Seuil différentiel de la perception de la durée vocalique

Seuil différentiel de la perception de la durée vocalique

La question de la différence temporelle perceptible entre deux durées a beaucoup d’importance pour notre problématique concernant la différentiation des voyelles longues et les voyelles brèves. Nous voudrions savoir ici, de combien de ms doit être l’écart temporel entre deux voyelles pour que cet écart temporel, à lui seul, puisse constituer un indice acoustique sur lequel un contraste catégoriel peut reposer.

La littérature sur la plus petite hausse ou baisse de durée perceptible par l’oreille humaine est loin d’être unanime. Pour la description du même phénomène nous trouvons des valeurs très hétérogènes. Cela pourrait provenir de: la nature des stimuli utilisés dans les différentes études portant sur la question, stimuli de types différents d’une expérience à une autre (son pur, bruit, sons périodiques, etc.); des sujets (entraînés ou non, jeunes ou âgés); ou encore du protocole expérimental, la frontière catégorielle n’étant pas toujours fixée de la même manière (50%, 70%, etc).

En effet, à titre d’exemple, Henry (1948), Small & Campbell (1962) trouvaient que le seuil était de 7 à 10 ms pour une durée de 30 à 40 ms, ce qui était assez différent des résultats de l’étude de Ruhm et al. (1966), qui trouvaient que le seuil était de 2 à 3 ms pour un stimulus de 40 ms.

Ces divergences nous conduisent à explorer plus amplement le champ de la perception de la durée afin de trouver une réponse satisfaisante à notre question concernant la différence entre les voyelles longues et brèves. Ainsi, nous allons examiner, parfois en détail, des études qui ont traité de ce problème. Les objectifs finaux de ces études-là ne sont pas toujours la durée en soi. La durée est utilisée dans ces études en tant qu’outil qui permettait de découvrir d’autres phénomènes, l’effet de l’âge sur la perception du temps par exemple, la différence entre l’homme et le singe dans le traitement de l’opposition temporelle des sons, l’impact de certaines pathologies auditives sur la perception de la durée des sons de la parole, etc. Nous, ici, nous extrayons de ces études la partie intéressante pour notre question, c’est-à-dire le seuil différentiel de la perception de la durée des voyelles.

Facteurs affectant le seuil de la durée

Facteurs extra-stimulus

Dans ce paragraphe, nous discuterons de 2 facteurs. 1) l’âge: nous cherchons à savoir si la perception des contrastes temporels concernant les voyelles est directement liée à l’ouïe. Autrement dit, est ce que nous sommes capables de différentier les durées des voyelles dès que nous sommes capables de les entendre? Ou est-ce que cette capacité n’est liée qu’à l’apprentissage? La réponse a de l’importance pour nous parce qu’elle nous permet d’exclure ou d’intégrer les résultats portant sur le seuil de la durée provenant de sujets appartenant à telle ou telle tranche d’âge.

le sexe de la personne: hommes et femmes produisent-ils les mêmes voyelles avec des durées différentes? Ou est ce que nous pouvons faire abstraction du sexe de la personne lors du traitement du seuil de la durée des voyelles?

le facteur âge
La perception de la différence entre les durées des voyelles est une des facultés auditives que l’homme acquière, relativement, très tôt, mais pas à la naissance, contrairement à l’acquisition des qualités vocaliques où les différences entre qualités disparaissent au cours de l’enfance en fonction de la disposition des éléments vocaliques de la langue maternelle (surdité phonologique), Werker et al. (1981).

L’exploitation de la durée vocalique continue son acquisition au cours de l’enfance, la représentation de la durée, et son exploitation dans la langue, peut changer en fonction de l’âge au cours de l’enfance, comme elle peut être affectée par les troubles du langage, telle la dyslexie. Carré et al. (2001) ont montré que la diphtongue synthétique [ai] s’entendait [ai] quand la durée de la transition qui reliait les deux voyelles était inférieure à 200 ms, et s’entendaient comme une réalisation de [aei] si la durée de cette même transition était supérieure à 200 ms, Messaoud et al. (2003) pensaient que ce seuil de durée, 200 ms, dépendait de l’âge. Selon ces derniers, plus le locuteur est jeune et plus la transition doit être longue pour être perçue, comme la perception du stimulus étant en partie conditionnée par l’expérience linguistique du sujet.

