Transfert de technologie, activité de formation et tensions

Les racines profondes de ces grandes entreprises dans l’histoire de la France

La politique de l’Etat en faveur des grandes entreprises nationales s’est réellement manifestée dans les années 1960 et 1970. Mais cette ambition de l’Etat n’est pas nouvelle si l’on songe aux manufactures royales établies par Colbert. Il n’est pas non plus spécifiquement français ; en témoigne la résurgence actuelle du patriotisme économique aux Etats-Unis ou dans plusieurs états Européens. Certaines des entreprises, terrain d’étude dans cette recherche, sont issues des grands projets nationaux de la doctrine économico-politique du XVIIe siècle de Colbert, voire même avant selon Chabanas et Vergeau (1996) : « l’intervention de l’état dans le secteur de l’entreprise est ancrée dans l’histoire : elle est largement antérieure au colbertisme (industrie de la soie, imprimerie sous le règne de louis XI). Elles font partie de notre patrimoine industriel et culturel. Elles ont donc pour certaines une existence redevable d’une volonté politique du moment, qui est appelée le « colbertisme » en référence à Jean- Baptiste Colbert8.

Le « Colbertisme » caractérise un ensemble de pratiques économiques où l’accent a été mis sur la qualité. Son propos lors de sa présentation au roi illustre parfaitement sa politique « Si nos fabriques imposent force de soins la qualité supérieure de nos produits, les étrangers trouveront avantage à se fournir en France et leur argent affluera dans le royaume » Colbert (1619-1683) » cité par MIGNOT et PENAN (2000 p 14). Colbert est donc favorable à la création des premières manufactures (manufacture des Glaces, manufacture des Gobelins, manufacture de Sèvres), à l’organisation du schéma routier pour améliorer le transport et de ce fait favoriser par la suite les échanges de la France, notamment dans le secteur du luxe et des produits reconnus de bonne qualité. Colbert participe à la mise en place du mercantilisme pour lequel les objectifs visés sont simples selon le site web du ministère de l’économie : « richesse et puissance et pour ce faire, on compte trois facteurs de croissance : abondance en hommes, abondance en argent et intervention étatique »9. Le mercantilisme défend le développement économique par l’enrichissement des nations au moyen d’un commerce extérieur convenablement organisé en vue de dégager un excédent de la balance commerciale. Résultat qui est obtenu par un investissement raisonné et volontaire dans des activités économiques à rendement croissant, comme l’avait identifié l’économiste italien Antonio Serra dès 1613.

L’Etat se trouve investi d’une responsabilité, celle de développer la richesse nationale, en adoptant des politiques pertinentes de nature défensive (protectionnisme) mais aussi offensive (exportation et industrialisation), c’est pour cela qu’aujourd’hui encore on parle de Colbertisme pour les grandes industries. En 1631 cette mondialisation influence le cardinal de Richelieu, alors premier ministre de Louis XIII, dans l’idée de développer les arsenaux afin de donner à la France une puissance maritime capable de rivaliser avec celle de la Grande-Bretagne ; il crée ainsi l’arsenal de Brest. Cette volonté sera amplifiée par Colbert, ministre de la Marine qui développera plusieurs arsenaux : Toulon, Brest, Rochefort. C’est à ce moment que l’histoire de DCNS commence. En 1750, le marquis de Montalembert convertit une ancienne papeterie en forge à canon à Ruelle-sur-Touvre. Les grands chantiers navals de Ruelle (1751), Nantes- Indret (1771), Lorient (1778) puis Cherbourg (1813) voient le jour en France10. Dès 1926, DCNS est dotée de toutes les implantations dont le Groupe dispose aujourd’hui dans l’Hexagone. Le XIX voit se développer ces grandes infrastructures qui accompagnent la mutation de la marine à voile vers la motorisation. L’autre spécialité française d’armement, l’armement terrestre, est reconnu et se structure sous le règne de Louis XIV, plus particulièrement à partir de 1665 avec la création du Magasin royal des armes de la Bastille. Le processus de développement s’accélère à partir du milieu du XVIII avec la création en 1764 de la manufacture d’armes de St-Etienne. Gribeauval selon l’encyclopédie Universalis entreprend la rationalisation de l’artillerie dès 1765, réduisant « à trois (12, 8 et 4 livres) les nombreux calibres des pièces d’artillerie de campagne. Tout en réduisant la longueur et le poids des canons, il réussit à obtenir une plus grande portée avec moins de poudre grâce à l’utilisation de boulets calibrés parfaitement sphériques »11. La standardisation des canons de Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval, s’accompagne de la création des premiers établissements de Giat Industries : St-Etienne (1764), Tulle (1777), Toulouse (1792), Rennes (1793). Cela donnera un héritier avec plus de trois siècles d’armement terrestre français, Nexter. Cette période sera suivie par celle de 1850- 1914 qui se caractérise, elle aussi, par une poussée de mondialisation.

