Une relative évolution des normes de genre 

Une relative évolution des normes de genre 

La littérature de jeunesse a, nous l’avons vu, été pointée du doigt par quelques chercheuses, soucieuses des visions selon elles profondément stéréotypées du masculin et du féminin transmises aux enfants par les albums leur étant destinés (Cromer, Turin, 1998 ; Brugeilles, Cromer, Cromer, 2002, 2013 ; Dafflon-Novelle, 2002, 2004, 2006 ; Ferrez, Dafflon-Novelle, 2003 ; Brugeilles, Cromer, 2005 ; Cromer, 2007, 2014 ; Brugeilles, Cromer, Panissal, 2009 ; Cromer, Dauphin, Naudier, 2010). Si l’analyse des mises en représentation de la confection de nourriture dans les livres pour la jeunesse considérés permet dans un premier temps de corroborer le constat d’une mise en scène de rôles sexuellement différenciés, nous verrons néanmoins que ces normes de genre ont récemment connu des évolutions. 

Les femmes, garantes d’une cuisine familiale quotidienne 

« « Comme je suis en retard, Poupette ! Le déjeuner n’est pas prêt et ton papa va arriver ! » » (Auteur anonyme, 1954) Les ouvrages du corpus évoquant la confection domestique de nourriture, mettent majoritairement en scène des protagonistes féminins. Sur les 82 livres pour enfants considérés, 55 albums présentent en effet des femmes (ou des jeunes filles) s’appliquant à faire manger166 , tandis que les hommes – lorsqu’ils sont mentionnés – mettent quant à eux les pieds sous la table ou occupent – nous y reviendrons – une activité bien souvent professionnelle : 166 Voir Annexe 9. La transmission de normes et de représentations dissemblables 146 « La petite vieille, elle, aimait travailler bien au chaud dans sa cuisine. Chaque jour, elle confectionnait pour son époux de délicieux gâteaux. » (Le petit bonhomme de pain d’épice, 1875) « Poupette pensa que sa maman pouvait revenir assez tard et que, lorsque son papa rentrerait vers midi, il serait sans doute obligé d’attendre, car le déjeuner ne serait pas prêt. […] Tout d’abord, elle se dépêcha de terminer le ménage que sa maman n’avait pas eu le temps de finir avant de partir. […] « Comme je suis en retard, Poupette ! Le déjeuner n’est pas prêt et ton papa va arriver ! » […] Sur ces entrefaites, le papa de Poupette arriva, bien affamé par une matinée de travail. » (Auteur anonyme, Poupette petite cuisinière, René Touret, 1954) « Pour le repas de midi, Maman a fait de la bonne soupe aux tomates, des épinards, un rôti de veau et de la purée de pommes de terre. […] « A table ! » annonce-t-elle en apportant la soupière toute fumante. […] Maman sert tout le monde en épinards, viande et purée. » (Danblon, Mandelbaum, Petite abeille, mange ta soupe !, Dupuis, 1973) « « A table », dit maman. Maman c’est une fée, elle met son tablier, elle jongle avec la poêle et la casserole. […] C’est papa qui rentre avec des fleurs pour maman et un cadeau pour moi dans sa mallette. » (Brunelet, A table !, Nathan,1989) « Maman adore cuisiner : un peu de ci, un peu de ça… Elle peut y passer la journée. » (Callier, J’aime pas le poisson, Alice Jeunesse, 2003) « Dans chaque enveloppe, on met la garniture que maman a préparée. » (Hasegawa, Tachibana, Mercredi c’est raviolis !, L’école des loisirs, 2008) Vingt-sept ouvrages seulement proposent pour leur part des histoires dans lesquelles des figures masculines s’appliquent à préparer – de façon non professionnelle – de la nourriture. Il est en premier lieu à préciser que les personnages masculins des livres considérés sont plus largement représentés sous les traits d’animaux anthropomorphiques167, tandis que les protagonistes féminins de ces albums sont pour leur part principalement des personnages humains168. Seuls quatre ouvrages du corpus présentent de la sorte des figures masculines aux traits humains confectionnant, au sein de leur sphère privée, de la nourriture. Il est de surcroît à souligner le fait que ces quatre livres présentent des situations pour le moins peu « ordinaires ». Le premier de ces albums (Nordquvist, 1985) met en effet en scène un vieil homme, Auguste, vivant seul avec son chat et souhaitant confectionner, pour celui-ci, un gâteau d’anniversaire. Dans cet ouvrage, l’accent est principalement mis sur les péripéties du personnage principal – qui éprouve des difficultés à réunir un certain nombre d’ingrédients nécessaires à la réalisation de la recette –, plus que sur la confection du gâteau d’anniversaire de Picpus. Le second livre (Dalrymple, 1999) propose l’histoire d’un grand-père s’adonnant à la préparation de pain avec son petit fils. La réalisation du pain est toutefois ici uniquement évoquée dans les trois dernières pages de l’album. Le reste de l’ouvrage est pour sa part consacré à la présentation du cycle de culture du blé : semence, pousse, récolte, puis transformation, en farine, chez le meunier, des grains de blés récoltés. Le troisième livre (De Rosamel, De Rosamel, 2007) présente un père de famille, s’appliquant à préparer, avec l’aide – néanmoins discrète – de sa femme, un pot-au-feu. Il est toutefois précisé, dans la première phrase de l’album que c’est « pour faire une surprise » que ce père de famille a « décidé de [confectionner] un bon repas », traduisant ainsi potentiellement l’exceptionnalité