Bible et Histoire
RAISON-JOURDE (1991), la Bible et le pouvoir à Madagascar au XIXe siècle, est la forme éditée de sa thèse d’État sur la construction nationale, identité chrétienne et modernité. Le premier XIXe siècle malgache137.
L’ouvrage replace «l’invention de l’identité chrétienne» dans le sens de la «construction de l’État». Les actes du pouvoir royal de remettre l’essence du pouvoir dans «le Livre», une marque d’universalité, et de convertir la royauté malgache au protestantisme en 1869, sont, ici évalués en terme de modernité. Le sens de l’histoire rejoint celui du pouvoir et cette harmonisation s’apprécie comme un marquage idéologique («le passage au christianisme»), comme «une aptitude de la société à se transformer»138.
L’auteure livre une complète et vaste description de l’installation de cette institution, qui va bouleverser le cours historique de la région de l’Imerina et l’histoire de toute l’île. L’école pénètre dans les familles, «constitue un nouveau mode d’émergence des élites au service de l’État» et joue « un rôle essentiel dans la formulation d’une idéologie de la conquête en ce sens qu’elle singularise les Merina ».
En faisant intervenir divers points de vue, l’auteure analyse la qualité de la «conscience historique» des Merina, en tant que premiers lettrés malgaches : «W. Johnson note : «en histoire, nous faisons peu de choses, car nous n’avons pas de livres». Les plus âgés des élèves en ont une heure par semaine. Mais ils sont peu intéressés, «n’ayant pas d’histoire de leur propre pays»…C’est l’histoire des pays d’Occident, et surtout de la Grande-Bretagne, qui est de fait enseignée. A preuve la sortie, en 1881, du livre de Houlder : Tantara ny Englanda. Johnson ajoute que «beaucoup apprennent par cœur mais peu réfléchissent intelligemment et voient dans ce qu’ils étudient un point de référence pour apprécier leurs propres actions». Les jeunes souffrent donc d’un considérable déficit de la conscience historique. Les étrangers ne manqueront pas de le percevoir au lendemain de la première guerre franco-merina [1884-1885]. «Il n’est peut-être pas de pays au monde où le souvenir du passé ait plus complètement disparu que dans l’Imerina» écrit Martineau. Pour la génération qui a vingt ans entre 1870 et 1880, reste seulement possible, en fonction de l’enseignement reçu, une projection sur l’avenir.»139
Nous nous permettons de reprendre des propos du philosophe R. DEBRAY (1997) sur la médiologie qui renvoie un écho proche, à bien des égards, du processus du «chemin de Jésus-Christ à Madagascar» (traduction de l’expression «ny dian’i Jesosy eto Madagasikara»). C’est une expression qui résume toute une vision de la christianisation et de l’évangélisation à Madagascar rassemblée dans quatre ouvrages du pasteur RABARY 140. L’évangélisation et la propagation de la parole chrétienne sont, ici, assimilées à un voyage. Selon DEBRAY, «l’objet d’une transmission ne préexiste pas au processus de sa transmission». Et, pour parler des mécanismes de la transmission culturelle, il avance « que le christianisme s’est constitué en se transmettant, et au cours de la transmission, il a inventé son origine en se légitimant.»141 Cette forme de transport de l’information dans le temps appartient au domaine de l’histoire.
La première Bible en langue malgache, imprimée à Tananarive, date du 21 juin 1835, alors que, trois mois plus tôt, la reine RANAVALONA 1ère fit un discours (Kabary) à son peuple pour lui signifier son refus «de la religion nouvelle et les formes de sociabilité qu’elle introduit.»142
Peut-on dire que l’évangélisation de Madagascar au XIXe siècle, menée par les différentes chapelles européennes de la religion chrétienne, a contribué à renforcer cette légitimité ? En 1965, R. PASCAL ose un raccourci saisissant en caractérisant les Malgaches comme le «seul peuple afroasiatique de religion chrétienne et de culture occidentale»143.
En outre, «Comme jadis en Europe orientale et centrale, la Bible fixe la langue»144. De plus, « en répandant la Bible traduite en malgache, l’école chrétienne à contribuer à établir l’hégémonie de la langue merina sur tous les autres dialectes […] les hiérarchies traditionnelles de la société malgache se sont trouvées «retraduites» en termes nouveaux par l’école.»145 A partir de 1869, année de l’adhésion de la royauté malgache à la religion chrétienne et de l’abandon des talismans royaux comme symbole du pouvoir suprême, il n’y eut plus aucun obstacle étatique, jusqu’à la fin du XIXe sicle, pour empêcher la Bible et l’École de s’implanter durablement.