Une relance étatique importante, de l’après seconde guerre mondiale à la fin de la guerre froide. En cette période d’après Seconde Guerre mondiale, se dessine en Occident (États- Unis, puis Europe occidentale) une nouvelle vague d’innovations techniques : électronique, informatique, télécommunications. Cette vague selon Moreau Defarges (2005) grossit lentement jusque dans les années 1970 pour exploser et bouleverser tous les secteurs économiques : déclin massif des emplois industriels, mutations des entreprises, rôle croissant des services, eux-mêmes bouleversés par l’ordinateur et tout ce qui l’accompagne. Dans cette période les entreprises ont connu une certaine accélération, via une mission politique et économique sous tendue par des ambitions étatiques très avancées pour faire de la France un état autonome (informatique et télécommunication, transport, énergie et défense) et puissant. En 1945, le bilan de la 2ème guerre mondiale est désastreux, avec de nombreuses victimes civiles et militaires, un déficit des naissances et une émigration qui ont entraîné une baisse de la population française d’environ 1,5 millions de personnes.

L’économie est dévastée, la production agricole a chuté d’un tiers par rapport à 1938, ce qui provoque une situation de pénurie et de gros problèmes de ravitaillement. La production industrielle est inférieure de moitié, tandis que les infrastructures de transport sont endommagées. La situation financière est donc très mauvaise en raison de l’alourdissement du déficit budgétaire et de l’inflation (les prix ont quadruplé de 1938 à 1944), le marché noir s’est développé, tandis que le franc se déprécie. Dans ce contexte économique et social difficile, des réformes de structure et l’aide américaine aident à reconstruire le pays. En 1945, le gouvernement provisoire, présidé par Charles de Gaulle et composé de communistes, de socialistes et de gaullistes, nationalise les secteurs clés de l’économie (énergie, transports, banques de dépôt, assurances) et des grandes entreprises (Renault…). Il crée la sécurité sociale et les comités d’entreprise. Un véritable État-providence se met en place, qui va modifier les trajectoires des entreprises. La planification économique est mise en place, avec la création du Commissariat général du Plan en 1946 dont la direction est confiée à Jean Monnet ; le premier « Plan de modernisation et d’équipement » pour la période 1947-1952, concerne les activités de bases (énergie, acier, ciment, transports, matériel agricole), « il a pour mission d’orienter et coordonner les activités du secteur public » (Chabanas & Vergeau 1996). Le IIe Plan (1954-1957) aura des objectifs élargis : construction de logements, aménagement du territoire, recherche scientifique, industries de transformation ; l’État a continué d’orienter l’évolution économique dans le cadre d’une planification indicative à moyen terme (4 ou 5 ans). Se sont succédés des plans de modernisation et d’équipement, puis des plans de développement économique et social. Le progrès des investissements a contribué à moderniser les équipements et à améliorer la productivité dans les exploitations agricoles et dans les usines. Quant aux débouchés offerts aux productions nationales, ils se sont développés..

