Structure et structure organisationnelle : désambiguïsation conceptuelle

 Structure et structure organisationnelle : désambiguïsation conceptuelle

Il est important de rappeler que le concept de structure, aujourd’hui bien connu en sciences de gestion, a une longue histoire qui se déroule, en grande partie, au sein de deux disciplines différentes, la sociologie et, ensuite, la théorie des organisations. L’objectif de cette section est de présenter, brièvement, cet historique, motivés par le constat d’une quasiinexistence des études traitant de ce thème. Nous montrons ainsi que le concept de structure est multidimensionnel et multidisciplinaire.

La structure, concept multidimensionnel et multidisciplinaire

Nous allons commencer ici par une brève discussion des développements de ce concept dans des disciplines aussi diverses que la sociologie, la théorie des organisations et 60 les sciences de gestion, pour saisir non seulement son contenu, mais aussi pour justifier l’emploi que nous faisons de cette notion, étant conscients d’une chose que nous devons à Lopez et Scott (2000, p. 2-4) savoir qu’un concept : « […] is not a theory. A concept in itself is not an explanation. Instead, a good concept demarcates a phenomenon of interest so that theoretical explanatory strategies can be developed. » Pour Sewell Jr. (1992) définir la structure relève d’un effort difficile de rendre explicite un concept qui est «le plus important dans le vocabulaire des sciences sociales». Malgré la difficulté à trouver une définition convenable de cette notion, Sewell Jr. (1992) identifie trois aspects qui paraissent problématiques et qui sont pour lui le point de départ de sa réflexion et de l’essai de définir le concept : le premier vient de la vision promue par l’école structuraliste qui considère la structure en tant qu’élément immuable, rigide, qui influence durablement l’action humaine allant même jusqu’à la déterminer. Or, le problème lié à cette dernière observation concernant l’action humaine et les acteurs sociaux qui sont réduits à un statut de simples pions (Sewell Jr., 1992, p. 2). Le deuxième problème apparaît en rapport avec le changement : le plus souvent la structure est considérée comme statique, durable. Le changement est donc renvoyé ailleurs, il est une variable qui se situe soit dans l’histoire, soit dans ce qui se passe au-delà du système. Enfin, le troisième problème vient du fait que l’emploi du concept varie selon disciplines. Par exemple, en sociologie, la structure s’oppose à la culture (Sewell Jr., 1992, p. 2), alors qu’en anthropologie la culture est justement ce qui rend visible la structure. Sewell Jr. (1992) entend trouver un moyen de dépasser ces points faibles en essayant de donner un nouveau contenu à ce concept afin de lui conférer un sens clair, pour en faire un vrai concept scientifique. Reprenant les idées de Giddens et Bourdieu, le point majeur de l’entreprise de Sewell Jr. (1992) est de trouver une manière de concilier les deux points de vue jusqu’alors antagonistes : la structure qui organise, influence et même détermine le comportement et l’action des individus et la structure en tant que sublimation de l’action de ceux-ci. De Giddens, Sewell Jr. (1992) reprend l’idée de la dualité de la structure qui exprime le fait que celle-ci est tant le médium dans lequel s’exerce l’action humaine que son résultat. 61 Cela permet une vision nouvelle de la structure qui n’est plus statique, mais changeante, mobile en quelque sorte. Si Giddens permet de concevoir la structure en tant que set de schémas culturels et ressources, cette définition ne permet pas de concevoir le changement, car les structures seraient alors en situation de se reproduire indéfiniment. Par contre, comme le souligne Sewell Jr. (1992), elle a le mérite de pouvoir sortir à la fois du déterminisme matérialiste marxiste (les ressources étant à la base des schémas d’interprétation et de la structure) et du structuralisme pur qui voit dans les schémas le contenu essentiel des structures. En faisant appel au concept d’habitus de Bourdieu, Sewell Jr. (1992) développe une conception dynamique de la structure qui est sujette à des modifications. Pour lui, capter la dimension dynamique des structures passe par le développement d’un vocabulaire adapté à rendre compte de cette situation; le pas suivant est l’esquisse de cinq propositions « axiomatiques » qui rendent possible la conception du changement. La première insiste sur la multiplicité des structures (politiques, religieuses, organisationnelles, économiques, etc.) qui régissent l’existence des acteurs sociaux et qui sont appliquées par ceux-ci dans leur activité, même lorsqu’elles sont incompatibles. La deuxième concerne la transposabilité des structures qui sont appliquées par les acteurs sociaux de manière imparfaite, c’est-à-dire à des cas qui ne sont pas d’une même nature que les cas qui ont rendu possible l’apprentissage, ou l’intériorisation des structures (comme par exemple, l’application de l’égalité politique, l’une des structures du régime démocratique pour régir l’activité professionnelle d’un groupe d’individus ou même les relations familiales). La troisième proposition vise la composante ressources de la structure, et souligne le fait que la structure ne peut pas rendre compte parfaitement de la disposition, usage et l’accumulation des ressources que les acteurs ont à leur portée dans leur activité. La quatrième proposition prend en compte la polysémie des ressources et la cinquième insiste sur le fait que les structures n’ont pas d’existence isolée, mais elles sont imbriquées les unes dans les autres comme dans un tissu, elles s’entrecroisent sur de multiples plans. 