de la situation169. Le dernier ouvrage (Thompson, Bean, 2008) relate enfin l’histoire du papa d’une jeune narratrice ayant réalisé pour sa fille une tarte aux pommes. Ce livre est néanmoins davantage centré sur l’écologie que sur la confection du gâteau en lui-même et apparaît comme étant une « ode » à la terre dans laquelle poussent les pommiers, à la pluie qui permet aux arbres de se développer, etc. La confection domestique de nourriture est de la sorte, dans les albums étudiés, principalement laissée aux bons soins des femmes – alors essentiellement illustrées sous les traits de personnages humains –, les hommes étant pour leur part plus rarement présents derrière les fourneaux familiaux et, lorsqu’ils y font leur apparition, beaucoup plus largement représentés sous les traits d’animaux anthropomorphiques. Il est en second lieu à souligner le fait que les personnages féminins considérés confectionnent majoritairement de la nourriture dans un cadre familial, préparant de cette façon le repas pour un ou plusieurs membre(s) de leur famille (mari, enfant(s), père de famille, grands-parents, etc.). Les protagonistes masculins présents dans les albums du corpus sont 169 La dédicace rédigée par Godeleine de Rosamel au début de l’ouvrage est par ailleurs significative du caractère « militant » de la démarche : « A ma maman qui cuisinait bien les légumes (avant d’en avoir assez de cuisiner) ». 148 pour leur part davantage mis en scène en train de faire la cuisine dans un cadre amica , confectionnant de la sorte un gâteau – ou un repas – pour un ou plusieurs de leurs camarade(s). En effet, sur les 55 ouvrages du corpus dans lesquels les femmes cuisinent : aucun ne met en scène une (jeune) femme préparant à manger pour elle-même, 46 proposent une histoire dans laquelle le personnage féminin confectionne de la nourriture dans un cadre familial, huit livres présentent une femme ou une jeune fille cuisinant dans un cadre amical et un album met enfin en scène une cheffe cuisinière. Sur les 27 ouvrages du corpus dans lesquels des hommes préparent de la nourriture : deux livres proposent une histoire où des personnages masculins font à manger pour eux-mêmes, cinq présentent des hommes cuisinant dans un cadre familial, neuf mettent en scène des protagonistes masculins préparant de la nourriture dans un cadre amical, neuf albums présentent des chefs cuisiniers et deux ouvrages proposent enfin des histoires dans lesquelles les personnages masculins font le choix d’inviter des membres de leur famille au restaurant. Il est enfin à relever le fait que neuf livres du corpus proposent des histoires dans lesquelles des personnages féminins et des personnages masculins participent, dans une commune mesure, à la confection de nourriture. Ces albums mettent néanmoins majoritairement en scène des « enfants ». Sept des ouvrages considérés évoquent en effet de très jeunes protagonistes : frères et sœurs ou ami(e)s. Quant aux deux autres livres ils présentent pour leur part des événements paraissant peu « ordinaires ». Dans l’un d’entre eux (Danblon, Mandelbaum, 1973), est en effet dépeinte la préparation d’un repas dominical festif par l’ensemble d’une famille (parents et enfants). Cette situation est par ailleurs provoquée par la volonté du papa et de la maman de Petite abeille de faire aimer les légumes à leur fille cadette qui refuse d’en manger. Dans le second album (Clément, Siégel, 1986), une maman, levée aux aurores, prépare une fournée de petits biscuits pour son mari et ses enfants qui dorment encore, puis part se promener. A leur réveil, les deux jeunes protagonistes, constatant que cette dernière a omis d’éteindre le four et que les gâteaux sont en conséquence entièrement brûlés, décident de sortir leur papa de son sommeil. Ensemble, ils font alors le choix de reproduire à l’identique la recette effectuée plus tôt par la mère de famille, afin que celle-ci ne s’aperçoive de rien. Si la confection des biscuits apparaît comme étant quelque peu périlleuse, le papa et ses deux enfants parviendront néanmoins finalement à réaliser avec succès les biscuits. Ces deux ouvrages dans lesquels des personnages féminins et des personnages masculins cuisinent dans une commune mesure offrent ainsi à voir des situations relativement exceptionnelles qui ne constituent a priori pas des habitudes instituées. Les livres du corpus considéré portant sur la confection de nourriture au sein de la sphère privée proposent de cette façon majoritairement le modèle d’un personnage féminin humain (mère de famille ou jeune fille) préparant à manger dans un cadre familial et de la sorte garant de la réalisation quotidienne et domestique des repas. Les albums étudiés mettant en scène des protagonistes masculins – beaucoup moins nombreux – proposent pour leur part presque essentiellement le modèle d’un personnage représenté sous les traits d’un animal anthropomorphique, confectionnant quant à lui de la nourriture dans un cadre amical. Si la cuisine quotidienne, réalisée au sein de la sphère privée, apparaît ainsi comme étant très largement laissée aux bons soins des (jeunes) femmes, il se trouve en revanche en être autrement de la préparation de nourriture dans un cadre professionnel.

