Urbanisme et architecture : le cas des théâtres et des stades

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L’état de la question : bilan bibliographique et problématique

L’occupation du territoire connu dans l’Antiquité sous le nom d’Illyrie remonte à l’époque préhistorique. Ce territoire est donc riche en vestiges archéologiques qui couvrent une longue période de la préhistoire jusqu’à l’époque byzantine, et qui ont intéressé les différents spécialistes depuis les grands voyageurs du XIXe siècle comme E. LEAR, H. HOLAND, F. POUQEVILLE ; se sont plus spécifiquement intéressés aux régions illyriennes l’Anglais W. M. LEAKE avec son ouvrage Travels in Northen Greece, Londres 1835 128 et les Français L. HEUZEY et H. DAUMET avec leur ouvrage Mission Archéologique de Macédoine, Paris 1876 p. 403-406. Dans les deux cas l’approche est surtout celle d’une géographie historique avec une description des vestiges alors visibles.
Au XXe siècle, l’historiographie moderne sur les Illyriens prend un rôle important avec K. PATSCH Das Sandschak Berat in Albanien (Vienne 1904), C. PRASCHNIKER avec son article Muzakhia und Malakastra Archäologische Untersuchungen in Mittelalbanien et aussi des autres chercheurs dans la tradition des voyageurs découvreurs du siècle précédent, comme A. SCHOBER, Zur Topographie von Dyrrachium, Jahreshefte des Osterreichischen Archäologischen Institutes in Wien, Band XXIII, Wien 1926, col. 231-240, fig. 38. Avec la consolidation des États balkaniques après la Première Guerre Mondiale, s’est développée dans chaque pays une vaste bibliographie sur les Illyriens qui a connu son plus grand essor après la Deuxième Guerre Mondiale et qui correspond à ce qu’on peut appeler l’illyrologie. Ce qui caractérise ces publications est leur aspect nationaliste, dû au contexte historique et aux idéologies du moment.
L’une des monographies les plus importantes est celle d’Aleksandar STIPČEVIĆ, Les Illyriens. Histoire et culture publiée d’abord sous le titre Gli Illiri à Milan 1966, et plus récemment dans une édition serbo-croate largement révisée, lliri, publiée à Zagreb en 1974 ; c’est une étude sur les peuples illyriens qui habitaient à l’est de l’Adriatique entre le nord-ouest de la Grèce et le nord-est de l’Italie, entre la Save et la Drave au nord, et la Morava et Vardar au sud. L’auteur est un bibliothécaire et universitaire qui a mené son enquête de façon très méthodique. Structurée en sept chapitres l’étude traite de l’histoire, de la vie quotidienne et des coutumes, des régions culturelles définies à partir des artefacts, de la vie économique et sociale, des guerres et de l’armement, de la religion et des arts. À propos de la religion illyrienne, il cherche à établir une continuité illyro-albanaise autour des symboles du culte du soleil et du serpent. L’influence des préhistoriens est sensible dans son approche, notamment pour les chronologies relatives des aires culturelles. Il utilise beaucoup l’onomastique en confrontant les noms indigènes attestés sur les pierres tombales de l’époque romaine pour identifier des groupes distincts au sein de la famille illyrienne, notamment les groupes vénéto-liburniens au nord de l’Adriatique, les Dalmates de la côte centrale et de l’arrière-pays, les Pannoniens des vallées bosniaques et de la vallée de Save, les Illyriens « proprement dits » au Monténégro et dans le nord de l’Albanie. Pour cette étude, il s’appuie sur les travaux d’Anton MAYER qui a tenté une première synthèse sur la langue des Illyriens129. Depuis les premiers témoignages des sources grecques (Hécatée, Hérodote), qui semblent avoir une idée assez précise de la localisation des Illyriens aux confins de la Thesprôtie, le nom d’Illyrie s’est appliqué à de plus en plus de peuples jusqu’à désigner sous Auguste, après les conquêtes romaines, la grande province de l’Illyricum. Selon Stipčević, les Illyriens ne connaissaient pas seulement une langue, mais il existait des zones dialectiques et sous-sectorielles, et l’auteur met l’accent sur la vitalité de cultures régionales définies par leur culture matérielle. Son travail reste une des plus grandes références dans l’historiographie illyrienne qui soutient la continuité illyro-albanaise. Aujourd’hui l’identification qui est faite entre culture matérielle et identité ethnique prête le flanc à la critique.
