Un exemple paradigmatique la modélisation de la coopération

Un exemple paradigmatique la modélisation de la coopération

Des fourmis et des hommes

C’est par la fourmilière que les très estimables fourmis ont commencé, c’est probablement par elle qu’elles finiront, ce qui fait grandement honneur à leur constance et à leur esprit positif. Notes d’un souterrain, Dostoïevski Commençons par une expérience. Dans votre cuisine sortez votre balance et mettez-la sur la table. Mettez alors dans l’un des plateaux l’ensemble des êtres humains, et dans l’autre l’ensemble des fourmis terrestres. À quoi peut-on s’attendre ? La balance penchera du côté des fourmis. Cela signifie que la biomasse des fourmis est supérieure à celle de l’espèce humaine. Toute personne qui a déjà vu les fourmis à l’œuvre, comprendra le succès évolutif de cette espèce. Elles font partie de l’ensemble des insectes sociaux dont les communautés sont les plus développées, et arrivent, par une coordination et une coopération sans faille, à exploiter de manière extrêmement efficace leur environnement. Les fourmis légionnaires chassent en faisant des raids dans la forêt à plusieurs centaines de milliers d’individus, les fourmis tisserands cousent des feuilles pour construire leur nid, les coupeurs de feuilles cultivent au sein de leurs colonies un champignon spécial dont elles s’alimentent, et grand nombre d’espèces de fourmis pratiquent l’élevage d’insectes, tels que les pucerons ou les chenilles. Pourtant, les fourmis sont des êtres vivants très simples, aux capacités cognitives très limitées, pour autant qu’on puisse parler de capacités cognitives, et dont il est certain qu’aucune d’entre elles n’a de représentation globale, ni même partielle, de l’activité de la fourmilière. Ce décalage extrême entre simplicité individuelle et complexité des comportements collectifs a longtemps fasciné, et commence maintenant à être bien compris du point de vue scientifique. La fourmilière est en effet devenue l’un des exemples prototypique de systèmes complexes illustrant l’émergence d’une intelligence collective (Bonabeau & Théraulaz, 1994). Un système complexe est défini comme un ensemble constitué d’un très grand nombre d’éléments interagissant entre eux, dont le comportement global ne se déduit pas directement 15 Un exemple paradigmatique la modélisation de la coopération Chavalarias D., Métadynamiques en Cognition Sociale de la description des éléments pris individuellement. Ainsi, dans un système complexe, il apparaît au niveau global ou macroscopique, des propriétés dites émergentes, qui sont la conséquence des interactions massives. Il est possible, par exemple, dans le cas des sociétés de fourmis, de rendre compte des comportements de recherche de nourriture par une approche système complexe. Comme chacun a pu le remarquer, les fourmis sont incroyablement efficaces pour trouver de nouvelles sources de nourriture et relier celles-ci à la fourmilière par le chemin le plus court. L’étude des fourmis révèle qu’après avoir découvert une source de nourriture, celles-ci reviennent au nid en déposant au sol une substance chimique et volatile appelée phéromone. Les fourmis sont sensibles à ces traces de phéromones, et sont capables de les suivre. Ainsi d’autres fourmis seront amenées à découvrir cette source de nourriture. Le comportement d’une fourmi n’est cependant pas déterministe au sens où celle-ci suivrait à coup sûr un trajet de phéromone. Avec une certaine probabilité, spécifique à l’espèce, une fourmi a des chances de se perdre , et d’effectuer ainsi une recherche aléatoire. Ces trois traits comportementaux simples peuvent se modéliser afin de rendre compte du comportement de la fourmilière. Pour cela, il faut définir dans un espace virtuel un emplacement qui représente le nid des fourmis. On place à quelque distance de là des sources artificielles de nourriture. Puis on donne à l’ordinateur la description d’un agent artificiel sous la forme d’un ensemble constitué des trois règles que nous venons de mentionner : 1. un agent qui trouve une source de nourriture en prélève une partie et rentre au nid, en déposant des traces de phéromone artificielle sur son chemin, 2. un agent qui n’a pas de nourriture explore au hasard les alentours de la fourmilière, 3. un agent qui n’a pas de nourriture et rencontre une trace de phéromone, suit cette trace avec une probabilité 1-ε, et poursuit une recherche aléatoire avec une probabilité ε. On demande ensuite à l’ordinateur de faire évoluer un nombre N grand (N=10 000 par exemple) de tels agents et l’on observe ce qui se passe. À partir de ce modèle, il est possible d’effectuer tout un ensemble d’expériences en faisant varier la taille des sources de nourriture, leurs emplacements, la taille de la colonie et la probabilité qu’a une fourmi de ne pas suivre une trace de phéromone. Durant ces 16 Chavalarias D., Métadynamiques en Cognition Sociale expériences, on relève les structures émergentes de ces systèmes d’agents et on mesure l’efficacité avec laquelle les fourmis artificielles exploitent les sources de nourriture. Ces expériences de vie artificielle montrent que l’organisation spatiale et temporelle des sociétés d’agents correspond assez bien à ce que l’on peut observer chez les fourmis. Ainsi, bien que les agents artificiels soient purement réactifs et sans aucune sorte de représentation, leur comportement collectif est efficace et structuré. C’est ce qu’on appelle une propriété émergente du système. Le même type d’approche a été utilisé avec succès pour rendre compte d’autres caractéristiques des sociétés de fourmis et plus généralement des sociétés d’insectes (organisation spatiale des fourmilières, émergence d’une hiérarchie sociale chez les guêpes, construction des termitières etc.).