La prérogative masculine de la cuisine professionnelle

 « Pour ceux qui ne le savaient pas, le papa de Félicité est boulanger rue du Croissant de Lune. » (Joly, Barcilon, 2009) Les ouvrages du corpus évoquant la confection de nourriture dans un cadre strictement professionnel mettent presque exclusivement en scène des protagonistes masculins. Sur dix livres pour enfants présentant un/des personnage(s) ayant un métier de bouche, neuf albums font en effet référence à de (jeunes) hommesc, s’appliquant alors à pâtisser ou à cuisiner : « Il est chef pâtissier. » (Deru, Alen, Le lutin pâtissier, Gautier-Languereau, 1984) « Dans un restaurant de province, travaille un petit cuisinier […] et il deviendra certainement un très grand cuisinier. » (Auteur inconnu, Le petit cuisinier, Hemma, 1987) « On vient de loin pour acheter les gâteaux de Gros Loup. » (Counhaye, Sacré, Gros loup, Mijade,1998) « De tous les délicieux gâteaux que prépare son papa, il y en a un que Félicité préfère. […] Pour ceux qui ne le savaient pas, le papa de Félicité est boulanger rue du Croissant de Lune. » (Joly, Barcilon, La fée Baguette aime la galette, Lito, 2009) « [Sophie] court dans la cuisine rejoindre son papa cuistot. » (Weishar-Giuliani, Legeay, Hugo un héros…un peu trop gros, Alice Jeunesse, 2011) Toques 1 et vestes de cuisine sont ainsi essentiellement portées par des personnages masculins, assumant des fonctions de « (chef[s]) cuisinier[s] », de « (chef[s]) pâtissiers » ou encore de « boulanger[s] ». Un seul ouvrage – récent – du corpus propose pour sa part une histoire dans laquelle est mise en scène une (belle) jeune femme exerçant le métier de (cheffe) cuisinière : « La cuisinière mélangeait, étalait, découpait, remplissait… […] La cuisinière recouvrait, badigeonnait, quadrillait et enfournait. […] « Je sors Voir Annexe 9. Il est à relever la présence quasi systématique, dans les illustrations, de l’ « attribut » que représente la toque. la galette du four ! Venez, venez tous ! » Puis elle la posa sur la table et la tailla en parts égales. La cuisinière prit l’enfant sur ses genoux et déposa sur sa joue un bisou si doux si doux… » (Brière-Haquet, Mathy, Une histoire de galette et de roi, Flammarion, 2011) Il est à préciser le fait que si l’unique (jolie175) professionnelle de la cuisine du corpus étudié se trouve être représentée sous les trait d’un animal anthropomorphique, les protagonistes masculins mis en scène en train de confectionner de la nourriture dans le cadre de leur métier sont pour leur part très majoritairement des personnages humains176 : Illustration 7. Protagonistes masculins confectionnant de la nourriture dans le cadre d’une profession Les livres du corpus considéré portant sur la confection de nourriture dans le cadre d’une profession présentent de cette façon majoritairement le modèle d’un protagoniste masculin humain (chef cuisinier ou pâtissier), tandis que le seul personnage féminin ayant un métier de bouche est pour sa part représenté sous les traits d’un animal anthropomorphisé. Tout se passe de la sorte comme si, dans les livres pour les enfants, l’utilisation d’animaux anthropomorphes « (appelés encore animaux habillés ou animaux humanisés) » (Brugeilles, Cromer, 2005, p. 29), permettait de proposer des modèles « transgressifs », allant à l’encontre de normes de genre « stéréotypées » paraissant être relativement immuables178 . Le corpus de littérature de jeunesse analysé transmet ainsi la vision d’une cuisine quotidienne et familiale principalement réalisée par les femmes et d’une cuisine professionnelle largement assurée par les hommes. Rappelant les distinctions (privé/public, personnel/professionnel, etc.) souvent relevées par les chercheurs (Belotti, 1974 ; Cromer, Turin, 1998 ; Dafflon-Novelle, 2002 ; Brugeilles, Cromer, Panissal, 2009) entre les fonctions attribuées aux personnages féminins et celles « réservées » aux protagonistes masculins, ces différences paraissent de cette façon confirmer l’idée selon laquelle les albums véhiculeraient des représentations « genrées ». L’étude des livres réunis permet néanmoins de mettre en lumière non seulement l’existence de quelques ouvrages proposant aux jeunes lecteurs des modèles de comportement dissemblables, mais également, une évolution quant à la manière dont ces normes de genre ont été, au fil du temps, signifiées aux enfants (Chapitre 5). 

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