La structure d’un point de vue institutionnaliste et relationnel 

Pour Parsons, la base des structures sociales est à retrouver dans les normes qu’un groupe humain se partage, car fondées dans des valeurs qui font le consensus de ce groupe. Pour les tenants de cette vision sur la structure, les institutions existent et se forment sur le socle d’une culture commune (les valeurs, les symboles, les idées, les sentiments, croyances partagées par un groupe social, car transmis par la communication et appropriés par la socialisation, la culture devient chez eux un élément essentiel, car elle consiste en des représentations sociales. Lopez et Scott (2000, p. 23) affirment que pour Parsons le concept d’institution sociale est considéré en tant que « normative patterns which define what are felt to be, in the given society, proper, legitimate, or expected modes of action or of social relationships » qui doivent être compris en tant que modèles normatifs. Ces institutions sociales ou cette structure qu’elles composent n’ont pas d’existence « substantielle », mais elles existent à travers les individus qui, imprégnés par les valeurs et la culture du groupe auquel ils appartiennent, les font perdurer au-delà et indépendamment de leurs existence et volonté. Il est important de saisir ici la double nature des institutions sociales, qui sont à la fois objectives et subjectives : « as subjective realities, they are the ‘maps’ that people construct to guide themselves through their social interactions. Because individuals act on their knowledge, and because this knowledge is shared, social institutions become ‘objectified’. They seem to the participants to have an objective reality outside themselves. » (Lopez et Scott, 2000, p. 23) À la différence de cette première perspective selon laquelle la structure sociale est représentée par des institutions formées sur une base culturelle, la seconde insiste sur un fait différent, à savoir les relations que se tissent entre les membres d’une société, ou d’un groupe social donné. Comme Radcliffe-Brown (1957) l’affirme, la structure sociale est « the sum total of all the social relationships of all individuals at a given moment in time ». Outre cette observation, il est à ajouter que ce ne sont pas simplement les relations entre les individus qui forment ce qu’on appelle structure sociale, mais le fait que celles-ci soient générales et 66 récurrentes (par exemple, une relation filiale est générale en ce qu’elle s’applique à toutes les relations existantes entre le fils ou la fille et sa mère ou son père, et récurrente en ce qu’on appellera « relation filiale » toutes les relations de ce type qui apparaîtront entre la fille ou le fils et sa mère ou son père). Restant toujours proches de l’analyse que font Lopez et Scott (2000) du concept de structure sociale, nous découvrons un autre aspect digne à être pris en compte : les niveaux de la structure sociale. L’une des critiques du concept (dont celle de Porpora, 1998) constate la faiblesse – sinon le manque – de la relation entre le niveau macro du concept de structure sociale et le niveau micro de la vie sociale qu’il est censé de décrire. Que se trouve-t-il sous cette structure ? À vrai dire, la réponse à cette question est beaucoup plus complexe pour être développée ici. Lopez et Scott (2000) reconnaissent également cette observation et remarquent l’existence des différents niveaux de la structure sociale : structure de base, ou structure profonde et de superstructure. Le contenu des deux reste encore à être défini, car il n’y a pas consensus : par exemple, pour Durkheim la structure de base était définie par les relations collectives qui donnaient naissance à la superstructure considérée en tant que représentation collective, et qui acquérait, une fois construite, une certaine indépendance dans son existence (Lopez et Scott, 2000, p. 68). Marx est allé plus loin et a proposé un mécanisme d’explication de la relation entre ces deux niveaux de la structure sociale : la structure de base, représentée par des relations de production entre les acteurs sociaux, engendre une structure économique sur laquelle prennent forme les structures politiques et légales de niveau supérieur qui maintiennent celle de base. Notons ici que l’explication marxiste n’est pas la seule permettant de conceptualiser les différents niveaux de la structure sociale.