Sociétés d’insectes, sociétés humaines

Une fois expliquées, en termes de systèmes complexes, certaines propriétés globales des comportements collectifs des fourmis, il est possible de rendre compte, dans le cadre du paradigme darwinien, des raisons qui ont permis une telle organisation. En effet, les sociétés d’insectes sociaux ont toujours une structure très particulière : un individu unique, la reine (un très petit nombre d’individus dans certains cas), est chargé de la procréation, alors que le reste de la communauté, des ouvrières stériles, est chargé de s’occuper de tout ce qui concerne la survie de la colonie (construction et protection du nid, recherche de nourriture, etc.). Ainsi, tous les membres d’une même fourmilière ont grosso modo 75 % de leur patrimoine génétique en commun. Ils sont donc des quasi-clones et la faible complexité de leurs organismes engendre des comportements stéréotypés leur permettant de se coordonner de manière extrêmement précise. Par ailleurs, la stérilité de certains individus n’est pas préjudiciable à leur reproduction du point de vue de leur génome, puisque l’individu qui leur a donné naissance engendre également des individus reproducteurs. L’hétérogénéité des rôles que nous pouvons observer au sein d’une fourmilière provient d’une différenciation qui s’effectue au cours de l’ontogenèse2 et non d’une hétérogénéité génétique. Ces deux caractéristiques, homogénéité génétique et différenciation ontogénétique, sont les facteurs qui permettent aux insectes sociaux de former des supers-organismes qui témoignent de phénomènes de coordination à grande échelle (au sens d’accomplissement collectif d’une même tâche) et coopération à grande échelle (au sens d’efforts consacrés par certains individus au bénéfice d’autres individus). Ceci étant, nous comprenons assez bien pourquoi ce système d’organisation est incompatible avec le mode de reproduction des mammifères. Ceux-ci ne donnent naissance qu’à quelques individus par an, alors que par exemple, chez certaines espèces de fourmis, une reine peut pondre jusqu’à 300 000 oeufs par jour. Une des conséquences est que les différentes espèces de mammifères présentent en leur sein une très grande diversité inter-individuelle, aussi bien phénotypique que génétique, même au sein de groupes sociaux bien définis ; et force est de constater que les phénomènes de coordination et de coopération impliquent rarement plus d’une dizaine d’individus, le plus souvent apparentés (Wilson 1975). Tout se passe comme si, en perdant en proximité génétique et en gagnant en individualité, les 2 Ontogenèse = développement de l’individu au cours de sa vie 19 Chavalarias D., Métadynamiques en Cognition Sociale mammifères n’avaient plus à leur disposition les liens qui permettent aux insectes sociaux de réaliser des tâches collectives. L’origine du problème est simple si l’on se place dans un cadre darwinien. Il tient en un mot : tricheur. Dans le cadre d’interactions répétées, si une lignée d’individus ne coopère pas et profite des efforts fournis par les autres, celle-ci aura un avantage reproductif sur le reste de la population. Dans le cas d’interactions entre individus non apparentés, une population de tricheurs pourra alors envahir une population de coopérateurs, et, à plus ou moins long terme, la tendance à coopérer disparaîtra. Il est cependant une espèce de mammifères, et une seule, qui présente des phénomènes de coordination et coopération à grande échelle : l’espèce humaine (Bourgine 2004). Ce qui soulève la question suivante : Pourquoi nous, et pourquoi que nous ? Nous proposerons une réponse dans le cadre de notre approche : les phénomènes de coopération à grande échelle sont la projection au niveau collectif de la diversité des stratégies que les êtres humains peuvent envisager. Mais n’allons pas trop vite. Il nous faut tout d’abord poser ce que nous appelons coopération en tant que fait stylisé, ce qui fera l’objet de la prochaine section.

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