La deuxième grande monographie est celle de l’anglais John WILKES, qui a l’avantage d’être faite par un savant « étranger » et donc détaché de toute tentation nationaliste130. Dans une approche d’historien classique, il décrit la géographie de l’Illyrie et étudie la région dans les périodes préhistoriques, grecques, romaines et médiévales. Il s’appuie sur les preuves archéologiques, surtout épigraphiques, pour tenter de définir la culture matérielle, la religion et les coutumes des Illyriens sans apporter d’éléments vraiment nouveaux par rapport à Stipčević. Sur la langue illyrienne, il remarque qu’il en reste peu de traces, mais qu’elle appartient bien à la famille des langues indo-européennes. Après une étude approfondie, il examine également les preuves linguistiques de la similitude des Illyriens avec d’autres peuples comme les Thraces, les Italiques, les Grecs et les Celtes. Il reste prudent, mais ne conteste pas l’origine illyrienne de la langue albanaise : « The Albanian language, which belongs to the Indo-European group, has a distinctive vocabulary, morphology and phonetic rules which have engaged the attention of many philologists, of whom several have confidently proclaimed its origin from ancient lllyrian. In the Albanian vocabulary it is possible to detect something of the physical, social and economic conditions prevailing at the time of its formation, through the evidence of borrowing from other languages, including Latin and Slav. »131. Il conclut par une discussion sur une possible survie d’une culture indigène illyrienne à l’époque romaine et byzantine avec la possibilité d’en trouver des traces dans la langue et la culture albanaises.
Le problème des relations entre les Illyriens et leurs voisins, proche de notre problématique, a était abordé par M. HOLLEAUX dans la Cambridge Ancient History, (VII, 1928, XXVI, p. 822-857) ; il propose une histoire des Illyriens en lien avec la colonisation grecque, l’expansion macédonienne132, et principalement la conquête romaine à partir du règne d’Agron et de Teuta dans la deuxième moitié du IIIe siècle av. J.-C. P. CABANES qui a consacré sa vie scientifique à la recherche archéologique en Épire et Illyrie méridionale, plus particulièrement en Albanie133, a produit un excellent manuel à destination des étudiants français au concours du CAPES et de l’agrégation d’histoire, Les Illyriens de Bardylis à Genthios : IVe-IIe siècle avant J.-C. (Regards sur l’Histoire n° 65, SEDES, Paris 1988). Son étude ne concerne malheureusement que l’époque hellénistique, mais elle prend en compte toutes les découvertes archéologiques et épigraphiques alors disponibles. Sa formation d’épigraphiste l’a amené à publier de très nombreux travaux sur l’évolution de la société illyro-épirote avant l’arrivée des Romains. Il s’est intéressé au rôle joué par les fondations coloniales, et s’est efforcé de proposer une localisation géographique précise pour les différentes ethnies illyriennes. Il traite avec beaucoup de compétence du rôle joué par Pyrrhos d’Épire et sa thèse a été consacrée à l’histoire de l’Épire de la mort de Pyrrhus à la conquête romaine134. Les travaux effectués par P. Cabanes sont marqués par une forte influence hellénocentriste, due à la nature des sources disponibles.
Son travail peut être confronté à celui de Ν. G. L. HAMMOND, un grand connaisseur des régions épirotes. Dans sa publication Epirus. The Geography, the Ancient Remains, the History and the Topography of Epirus and Adjacent Areas (Oxford, At the Clarendon Press, 1967), il popose une synthèse géographique et historique à partir des données archéologiques, ce qui l’amène à avoir des points de vue différents par rapport aux autres chercheurs ; par exemple il conteste la date de la fondation de Phoinikè proposée par L. M. Ugolini dans Albania Antica II135 et acceptée par P. Cabanes, et soutient que la ville n’a été fondée qu’après av J.-C., et non au Ve siècle av. J.-C136. Il fait aussi de nouvelles hypothèses sur l’emplacement de sites anciens et la localisation de tribus illyriennes ; par exemple, il place Amantia à Klos137, Antigonea à Lekl138 et distingue les Atintanes illyriens qui habitent l’arrière-pays d’Épidamne-Dyrrhachion et d’Apollonia, et les Atintanes épirotes qui habitent entre le Drin et l’Aôos jusqu’au cœur de l’Épire139.