Le transfert de technologie « nord/nord » C’est le sujet de la thèse : elle est basée sur une relation d’entreprise à entreprise dont les niveaux se valent. Le client achète une technologie pour se l’approprier et l’utiliser de façon autonome, et ainsi réaliser un saut technologique. Boutat (1989) faisait déjà référence au développement de formules alternatives pour pallier l’insuffisance des prestations « clé en main » pour lesquelles les utilisateurs connaissaient de nombreuses difficultés. Parmi ces formules alternatives, on retrouve notamment la transmission du savoir-faire et la responsabilité technique du fournisseur jusqu’au moment où le personnel local est en mesure d’assumer les opérations de production. Aujourd’hui la logique est vers le gain de l’autonomie, surtout pour les pays émergents qui cherchent à s’affirmer comme puissances régionales, voire mondiales.

Le contexte international participe à augmenter le transfert de technologie tant dans sa quantité que dans sa forme. Selon le l’étude de Canuto, Dutz, and Reis (2010) les ventes de biens et de services sont en augmentation, à cela s’ajoute l’augmentation des biens immatériels de type brevet et licence, mais aussi les compétences. Pour cette orientation, la définition de l’ARITT Centre (l’agence régionale pour l’innovation et le transfert de technologie22), est pertinente : le transfert de technologie à l’international, consiste à transmettre à un partenaire industriel étranger toutes les données et connaissances pour que celui-ci produise et vende le même produit ou le même service dans son pays. Etymologiquement, transférer une technologie revient à mettre l’acquéreur en position de reproduire un certain processus tout en étant capable de l’expliquer et de le formaliser (préfixe trans : passage d’une entité à une autre). L’organisation mondiale de propriété industrielle définit le terme technologie comme étant « un ensemble de connaissances systématiques servant à la fabrication d’un produit, à l’utilisation d’un procédé ou à la prestation d’un service (…) ». Plus généralement nous pouvons considérer que la technologie est l’ensemble des connaissances, des outils, des techniques, des procédés et méthodes nécessaires à une entreprise pour l’élaboration et la vente d’un produit ou d’un service. Cependant pour arriver à concevoir et produire à des niveaux de qualité et de fiabilité équivalents à l’entreprise «mère» l’apport des ingénieurs en charge de la transmission des savoirs par la formation mise en place est déterminant.

