Tableaux de l’état physique et moral des salariés en France

Tableaux de l’état physique et moral des salariés en France

Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie est le titre exact d’un ouvrage publié en 1840 par le docteur Louis-René Villermé (1782-1863). Villermé avait été chargé par l’Académie des sciences morales et politiques de l’Institut de constater « aussi exactement qu’il est possible, l’état physique et moral des classes ouvrières ». Il mena son enquête de 1835 à1837 dans le Nord et l’Est de la France, principales régions d’industrie textile. Il s’intéressa non seulement aux conditions de travail des ouvriers d’usine, mais à leurs conditions de vie, la manière dont ils se logeaient, se nourris-saient et se vêtaient ainsi qu’à leur état de santé. Le « tableau » dressé était implacable : journées de travail in-terminables qui n’épargnaient pas les plus jeunes enfants, loge-ments insalubres et surpeuplés, sous-alimentation, et puis les corps affaiblis, la santé précaire et l’énorme mortalité. Le travail lui-même était décrit comme une source permanente d’accidents et de maladies : « C’est ainsi que dans les filatures de coton, la toux, les inflammations pulmonaires et la terrible phtisie attaquent, em-portent une grande quantité d’ouvriers employés au battage ou bien aux premières opérations de cardage et que […] ces mêmes maladies exercent encore beaucoup de ravages parmi les ratta-cheurs, les balayeurs, les débourreurs, qui respirent des poussières ou des duvets de coton, et parmi les tisserands à la main. » L’impact de cet ouvrage à l’époque fut considérable : il s’agissait de la première description sérieuse et complète de la condition des ouvriers d’usine.

Le « tableau » imposa une conclusion : on ne pouvait plus laisser faire l’industrie, il fallait intervenir, ne serait-ce que pour préserver « les forces nationales ». Et c’est ainsi que les travaux de Villermé ont pris leur part dans la remise en cause de l’idéologie libérale qui devait conduire aux premières lois sociales, et notamment àcelle du 22 mars 1841 qui interdisait le travail des enfants de moins de huit ans le jour et de moins de treize ans la nuit et qui limitait la durée de leur travail journalier. Pourtant, il ne manquait pas de voix à l’époque pour défendre les bienfaits du libéralisme absolu, jugé indispensable au dévelop-pement économique, et pour fustiger l’intervention néfaste de l’État. « L’autorité publique doit procurer et assurer la paix et lais-ser agir les individus. Les services et les produits ne sont bien dis-tribués que sous la garantie des responsabilités individuelles… Si l’autorité publique s’immisce dans le règlement des relations réci-proques, son intervention risque facilement de devenir indiscrète, tracassière, tyrannique », écrit Renouard en 1841. Nous sommes à présent en 1986. La situation sociale a beau-coup, évolué… Un mouvement syndical s’est peu à peu développé et s’est vu reconnaître une place.

Un droit du travail est né, et forme à présent un édifice compliqué de normes qui règlent les re-lations entre employeurs et salariés.Cet édifice est dénoncé par tous les tenants du libéralisme mo-derne, qui l’estiment d’une excessive rigidité, nuisible au bon fonc-tionnement des entreprises et à la nécessaire modernisation indus-trielle. D’autres, à l’inverse, soulignent les carences de ce droit qui permettent des abus et des fraudes, et parlent de la nécessité de maintenir les acquis des travailleurs. Mais en vérité, où en est aujourd’hui le monde du travail ? Dans le débat d’idées contemporain, il manque une description nouvelle de la condition des travailleurs en France. Un nouveau tableau de-vait être dressé, de nouveaux tableaux plutôt, puisqu’on ne pou-vait prétendre honnêtement faire un inventaire complet d’une réali-té si disparate. Je suis inspecteur du travail, ou plus exactement, je représente un collectif d’inspecteurs et de contrôleurs du travail, groupés en une association qui porte le nom du docteur Villermé. Nous avons ressenti le besoin impérieux de dire une expérience quotidienne heurtée, parfois amère, marquée par de singuliers contrastes. Et ce n’est pas autour d’une thèse initiale que s’est construit ce livre, mais sur l’amoncellement d’histoires rapportées de partout, dépo-sées au fil des mois par des dizaines de personnes. J’exerce en effet un métier qui me conduit à apercevoir les as-pects les plus divers du monde du travail.

Les chantiers d’étanchéi-té où travaillent des ouvriers immigrés dans des vêtements souillés de goudron, les bureaux éclairés la nuit où s’affairent les net-toyeurs, les longs ateliers d’usinage où travaillent les ouvriers pro-fessionnels dans les odeurs d’huile et de métal, les sièges sociaux peuplés d’hommes et de femmes à l’élégance conventionnelle, entre les piles de papiers, les écrans omniprésents des systèmes informa-tiques, et encore les cuisines des restaurants, les imprimeries, les studios de cinéma, les commerces : je circule partout où le travail s’accomplit. J’observe dans quelles conditions les choses se dérou-lent. Je vois le niveau des salaires, les avantages des uns et les dé-savantages des autres, la pénibilité et les risques du travail, les li-cenciements qui suscitent la révolte et d’un autre côté la calme prospérité que connaissent certaines entreprises. Je veux livrer un témoignage. Ce témoignage sera limité aux conditions de travail et d’emploi : à la différence du docteur Vil-lermé, je n’entends pas écrire sur les conditions de vie des ouvriers. Par contre, je ne me limiterai pas à l’industrie textile dont au de-meurant il sera fort peu question. Les tableaux que je présente concernent des travailleurs qui relèvent de professions, de statuts les plus divers. De la place qui est la mienne, comment se présente le monde du travail ? Sa diversité peut sembler confuse, mais au-delà, l’impres-sion domine qu’il s’agit d’un lieu de conflits ouverts ou latents, de contradictions plus ou moins âpres d’intérêts. Moi que l’on vient chercher en cas de litige, je constate que je suis débordé de travail ! Cela signifie que les entreprises, presque toutes, connaissent des différends que la négociation ou d’autres modes de régulation interne n’ont pas résolus.

 

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