellénistique à partir de formules du serment40. À la différence d’un hymne, dont le contenu narratif a principalement pour fonction l’éloge de la divinité et se réfère au passé mythique de façon mémorielle41, celui d’une incantation – l’historiola – a un principe exécutoire : ce qui est raconté est actif dans l’instant présent. L’exemple grec de l’historiola est à lire dans les « hexamètres du Getty Museum » en Californie42. Datés de la fin du Ve siècle avant notre ère43, ces vers gravés sur plomb à Sélinonte en Sicile se définissent comme une incantation (epaoidê) capable de repousser le mal qui menace une communauté44. La partie narrative du poème raconte la descente d’une chèvre laitière hors du jardin de Perséphone, conduite par un garçon et vouée, semble-t-il, à allaiter un nourrisson divin. Le mythème est d’interprétation débattue et le lien entre sa symbolique et ses fonctions reste obscure ou, en tout cas, on y voit mal l’analogie45. Le point fort de cette poésie performative, à laquelle l’écrit ajoute une dimension temporelle et spatiale, est de citer le divin, d’être parole divine et d’accomplir, par sa propre performance orale puis écrite, un pouvoir rituel. Le paradigme de l’empowerment se fonde certes sur le modèle de la performativité des paroles rituelles – un outil anthropologique qui ne se limite pas aux pratiques magiques46– mais son action tient surtout à la qualité divine du récit. Pouvoir rituel » ne couvre pas tous les champs d’application de la (des) notion(s) antique(s) de « magie », dans la mesure où tout ce qui a été appelé « magie » n’était pas nécessairement rituel, à l’instar du mauvais œil47. Mais il reste nécessaire de distinguer une notion traitée par des sources antiques des outils scientifiques avec lesquels interpréter ce traitement. Qu’une analogie rituelle soit implicite ou explicite, elle se fait empowerment lorsqu’elle transpose l’action divine sur l’action humaine. D’après le texte que j’ai cité plus haut, trois applications « magiques » du pouvoir rituel précisent la position des puissances surhumaines, selon qu’elles (1) se font manifestes dans divers aspects de la vie humaine, (2) participent à des stratégies socio-culturelles de marginalisation d’un « autre », ou (3) sont canalisées dans un objet matériel, tel qu’une amulette. Ces lectures du pouvoir rituel couvrent donc (1) l’application fonctionnelle des rites, (2) les impacts sociologiques des conceptions de la puissance et (3) les modalités pratiques de son application matérielle. Chacune de ces trois clés de lecture doit expliquer une finalité plus précise des rites : réaliser l’empowerment des personnes, c’est-à-dire inscrire la mise en acte des puissances surhumaines dans l’homme.
Un paradoxe humain
Le concept de « pouvoir rituel » dépasse nécessairement la seule « magie », tandis que cette dernière, prise dans un sens polythétique, rassemble une configuration de pratiques élaborée dans le temps long des transferts culturels et des programmes d’écriture. L’adoption et adaptation en grec du terme magos tient à l’élaboration d’une figure culturelle, celle du magos perse, un acteur rituel barbare dont la compétence de base est l’incantation qui accompagne les sacrifices, commande aux vents, voire aux puissances infernales48. Les théologies médicales et philosophiques du Ve siècle avant notre ère associent le mage perse à différents acteurs rituels grecs, devins et guérisseurs éventuellement autonomes et jugés impies49. Comme le rappelait Fritz Graf, cette « magie » est le produit d’un dialogue en marge de la cité50. Pour la majorité, les pratiques épinglées comme « superstition »,
charlatanisme » ou « rites barbares » relèvent de la catégorie neutre de pharmakeia, ensemble de pratiques rituelles ou non, tenant à la fois du produit d’apothicaire (remède ou poison), de l’incantation du rebouteux et du rite de purification. Le jugement est intrinsèquement négatif lorsque l’on en vient à parler de goês, sorcier dont le nom évoque les voix rituelles adressées aux morts51 : là est une « magie » qui se définit par une relation excessive avec les trépassés et leur univers, où l’on rencontre imprécations déposées dans les tombes et consultations nécromanciennes. Trois dimensions structurelles polarisent ou stratifient une configuration « magique » dont notre imaginaire a hérité : ritualisme adverse – quotidien, et monde des morts pour localiser la puissance. En langue latine, le pharmakon et la parole malfaisante rencontrent les termes ueneficium et excantatio que les lois romaines identifient comme crimes de droit commun, voire atteintes à l’intégrité de l’État52. C’est toutefois au Ier siècle que des auteurs latins investissent le terme récent de magia de tout un héritage littéraire construit à l’époque hellénistique qui profile les magiciens et magiciennes dotés de capacités parfois surhumaines à partir des dimensions structurelles précédentes53 : l’incantateur, femme ou étranger54, convoque des puissances infernales et met en œuvre des savoirs naturalistes et la maîtrise des puissances merveilleuses des pierres, plantes et animaux55.
La notion gréco-romaine de « magie » est donc une façon d’énoncer une certaine répartition des pouvoirs et contribue à localiser des pratiques et des potentiels dans une altérité paradigmatique56. Au cours de l’époque romaine, le traitement du pouvoir rituel, dans la mesure où il devient un enjeu du pouvoir charismatique des figures d’autorité religieuse57, requiert une attention particulière à l’énoncé de ses puissances et pratiques pour distinguer la magie » des médecines et pratiques religieuses admissibles58. Sous l’Empire, à la pénalisation des imprécations et empoisonnements s’ajoute celle des divinations privées progressivement identifiées à des crimes de lèse-majesté et, sous les empereurs chrétiens, la législation assimile lentement les rites « païens » à la « magie »59. Le christianisme, dans ses écrits normatifs, modifie la donne conceptuelle dans la mesure où la « magie » devient un équivalent du « paganisme »60, mais pour autant, les formes rituelles d’empowerment perdurent en s’adaptant61, l’enjeu étant dans un premier temps, pour le christianisme, de réfuter le soupçon de « magie » qui pouvait peser sur ses figures de pouvoir62.