Messaoud et al. tirent ces résultats de leur expérience qui a porté sur 3 groupes d’enfants: 36 personnes âgées de 13 ans. 34 suivis longitudinalement de 6 à 7 ans. 19 âgés de 13 ans, et suivis pendant 2 ans. 17 autres personnes ont participé à l’expérience contrôle. Les stimuli étaient 6 séquences de: [a] + transition + [i]. Les parties vocaliques de la pré et de la post transition étaient des segments vocaliques stables, alors que la durée de la transition variait de 50 à 300 ms par pas de 50 ms.

Le [a] avait une durée de 100 ms, F1, F2 et F3 commençaient respectivement à 743, 1543 et 2796 Hz. Le [i] avait une durée de 150 ms et ses 3 premiers formants terminaient la transition à 240, 2500 et 3140 Hz. Les formants F4, F5 et F6 étaient fixés respectivement à 280, 4500 et 5500 Hz. Dans cette expérience, chacun des six stimuli était présenté 10 fois dans un ordre aléatoire, les sujets avaient à appuyer sur un bouton étiqueté 2 ou un autre étiqueté 3 selon qu’ils entendaient 2 ou 3 voyelles.

Le traitement statistique des résultats a montré que plus les sujets étaient jeunes et plus ils avaient besoin que la transition soit plus longue pour passer de [ai] à [aei]. Les auteurs de l’étude en déduisaient que la catégorisation de la durée de la transition étaient fonction de l’âge, les plus âgés (les 13 et 7 ans) percevaient le passage d’une catégorie à une autre plus rapidement que les plus jeunes (les 7 et 6) ans, la transition était plus évidente pour les plus âgés. Ceux qui avaient 6 ans ne comptaient pas du tout sur le paramètre de la syllabe, et entendaient toujours la réalisation [ai]. L’effet de l’âge était statistiquement significatif (p < 0,05).

Ces données mettent en évidence une description développementale de la détection du seuil de 200 ms proposée par Carré et al. (2001). La maturation linguistique aide les locuteurs à l’identification du troisième son. La transition devient un indice plus consistant à mesure que l’expérience linguistique s’enrichit.

L’effet de l’âge du locuteur sur la perception de la durée du stimulus était confirmé aussi par une étude menée par Eliers et al. (1984). Les auteurs de cette étude ont démontré que le bébé, alors âgé de quelques mois seulement, était capable de discriminer les durées des voyelles en anglais. Cette étude est en rapport direct avec notre question à propos de la perception de la durée, parce qu’elle nous fournit des renseignements sur le seuil de la perception de la durée. C’est pour cela que nous tenons à en détailler la procédure et les résultats.

Les chercheurs ont examiné 27 bébés, âgés de 5 à 11 mois répartis en trois groups de 9 bébés, et 4 adultes âgés de 20-30 ans. Leurs résultats ont montré que ces bébés étaient capables de faire la différence entre des voyelles qui ne se contrastaient que par leur durée. L’expérience était effectuée avec trois rapports où la longue des deux voyelles était 33% soit [(400-300)/300], 67% soit [(500-300)/300] et 100% soit [600-300)/300] plus longue que la brève. Pour ces trois rapports, la discrimination était significative.

Le corpus était formé de 3 séquences, toutes synthétisées: une séquence d’une syllabe [mad = 540 ms], une séquence de deux syllabes [sa-mad = 797 ms] et une séquence de trois syllabes [ma-sa-mad = 1045 ms]. Pour chacune des séquences, Eliers et al. augmentaient uniquement la durée de la voyelle de la dernière syllabe (le [a] dans [mad] = 300 ms) de 100 ms en 3 fois. Ainsi la voyelle [a] durait 400, 500 et 600 ms, les autres unités de la séquence ne subissant aucun changement. Par conséquent, la durée de la séquence accusait une hausse de 100, de 200 et de 300 ms et était comparée à chaque fois avec la séquence qui avait la durée la moins longue. Cela produisait une condition de 9 comparaisons structurées comme suit (les durées ci-dessous sont toutes en ms):

Groupe 1: [mad = 540 (a = 300)] est comparé à [mad = 640 (a = 400)], à [mad = 740 ms (a = 500)] et à [mad = 840 (a = 600)] .

Groupe 2: [sa- mad = 797 (a = 300)] est comparé à [sa- mad = 897 (a = 400)], à [samad = 997 (a = 500)] et à [sa- mad = 1097 (a = 600)].

Groupe 3: [ma-sa- mad = 1045 (a = 300)] est comparé à [ma-sa- mad = 1145 (a = 400)], à [ma-sa- mad = 1245 (a = 500)] et à [ma-sa- mad = 1345 (a = 600)].