Les écoles confessionnelles protestantes vont être très actives à partir de cette année. Mais dès la mise en place du protectorat français en 1885, les jésuites investissent massivement l’espace scolaire pour devenir un courant très influent de l’éducation à Madagascar. En 1905, toutes les missions chrétiennes s’opposent vivement, de manière quasi unanime, au gouverneur général V.AUGAGNEUR (1905-1910) autour de la loi sur la laïcité de l’enseignement. Ce farouche franc-maçon, pourfendeur de l’intrusion de la religion dans l’enseignement applique avec vigueur la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État146. Une âpre concurrence exista entre l’enseignement laïc et l’enseignement confessionnel à tel point qu’il a fallu « attendre 1930 pour que les effectifs des écoles officielles [atteignissent] ceux des écoles confessionnelles. »147. Une profonde confusion s’installe de fait entre la portée «progressiste» de la Bible et celle de la Civilisation (exclusivement occidentale, héritière des Lumières et judéo-chrétienne).
Comment transposer tout cet héritage théorique, quand la « modernité » transmise par la Bible rejoint la Civilisation et le Progrès ? La Bible et l’École sont des éléments essentiels de l’histoire de la transmission culturelle à Madagascar. A telle enseigne que l’École et la Bible ont accentué les différences sociales et ont modifié des représentations dans les rapports sociaux.
École et Histoire
En évoquant la question plus générale de l’éducation pendant la période coloniale, chaque étude définit l’univers scolaire comme le terrain de plusieurs enjeux : l’organisation de l’enseignement, la laïcité de l’enseignement, la langue d’enseignement, l’éducation politique par l’école (politique et idéologie), les formes de «l’impérialisme culturel» au sein de l’École. Mais, ces thèses à caractère universitaire sur l’histoire de l’enseignement à Madagascar, à diffusion restreinte, ont-elles eu un réel impact sur les orientations contemporaines en matière de politique nationale sur l’éducation ? Il existe, par ailleurs, une littérature volumineuse, faite de rapports d’évaluation, de memoranda et de synthèses de colloques, qui retrace, dans ses grandes lignes, le développement de l’École malgache de ces quarante dernières années. Ces documents dérivent de la forte demande d’expertises en matière éducative, dans le cadre des réformes et de l’ajustement structurel du système éducatif malgache engagé dès les années 1980,
L’École n’a cessé d’être une priorité d’action des autorités coloniales, pour une école laïque et une instruction française, «adaptées» aux Malgaches. Cette adaptation tient de la mission civilisatrice de la France dans ses colonies –«le moment Lavisse»- selon la qualification de P. GARCIA et J. LEDUC (2003)154. L’école de la période coloniale fonde la question éducative par l’école jusqu’à aujourd’hui.
Un fait déjà acquis en Imerina et dans le Betsileo (les hautes terres centrales) avant la colonisation française, la scolarisation nécessite une conception originale pour répondre à la mission civilisatrice et à la mission coloniale de l’installation française dans l’Île. « C’est Galliéni à Madagascar qui traça les grandes lignes [de l’enseignement d’Etat] : une hiérarchie sélective partant des écoles de villages, confiées à des maîtres indigènes, coiffées par les écoles régionales à personnel européen, des écoles supérieures professionnelles et des écoles normales dans les grands centres pour former des maîtres .»155 L’arrêté de 1899 sur l’organisation de l’enseignement à Madagascar 156 « inspira les décrets de 1903 en Afrique occidentale française (AOF) et la gestation plus tardive de l’enseignement d’Etat en Afrique équatoriale.»157
Cet édifice est mis au service de la pratique coloniale du «diviser pour régner», appliquée par le général GALLIENI (1896-1905), premier gouverneur général de la colonie de Madagascar, en opposant les populations entre elles sur la base de l’assimilation des valeurs occidentales acquises via l’école. La politique de l’administration coloniale française vise, constamment, à exercer son contrôle sur tous les réseaux d’éducation existant sur l’Île. De l’organisation du système de l’instruction scolaire, dans ses détails, jusqu’au profil du personnel enseignant, en passant par la validation des capacités cognitives, en autres exemples. Tout est conçu par l’administration. D’autres effets, non différés, concernent la concurrence permanente entre l’enseignement laïc et l’enseignement confessionnel à partir du gouvernorat de V. AUGAGNEUR.