Table des matières

Introduction. Croiser dynamique industrielle et dynamique de formation : Une question pour la recherche
Chapitre 1 : ENTREPRISES « A HISTOIRE NATIONALE », TRANSFERT DE TECHNOLOGIE ET TENSION INDUSTRIELLE
1. Les grandes industries Françaises : un air de famille et une histoire similaire
2. Une relation privilégiée avec l’Etat
2.1. Les racines profondes de ces grandes entreprises dans l’histoire de la France
2.2. Une relance étatique importante, de l’après seconde guerre mondiale à la fin de la guerre froide
2.3. Depuis le début des années 1980, l’ère de l’exportation internationale
2.4. Situation actuelle et émergence de la question du transfert de technologie
3. Le transfert de technologie : des nouveaux contrats
3.1. Différentes formes du transfert de technologie
3.2. Le transfert de technologie : atout ou risque ?
4. Une tension industrielle : entre vendre ou protéger ?
Chapitre 2 : TRANSFERT DE TECHNOLOGIE, ACTIVITE DE FORMATION ET TENSIONS
1. Vendre son capital immatériel, une complexité pratique
1.1. Concevoir, mettre en place la formation
1.2. Animer la formation et l’ingénierie pédagogique
1.3. Les difficultés du transfert de technologie : un rôle complexe pour les formateurs
2. Qui sont ces ingénieurs formateurs occasionnels ?
3. L’ingénieur formateur occasionnel des transferts de technologie : Entre rapport au métier et formes de voirs
3.1. Formateur occasionnel entre métier et fonction
3.2. Les rapports aux différents savoirs
4. Le cadre de référence
5. Des tensions
Chapitre 3 : LES CONSTRUCTIONS DE SENS EN SITUATION DE DILEMMES D’ACTIVITÉ : CADRE D’INTERPRETATION
1. La conjonction de deux dilemmes d’activité
1.1. Le dilemme industriel
1.2. Le dilemme professionnel
1.3. La construction d’un cadre a priori pour comprendre les contextes
2. Les constructions de sens pour comprendre et circonscrire une situation professionnelle nouvelle
2.1. Le sens, un concept clé
2.2. Vers une définition de la construction de sens
Chapitre 4 : LES DISCOURS, LIEUX DE CONSTRUCTIONS DE SENS -CONDUITE DE LA RECHERCHE
1. Une approche clinique
2. Une démarche doublement herméneutique
3. La population étudiée
3.1. Caractéristiques
3.2. L’accès au terrain : rôle des réseaux
4. L’entretien : une situation particulière de production de discours
4.1. L’entretien une situation particulière
4.2. L’entretien d’enquête problématisant
5. L’analyse des entretiens
5.1. Une analyse « manuelle »
5.2. Une analyse en différentes étapes
6. Les modalités : un indicateur de la stabilité des représentations
6.1. La modalité un outil pour rendre compte de la relation entre la représentation et le sujet.
6.2. Les différentes modalités
6.3. Tentative de modélisation du cadre de référence et des modalités
7. Une analyse informatique
8. Conclusion
Chapitre 5 : LES LOGIQUES DES INGENIEURS- FORMATEURS
1. Sélection des entretiens et recherche de représentativité
2. Les ingénieurs formateurs occasionnels ne parlent pas la même langue.
2.1. Les classes de vocabulaires
2.2. Les mots outils
3.. Les logiques transversales des ingénieurs formateurs occasionnels.
3.1. Non prise en compte du rôle de formateur :
3.2. Refus du rôle de formateur.
3.3 Acceptation du rôle de formateur.
4. Le panel des neuf ingénieurs : rapport aux dilemmes, industriel et professionnel
4.1. Les positionnements d’ensemble
4.2. Les Ingénieurs « maison » (ex-techniciens) ayant un rôle de managers intermédiaires
Cas de Fred : responsable transfert de technologie, Ingénieur « maison »
4.3. Ingénieurs, responsables de domaines techniques
Cas de Carlos : un jeune ingénieur en grande détresse
Cas d’Erika : Jeune ingénieure qui censure les savoirs
Cas d’Ivan : Jeune ingénieur qui veut voyager
Cas d’Hugo : Bon pédagogue qui protège l’entreprise
Cas d’Adrien : Pas conscient d’être un formateur
4.4. Les responsables de projet transfert de technologie
Cas de Betty : Responsable de projet qui supervise
Cas de Greg : Responsable projet très impliqué
4.5. Les Grands responsables
Cas de David : Grand responsable avec beaucoup de recul
Chapitre 6. CONSTRUCTION DE SENS ET ETHOS PROFESSIONNEL DES INGENIEURS FORMATEURS
1. La redéfinition individuelle du contrat : une illustration de logique de construction de sens
1.1. Une redéfinition involontaire du contrat :
1.2. Une redéfinition volontaire du contrat
2. L’engagement professionnel des ingénieurs formateurs
2.1. Etre formateur, entre plaisir et souffrance
2.2 Les mécanismes subjectifs de l’engagement
3. L’engagement professionnel contraint par l’externe et /ou par des motivations internes très fortes
4. L’engagement professionnel dépendant du cadre de référence qu’ils développent.
5. L’ethos professionnel d’ingénieur formateur occasionnel un objet de développement professionnel
CONCLUSION

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