En même temps, on voit se développer une bibliographie sur la linguistique illyrienne avec les ouvrages de H. KRAHE Die alten balkanillyrischen geographischen Namen , Heidelberg 1925, le Lexikon altillyrischer Personennamen, Heidelberg 1929, et le Die Sprache der Illyrier, I-II , Wiesbaden 1955-1964, ainsi que la grande synthèse concurrente d’A. MAYER, Die Sprache den alten Illyrier, I-II , Vienne 1957-1959. Pour l’époque romaine on a l’étude roumaine de I. RUSSU, Illirii. Storia, limba si onomastica romanizarea , Bucarest 1969, et allemande de G. ZIPPEL «Die römische Heerschaft in Illyrien bis auf Augustus , Leipzig 1977. Du côté albanais, Eqrem ÇABEJ a fait un travail de pionnier pour identifier les liens entre Illyriens et Albanais. Tous ces auteurs se caractérisent par ce qu’on pourrait appeler un « panillyrisme »140.
Un autre grand savant à mentionner est Zef MIRDITA, illyrologue de renom et bon connaisseur des langues classiques, décédé en 2016. Il s’est surtout intéressé aux Dardaniens, pour montrer sur la base de leur culture matérielle et des textes disponibles qu’ils étaient bien d’origine illyrienne141. Il a plus particulièrement étudié la période romaine en Dardanie, et à partir de l’étude des inscriptions, il a apporté une contribution importante à l’onomastique
illyrienne142. Dans son ouvrage Studime Dardane, Prishtina 1979, il étudie en particulier l’ethnogenèse des Dardaniens, leur culture matérielle et leur religion143. Il a définitivement établi les bases des études dardaniennes et de l’historiographie dardanienne en général avec sa thèse doctorale soutenue à Zagreb en 1972 et publié en 2015 sous le titre Dardanci i Dardanija u Antici (Les Dardaniens et la Dardanie dans l’Antiquité). Dans ce travail, il montre que les Dardaniens ont joué un rôle important dans la formation des ethnies illyriennes et dans le développement de l’histoire illyrienne, et il affirme la continuité entre Illyriens et Albanais. Il a également écrit en albanais une monographie sur la religion et le culte des Dardaniens dans l’Antiquité (Religjioni dhe kultet e Dardanëve dhe Dardanisë në antikë), publiée à Zagreb en 2001, où il s’appuie principalement sur les témoignages des monuments funéraires de l’empire romain144. Ses derniers travaux traitent de tous les aspects politiques, sociaux, économiques, culturels, religieux, linguistiques et artistiques des Dardaniens avant et au début de l’ère chrétienne jusqu’à l’arrivée des barbares dans la région des Balkans145.
Pendant toute la deuxième moitié du XXe siècle, l’archéologie et l’histoire ancienne ont joué un rôle important dans la société et le monde académique albanais pour soutenir l’identité albanaise devenue, avec le régime hoxhiste et son isolationnisme, une véritable arme politique. Les voisins, comme la Grèce et la Yougoslavie, ont aussi cherché à justifier leur indépendance par l’archéologie et l’histoire ancienne. Si entre les deux guerres mondiales il y a eu des missions étrangères, principalement française avec L. Rey, puis italienne avec M.