Les structures organisationnelles profondes

 Comme nous le verrons dans la section suivante, la structure organisationnelle formelle fait l’objet d’un certain consensus dans les sciences de gestion, ce qui nous inciterait à croire qu’il en est ainsi pour un autre concept au fond proche, celui de structure profonde. En réalité, la situation est plus nuancée : l’interprétation qu’on donne à la structure profonde d’une organisation diffère de manière importante, comme nous allons le montrer en présentant les grandes directions théoriques ayant permis l’émergence de ce concept. En même temps, le méta-concept auquel ces recherches font référence, parfois explicitement (par exemple Tushman et Romanelli, 1985) parfois implicitement est celui de culture. 2.1. La structure profonde à la lumière de la psychologie analytique de C. G. Jung Pour expliquer la structure profonde, Bowles (1990) a recours à la psychologie, notamment à la psychologie analytique Carl Gustav Jung. De lui, il s’approprie les concepts d’ archétype et d’inconscient qu’il applique à l’étude des organisations dans le but de montrer que la compréhension de ce qui se passe dans celles-ci est nécessairement incomplète (sinon impossible) tant qu’elle passe par l’application d’une grille d’analyse qui privilégie presque exclusivement le rationnel. Bien que l’entreprise de Bowles (1990) puisse susciter des 69 questions épistémologiques légitimes13, nous les laisserons de côté, car elles ne nous intéressent pas ici. Ce qui nous intéresse, par contre, c’est de voir par l’intermédiaire de quel moyen Bowles (1990) arrive à introduire et justifier le concept de structure profonde. Ce moyen est représenté par ce que C.G. Jung appelle l’inconscient collectif, espace conceptuel qui lui permet de positionner des notions comme celle d’archétype. Afin de comprendre l’inconscient collectif nous pouvons rappeler ce que Jung disait en 1959 dans un entretien avec John Freeman à la BBC14 : « you see, we depend largely upon our history […] we are not of today or of yesterday we are of an immense age. » Ce qui importe ici est l’idée que le psychique de l’individu n’est bien évidemment pas réductible à ce qui est conscient ; selon Jung, même la reconnaissance de l’inconscient, concept freudien, ne permet pas de donner la mesure du psychique, car celui-ci est encore individuel. La compréhension de celui-ci doit aller au-delà de ce niveau individuel et envisager l’existence d’un autre qui dépasse l’individu, qui est dépositaire de l’histoire de l’humanité depuis des temps immémoriaux et qui est celui de l’inconscient collectif et que tous les humains partagent. Cet espace de l’inconscient collectif est celui des mythes, celui où se manifestent les archétypes, « formes de pensée préexistantes » ou de formes universelles de pensée. Pour Eliade (1971, p. 48), les archétypes sont des « structures du comportement », des « propensions faisant partie de la nature humaine », c’est ce qui donne du sens à l’existence humaine, et en absence desquels celle-ci serait synonyme de chaos (Bowles, 1990, p. 406).

Les structures profondes à la lumière des travaux dans la linguistique de N. Chomsky

 Partant de son intérêt sur la manière dont les enfants acquièrent le langage, Noam Chomsky a développé une conception de la grammaire selon laquelle elle ne devrait pas se limiter à décrire la langue – le rôle qui lui fut assigné dans la tradition classique -, mais aller plus loin et étudier le langage, qui implique non seulement des processus linguistiques, mais également psychologiques. Chomsky (1957 [1969a] ; 1965 [1971] ; 1966 [1969]), s’oppose dans sa démarche au structuralisme qui embrasse l’idée que la grammaire d’une langue suit une logique inductive que Dubois-Charlier et Vautherin (2008, p. 1) résument ainsi : « Les maîtres mots en linguistique sont donc données, observation des données, règles inférées des données ». Pour Chomsky ([1965] 1971), la grammaire n’est pas la simple description des faits de langue, mais une grammaire qui : « soit capable de produire des phrases grammaticalement correctes, quoique non observées, et surtout qu’elle rend compte de jugements de grammaticalité que le sujet parlant une langue porte sur les productions verbales » (Dubois, 1969, p. 50). Il distingue deux parties de la grammaire : une générative qui s’intéresse à la manière dont sont produites les phrases de base d’une langue, et la partie transformationnelle, qui permet de comprendre comment des phrases plus complexes sont réalisées par l’application de règles spécifiques de transformation (addition, permutation, effacement, etc.). Cette partie générative comporte trois dimensions essentielles : celle syntaxique, qui est centrale, et celles sémantique et phonologique qui s’articulent sur la première. C’est au niveau de cette dimension centrale qu’il identifie ce qu’il appelle structure profonde, représentée par les règles qui permettent de créer la signification d’une phrase (Kocourek, 2001, p. 309 ; DuboisCharlier and Vautherin, 2008, p. 8) ou « les règles de formation et de transformation de l’infinité des énoncés possibles » (Chacornac, 1969, p. 13). Après avoir brièvement introduit la notion de structure profonde telle que développée par Chomsky, nous sommes en mesure de passer en revue des études qui ont appliqué ce concept à la gestion. Nous nous référerons à la recherche de Truex et Baskerville (1998) afin de souligner la fidélité entre la conception originelle de Chomsky de la structure profonde et la manière dont elle a été reprise par la théorie des organisations et les sciences de gestion.

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