Les études statistiques ont montré que les 9 discriminations, chez les adultes et chez les bébés, étaient significatives, même si la capacité du bébé était plus limitée que celle de l’adulte. Il y avait par ailleurs un effet de la durée, c’est-à-dire qu’au sein d’un même groupe, chaque comparaison était différente de l’autre; en effet, la discrimination était d’autant meilleure que l’écart temporel était plus important. Par exemple, la différence [ma-sa-mad = 1045 (a = 300)] vs. [ma-sa- mad = 1345 (a = 600)] où la hausse (∆T/T) est de 100 %, était mieux discriminée que la différence [ma-sa-mad = 1045 (a = 300)] vs. [ma-sa- mad = 1145 (a = 400)] où la hausse (∆T/T) est de 0,33 %.

Le fait que la performance du bébé s’améliorait plus l’écart temporel entre les deux voyelles de la comparaison augmentait, atteste de la possession du bébé d’un pouvoir régulier (lawful) à discriminer les variations de la durée des voyelles. En effet, l’écart (∆T) de 300 ms était mieux discriminé que l’écart de 100 ms.

Table des matières

Introduction
I. Les seuils
I.1. Seuil de la qualité vocalique
I.1.1. Son pur
I.1.1.1. Rôle de la fréquence
I.1.1.2. Rôle de la durée
I.1.1.3. Rôle de l’intensité
I.1.2. Formant
I.1.3. Voyelle
I.1.3.1. Rôle des formants
I.1.3.2. Seuil relatif ou seuil absolu?
I.1.3.2.1. La non-uniformité de l’espace vocalique
I.1.3.2.2. Le seuil relatif
I.1.3.2.3. Le seuil absolu
I.1.3.3. Un seuil à valeur universelle?
I.1.4. Etude comparative entre plusieurs systèmes
I.1.4.1. Choix de la méthode de mesure
I.1.4.2. Comparaisons entre des distances dans plusieurs systèmes
I.1.4.2.1. L’anglais
I.1.4.2.2. Le français
I.1.4.2.3. L’arabe
I.1.4.3. Conclusion
I.2. Seuil différentiel de la perception de la durée vocalique
I.2.1. Facteurs affectant le seuil de la durée
I.2.1.1. Facteurs extra-stimulus
I.2.1.1.1. le facteur âge
I.2.1.1.2. Sexe
I.2.1.2. Facteurs intra-stimulus
I.2.1.2.1. Fréquence, Intensité et durée initiale
I.2.2. Seuil pour les segments vocaliques
I.2.2.1. Fréquence variable
I.2.2.2. Fréquence stable
I.2.3. Étude linguistique du seuil
I.2.4. Conclusion
II. La quantité vocalique
II.1. Aspects des langues à quantité vocalique
II.2. Différence temporelle et quantité vocalique
II.2.1. La durée est un trait secondaire
II.2.2. Spécification linguistique de la durée
II.3. Quantité vocalique en arabe
II.4. Espace vocalique de l’arabe
III. Expérience sur l’arabe dialectal de Mayadin (Syrie)
III.1. Introduction en repère proximal: quantité et qualité dans le dialecte arabe d’Amman (Jordanie)
III.2. Notre dialecte de Mayadin
III.3. Partie expérimentale
III.3.1. Caractérisation de la durée
III.3.2. Caractérisation de la qualité
III.3.3. Méthode
III.3.3.1. Stimuli
III.3.3.2. Sujets
III.3.3.3. Procédure et enregistrement
III.3.3.4. Dépouillement des données
III.4. Résultats
III.4.1. Durée
III.4.2. Les formants
III.4.2.1. Présentation numérique
III.4.2.2. Présentation graphique
III.5. Significativité des écarts
III.5.1. Significativité statistique
III.5.1.1. L’écart entre les durées
III.5.1.1.1. Schéma déclaratif
III.5.1.1.2. Schéma interrogatif
III.5.1.2. L’écart entre les valeurs des F1
III.5.1.2.1. Schéma déclaratif
III.5.1.2.2. Schéma interrogatif
III.5.1.3. L’écart entre les valeurs des F2
III.5.1.3.1. Schéma déclaratif
III.5.1.3.2. Schéma interrogatif
III.5.1.4. Résumé général des études statistiques
III.5.2. Significativité perceptive
III.5.2.1. Les écarts entre les durées (quantité)
III.5.2.2. Les écarts entre les formants (qualité)
III.6. Conclusions
IV. Conclusion 

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