Ugolini, pendant l’époque communiste l’archéologie albanaise qui disposait de gros moyens et a pu explorer tout son territoire national, s’est refermée sur elle-même. Les recherches archéologiques ont eu pour objectif de prouver la continuité entre Illyriens et Albanais par une descendance préhistorique commune ancrée sur le mythe des Pélasges et proto-Illyriens146. Malgré cette idéologie imposée par le parti, grâce au développement des instituts de recherches comme le musée archéologique en 1948, l’Université de Tirana en 1957, l’Académie des sciences en 1976 avec un centre de recherches archéologiques qui devient en 1992 l’actuel Institut archéologique, les chercheurs albanais ont pu contribuer à leur propre historiographie et faire progresser l’histoire de l’Illyrie.
La première étape date de 1959, avec le premier volume de l’Histoire de l’Albanie publié à Tirana, qui, avec le deuxième volume, publié en 1965, constitue la première synthèse scientifique compilée par un groupe d’auteurs. Le premier volume de 1959 comprenait la partie sur les Illyriens réalisée par les professeurs Selim Islami (éditeur responsable), Muzafer Korkuti, Frano Prendi et Skënder Anamali147. En 1977, l’histoire ancienne de l’Albanie a été retravaillée à partir des nouvelles données archéologiques par ces mêmes auteurs. L’ouvrage, un peu remanié et abrégé, a également été publié en français à Tirana en 1985, à l’usage des chercheurs étrangers sous le titre Les Illyriens. Aperçu historique148. Une nouvelle édition est publiée 2002 par l’Académie des Sciences d’Albanie, et sert de base, moyennant quelques corrections, au premier volume de la série intitulée Historia e Popullit Shqiptare (Histoire du Peuple albanais)149. L’approche archéologique reste traditionnelle et encore marquée par les préhistoriens : il s’agit de définir des cultures matérielles à partir des artefacts, comme des systèmes de valeurs relativement stables et homogènes caractérisant certaines communautés. On a à faire à des projections ethnocentriques censées refléter les identités nationales et ethniques modernes, avec des concepts sociaux forgés dans une image idéalisée artificiellement reconstruite du passé. Il faut noter aussi la publication du recueil des sources grecques et romaines concernant les Illyriens, sous la direction de S. Islami, un outil de travail qui n’a pas encore été remplacé150.
Les recherches en Albanie se sont considérablement développées depuis une vingtaine d’années, grâce notamment à l’ouverture du pays à des missions étrangères qui ont beaucoup contribué au renouvellement des méthodes et à l’assainissement des connaissances151. On dispose donc maintenant de sources suffisantes pour affronter cette problématique marquée par l’approche de la frontier history et de l’anthropologie culturelle dont les bases ont été jetées lors du fameux colloque de Cortona en mai 1981, organisé conjointement par l’Ecole français de Rome et la Scuola Normale di Pisa, et auquel ont participé trois chercheurs albanais152. Le congrès international de Cortone dans ses cinquante communications traite, sur une vaste échelle temporelle et spatiale, du terme d’acculturation auquel les organisateurs ont préféré les expressions plus neutres de « modes de contacts » et « processus de transformation ». On y trouve toutefois des concepts plus « colonialistes » comme les notions de « supérieur » et « inférieur », de « dominant » et « dominé », pour parler de la structuration de la cité coloniale et celle, connexe, du monde «indigène ».
Il faut également tenir compte de l’apport des écoles anglo-saxonnes avec les notions d’ethnicité et d’identité culturelle (cf. supra p. 35 sq.), mais dans toutes ces études les régions balkaniques sont quasiment absentes, et jusqu’à présent aucun chercheur albanais ne s’est engagé dans cette voie peut-être parce que l’étude de l’ethnicité est un domaine très controversé dans l’archéologie contemporaine153. L’identification des « cultures » des vestiges archéologiques et leur association avec des groupes ethniques correspondants est désormais considérée par beaucoup comme sujette à caution. Pourtant, une telle approche continue de jouer un rôle important dans la recherche archéologique et dans la légitimation moderne de revendications nationales154. Ainsi, le problème de la langue illyrienne au cours du siècle dernier a souvent été plus abordé dans une perspective de revendications nationalistes que d’un point de vue strictement ethnolinguistique. Il est donc important maintenant qu’une nouvelle génération de chercheurs reprenne les questions, qui restent légitimes, sur les bases d’une approche scientifique rigoureuse. L’absence de traces écrites de la langue illyrienne est elle-même significative ; l’urbanisation s’accompagne de l’usage de la langue grecque. On a donc ici une situation totalement différente de ce qu’on a pu observer en Messapie par exemple, où au VIe siècle les indigènes utilisent l’alphabet tarentin pour transcrire leur langue dont on est sûr aujourd’hui qu’elle s’apparente à l’illyrien. Une approche comparative serait très utile pour notre sujet, mais l’absence de monographiques fondées sur cette approche est
un réel handicap.