Le pouvoir colonial français n’a cessé de chercher les meilleures formules pour mettre l’enseignement au service de la colonisation à travers : une école officielle réservée aux «Blancs» et aux citoyens français d’origine malgache et une école indigène, avec des programmes et des manuels scolaires distincts, des enseignants séparés, dans des établissements distants ;
des orientations inlassablement redéfinies entre un enseignement plus professionnel et moins général, un débat toujours renouvelé sur la durée de la formation scolaire, sur l’équilibre des effectifs à scolariser par régions, et, sur l’embarrassante question de la langue d’enseignement.
Pendant la colonisation, on distingue deux cycles d’évolution de l’institution scolaire à Madagascar, de 1903 à 1951 et de 1951 à la veille de l’indépendance.
Depuis, une éducation et une formation «à la française» ont produit trois générations de cadres malgaches. Depuis 2004, les objectifs de la nouvelle politique éducative malgache tendent à s’éloigner de ce profil séculaire pour s’intéresser au modèle anglo-saxon. Est ce que les nouvelles méthodes vont couvrir rapidement ce moule d’éducation et de formation «à la française» ou assistera-t-on à une fusion inattendue des genres ?
Quel biais choisir pour rendre compte d’une réalité où l’on décèle une persistance controversée du rôle de l’école dans la formation nationale malgache ? Faut-il observer cette réalité à travers le comportement du citoyen malgache dans la république à partir de 1960 ? Faut-il plutôt l’aborder à partir du discours destiné à ce citoyen à travers les outils mis à la disposition de l’école ?
«L’école sert d’abord à faire la société»
En général, les textes en matière scolaire et éducative, produits par le régime colonial, témoignent de la permanence d’une distinction de traitement, dans les formes et dans le fond, entre indigène malgache et citoyen français. Si, selon l’expression de J.-C. RUANO-BARBALAN (2002), «l’école sert d’abord à faire la société»158, l’école coloniale a forgé une société à son image : sélective et discriminante, suffisamment schizophrénique pour que l’appropriation du terme «reny» (mère) par le régime colonial pour désigner la France159, métropole colonisatrice, rende confuse une notion aussi constitutive que la nation.
O. MANNONI (1997) a fait le portrait « scientifique » du colonisé. Le fait colonial – la société coloniale – repose, d’après lui, sur une évidence qui laisse peu de place à la nuance. Il énonce clairement son analyse : «Que la colonisation ait toujours reposé sur l’existence du besoin de dépendance, cela ne fait pas question mes yeux. Tous les peuples ne sont pas aptes à être colonisés, seuls le sont ceux qui possèdent ce besoin.».160 En livrant un certain nombre de conclusions dérangeantes sur la psychologie du Malgache, les analyses d’O. MANNONI peuvent aider à comprendre une ambiance coloniale pleine de refoulements. Son ouvrage est un produit de la littérature coloniale savante, qui exacerbe le dédoublement de la personnalité d’un lecteur malgache.
Il n’est pas question de s’appuyer sur des psychanalyses de Malgaches typiques, tranche-t-il. Il n’y en a jamais eu, et il est fort douteux qu’il puisse y en avoir. Outre la difficulté que présente une langue accessible en gros, mais dont les finesses et les équivoques sont redoutables, il faudrait encore qu’un Malgache accorde à un Européen une confiance qu’il n’accorde même pas à son meilleur ami.»161 Voilà pour la schizophrénie.
Le contour du Malgache est surligné plus loin en ces termes, dans le cadre mal approprié d’une philosophie du magister: « Un enseignement qui se borne à armer les indigènes coloniaux d’outils nouveaux est simplement utilitaire s’il respecte l’ensemble de la personne et n’a aucune valeur culturelle directe, tandis que d’autre part un enseignement culturel bouleverse la personne beaucoup plus qu’on ne s’y attendait […] Une méthode d’enseignement qui puisse passer entre ces deux écueils est encore à trouver.»162 Voilà pour la dépendance.
La question linguistique
La question linguistique dans l’enseignement officiel indigène a embarrassé l’administration coloniale française à Madagascar depuis le début de la colonisation pratiques contestables pour le maintien de la « langue indigène » comme langue d’enseignement. La langue malgache n’a pas trouvé une place stable dans le système français d’éducation coloniale, alors qu’elle était l’outil fondamental au service de la Bible et de l’École avant 1896.