Il faut comprendre que l’absence de sources écrites illyriennes ne rend pas facile une telle approche. Toutes les informations que nous avons proviennent de sources grecques et romaines qui ne font intervenir les Illyriens que dans la mesure où ils sont parties prenantes dans les événements politico-militaires. On est donc en face d‘une documentation asymétrique qui n’est pas favorable aux cultures dites périphériques155. Cependant, grâce aux découvertes archéologiques de plus en plus nombreuses, nous commençons à avoir une vision plus précise. Par exemple, nous savons que la présence des monuments de spectacles dans les villes de l’arrière-pays illyrien est étroitement liée aux colonies grecques de la côte orientale de l’Adriatique, Dyrrhachion, Apollonia et Orikos, et à l’extension du royaume de Pyrrhus.
Grâce à la colonisation, la culture grecque et son architecture se sont rapidement diffusées  dans toute la zone méditerranéenne, y compris dans l’aire ionio-adriatique. Cette culture s’est ensuite plus ou moins répandue à l’intérieur des terres en milieu indigène, à un rythme différent selon les vicissitudes historiques. C’est pourquoi il est possible d’étudier les phénomènes d’interactions culturelles observables dans les territoires de l’Illyrie méridionale et de l’Épire depuis l’époque des premières fondations coloniale jusqu’au début de la conquête romaine qui modifie complètement la donne156. La publication récente des corpus des inscriptions grecques157 et latines158 retrouvées sur ces territoires, ainsi que l’avancée des recherches en numismatique159 fournissent maintenant une masse d’informations exploitables dans la perspective de ce travail.
La colonisation grecque sur la côte ionio-adriatique des Balkans n’a pas encore été traitée d’une manière novatrice et systématique comme elle a pu l’être en Italie avec l’étude des civilisations indigènes d’Italie du Sud ou de Sicile par exemple. Une méthodologie éprouvée est donc maintenant disponible et peut être transposée pour l’étude de phénomènes similaires sur l’autre rive de l’Adriatique. C’est en tout cas dans cette perspective que se présente ce travail.
L’aspect religieux est un autre élément important car en général il est constitutif d’une construction identitaire. Là aussi, on connaît fort mal la religion des Illyriens malgré les quelques monographies citées précédemment, notamment celle de Z. Mirdita. On constate cependant que ces régions sont traversées par les mythes grecs, notamment les légendes de Cadmos et d’Harmonie, où celles liées aux retours des héros troyens160. L’étude de la réception et de la diffusion des mythes grecs constituera aussi un chapitre important de cette thèse Seman et Vjosë161. Corinthe a joué un rôle hégémonique dans la colonisation grecque en aire ionio-adriatique, qui constitue le principal facteur d’évolution politique et sociale de ces régions pendant les VIIIème et VIIème siècles av. J.-C.162. Ainsi, la pénétration des importations grecques à l’intérieur de l‘Illyrie au VIIème siècle est attestée par la présence des amphores corinthiennes et corfiotes dans les régions éloignées de la vallée du Shkumbin, tandis qu’au VIème siècle on trouve des importations ioniennes dans la plaine de Korça, puis des importations attiques dans la vallée du Drini à Kukës et Trebenisht163. Cette diffusion se fait par deux voies commerciales issues de la colonisation, celles qui partent de Dyrrhachion et d’Apollonia et qui correspondent au parcours de la future via Egnatia164. Là aussi il sera intéressant de comparer avec la situation déjà bien étudiée sur le versant italien. L’identification des voies de communication est importante, car la circulation des marchandises, et encore plus celle des marchands et des artisans, est un vecteur essentiel des processus d’échanges et des modes de contact.
Il s’agit aussi d’essayer d’identifier dans les productions matérielles des colonies grecques des indices qui pourraient indiquer une « influence » illyrienne, ce qui serait caractéristique d’un processus de contre-acculturation. En Messapie, on sait par exemple que les artisans grecs de Tarente ont produit des formes de vases, comme la trozelle, typiques de la culture messapienne, et cela pour élargir leur marché en répondant à une demande spécifique C’est là un problème qui n’a jamais été abordé pour l’Illyrie, et qui demande de reprendre en considération une masse considérable de documentation archéologique.
La période comprise entre 335 et 230 av. J.-C. est l’époque du développement de la vie urbaine et de l’épanouissement de la cité illyrienne qui, à côté des royaumes illyriens, développe le système du Koinon. Cela coïncide avec la plus grande consolidation de l’État illyrien, mais aussi avec l’expansion du royaume macédonien, puis celle du royaume épirote. La vie urbaine se développe particulièrement sur le versant adriatique dans l’arrière-pays de Dyrrhachion et Apollonia qui sont les poumons économiques de toute la région. Une question importante sera de savoir si à partir de Philippe II, des produits et des artisans arrivent en Illyrie par le nord (région des lacs Ohrid165). Les données épigraphiques nous informent  cités grecques. L’étude des édifices à spectacles retrouvés sur le territoire de l’actuelle Albanie, en particulier les théâtres, monuments grecs par excellence, sont un bon marqueur de la diffusion de la culture grecque à l’intérieur des terres où l’on trouve aussi quelques inscriptions grecques (comme par exemple à Gjerbës dans l’arrière-pays d’Apollonia)166. Mais il faut se poser la question de savoir si l’adoption de modèles grecs est une simple copie, ou fait l’objet d’une adaptation pour répondre à une spécificité indigène.
La présence d’éléments illyriens dans les colonies grecques est plausible, par le biais notamment de la main d’œuvre servile, mais elle est difficile à identifier, tout comme la présence également plausible de Grecs (marchands, artisans) dans les cités illyriennes. Une contextualisation précise, tant historique qu’archéologique, des vecteurs d’acculturation représente l’enjeu essentiel de ce travail.
Il ne sera peut-être pas possible d’arriver à fixer l’image ethnique ou l’identité culturelle de l’Illyrien, à supposer même que cette problématique soit pertinente du fait notamment d’une récupération possible par les nationalismes des régions balkaniques. On sait par exemple que le problème de l’origine des Illyriens est devenu l’enjeu d’un conflit encore vif entre archéologues et historiens de la Grèce moderne et de l’Albanie, pour savoir quelle est l’appartenance ethnique des Épirotes et comment s’est faite l’ethnogenèse des Illyriens avec les autres pays des Balkans. Il convient donc de ne pas alimenter une telle polémique.
Cependant, ce travail revendique d’être un essai de monographie historique sur les Illyriens dans leurs contacts avec le monde grec, et la démarche peut s’avérer novatrice si elle se démarque d’une approche hellénocentriste. L’objectif de ce travail est donc double : reprendre l’histoire des populations illyriennes dans une perspective qui est celle de la frontier history, et pour cela réinterpréter toute la masse de toute la documentation disponible sans a priori idéologique. Pour mener à bien ce travail nous avons choisi une démarche qui réponde le mieux à la problématique des phénomènes d’interactions culturelles. Dans une première partie, il s’agit de fixer les élements du décor qui permettent de bien contextualiser ces phénomènes dans l’espace et le temps. Dans un deuxième temps nous étudierons les lieux, les vecteurs, les occasions des contacts et la nature des échanges, en d’autres termes les facteurs d’acculturation, les acteurs et les modalités des contacts : où, quand, comment les deux cultures se rencontrent-elles ? À partir de là il sera possible dans une dernière partie d’étudier les transformations observées dans tous les secteurs de la vie socio-culturelle : la liguistique et  onomastique, les productions matérielles, des rites funéraires et de la mythologie, l’urbanisme et l’architectrure, et enfin les institutions.

Table des matières

INTRODUCTION
1. Les limites géographiques et chronologiques du sujet
2. Quelques concepts basiques d’anthropologie culturelle
• Le concept d’acculturation
• Le concept de « frontier history »
• Le concept d’ethnicité
3. L’état de la question : bilan bibliographique et problématique
PREMIERE PARTIE : LE CADRE ENVIRONNEMENTAL ET HISTORIQUE
1.1. Le cadre géographique et son influence sur les hommes
1.1.1. Le cadre général : la péninsule balkanique
1.1.2. Les paysages de l’Illyrie méridionale
1.1.3. Les paysages épirotes
1.1.4. Climat, faune et flore
1.2. La carte des populations
1.2.1. Les tribus illyriennes
1.2.1.1. Les Autariates et Ardiaiens
1.2.1.2. Les Labéates
1.2.1.3. Les Pénestes
1.2.1.4. Les Parthins
1.2.1.5. Les Bryges
1.2.1.6. Les Enchéléens
1.2.1.7. Les Dassarètes
1.2.1.8. Les Taulantins
1.2.1.9. Les Atintanes
1.2.1.10. Les Bylliones
1.2.1.11. Les Amantes (ou Amantins)
1.2.2. Les tribus épirotes
1.2.2.1. Les Chaones
1.2.2.2. Les Thesprôtes
1.2.2.3. Les Molosses
1.3. Aperçu historique
1.3.1. Les époques préhistoriques
1.3.1.1. Le Paléolithique
1.3.1.2. Le Mésolithique
1.3.1.3. Le Néolithique
1.3.1.4. L’Éneolithique
1.3.2. L’Âge du Bronze
1.3.3. L’Âge du fer
1.3.3.1. Les caractéristiques générales
1.3.3.2. Les fondations coloniales et leurs rapports avec l’arrière-pays
1.3.3.3. L’Illyrie méridionale du IVe au IIIe siècle av. J.-C.
1.3.3.4. L’Épire du IVe au IIIe siècle av. J.-C.
1.3.4. Bilan
DEUXIEME PARTIE : LES FACTEURS D’ACCULTURATION
Introduction
2.1. Les marchés et circuits commerciaux comme lieux
d’échanges et de contacts
2.1.1. Le cadre général : une économie de marché ?
2.1.2. La circulation des amphores
2.1.3. La circulation monétaire
2.1.4. Les circulations d’objets : le mobilier funéraire de la nécropole de Trebenishte
2.2. Les lieux de conflits ; guerres et conquêtes territoriales, diplomatie
2.2.1. Guerre, conflits, et contacts à travers les sources mythiques et légendaires
2.2.2. L’installation des cités coloniales et leurs conséquences dans l’arrière-pays.
2.2.2.1. Epidamos-Dyrrhachion
2.2.2.2. Apollonia et son expansion territoriale
2.2.3. Relations internationales
2.2.3.1. Les décrets d’alliance
2.2.3.2. Les décréts de proxénie et de politeia
2.2.3.3. Les participations aux concours panhelléniques
2.2.3.4. Liens diplomatiques
2.2.4. Bilan
2.3. Les lieux sacrés
2.3.1. Le cadre général
2.3.2. Les sanctuaires en Illyrie méridionale et en Épire du nord.
2.3.2.1. Les sanctuaires d Épidamne-Dyrrhachion
2.3.2.2. Le temple extra-muros de Zgërdhesh
2.3.2.3. Le sanctuaire de Lleshan
2.3.2.4. Les sanctuaires extra muros d’Apollonia
2.3.2.5. Le long de la vallée de l’Aôos : Triport et Amantia
2.3.2.6. Les sanctuaires de Chaonie
2.3.2.7. Le sanctuaire côtier de Grammata
2.3.3. Tableau synoptique des divinités grecques honorées en Illyrie méridionale et Épire.
2.3.4. Bilan
2.4. Les lieux domestiques et le problème des esclaves
2.4.1. Le témoignage des sources littéraires
2.4.2. Les actes d’affranchissement
2.5. Bilan de la deuxième partie : ruptures et continuité
TROISIEME PARTIE : LES TRANSFORMATIONS OBSERVEES
3.1. La langue et l’onomastique
3.1.1. Problèmes généraux
3.1.2. Les noms provenant des inscriptions retrouvées au nord de l’Aôos
3.1.3. Les noms provenant des inscriptions retrouvées au sud de l’Aôos
3.1.4. Les noms provenant des inscriptions retrouvées en Chaonie
3.1.5. Les noms illyriens et leur diffusion
3.1.6. Bilan
3.2. Les productions matérielles
3.2.1. L’évolution chronologique des relations commerciales
3.2.2. Les productions céramiques
3.2.3. Les figurines en terre cuite
3.2.4. Une étude de cas : le site de Belsh et de sa région
3.2.5.. Bilan
3.3. Rites funéraires et mythologie
3.3.1. Rites funéraires
3.3.1.1. Typologiedes tombes dans les fondations grecques
3.3.1.2. Typologie, mobilier et rites en Illyrie méridionale
3.3.1.3. La situation en Chaonie p .331
3.3.1.4. Le cas particulier de la tombe de Gjerbës
3.3.1.5. Bilan
3.3.2. Réception et diffusion des données mythologiques
3.3.2.1. Cadmos, de Thèbes en Illyrie
3.3.2.2. Exil, métamorphose, pétrification et tombeaux
3.3.2.3. La valeur du mythe dans les contacts entre Grecs et Illyro-Épirotes
3.3.2.4. Bilan
3.4. Urbanisme et architecture : le cas des théâtres et des stades
3.4.1. Description et datation des bâtiments
3.4.1.1. Le théâtre d’Apollonia
3.4.1.2a. Le théâtre de Byllis
3.4.1.2b. Le stade de Byllis
3.4.1.3. Le théâtre de Klos
3.4.1.4. Le théâtre de Dimale
3.4.1.5. Le cas suspect du « théâtre » d’Orikos
3.4.1.6. Le théâtre de Bouthrotos
3.4.1.7. Le théâtre d’Hadrianopolis
3.4.1.8. Le théâtre d’Onchesmos
3.4.1.9. Le théâtre de Phoinikè
3.4.1.10. Le stade d’Amantia
3.4.2. Étude topographique
3.4.2.1. Apollonia
3.4.2.2. Byllis
3.4.2.3. Orikos
3.4.2.4. Bouthrôtos
3.4.2.5. Phoinikè
3.4.2.6. Klos
3.4.2.7. Dimale
3.4.2.8. Hadrianopolis
3.4.2.9. Amantia
3.4.2.10. Bilan
3.4.3. Etude architecturale : les évolutions
3.4.3.1. Le cadre général de l’évolution des théâtres
3.4.3.2. Le cas des théâtres des cités grecques
3.4.3.3. Le cas des théâtres illyro-épirotes
3.4.3.4. Les stades
3.4.3.5. Bilan : existe-t-il un type illyro-épirote ?
3.4.4. Les marques d’influences
3.4.4.1. Le cadre général
3.4.4.2. Formes du koilon
3.4.4.3. Les parodoi
3.4.4.4. Rapport orchestra/bâtiment de scène
3.4.4.5. Le bâtiment de scène : rampes et proskénion
3.4.5. En guise de conclusion : les spectacles dans la vie des cités.
3.4.5.1. Théâtre et politique
3.4.5.2. Théâtre et société
3.4.5.3. Théâtre et religion
3.5. Les institutions : royauté et Koinon
3.5.1. L’organisation étatique en Illyrie méridionale
3.5.1.1.. Le Koinon des Bylliones
3.5.1.2. Le Koinon des Balaiites
3.5.1.3. Le Koinon des Amantes
3.5.2. L’organisation étatique en Épire
3.5.2.1. Du Koinon des Molosses à la Ligue épirote
3.5.2.2. Le Koinon des Chaones
3.5.2.3. Le Koinon des Prasaiboi
3.5.3. Tableau synoptique des Koina en Illyrie méridionale et Épire
3.5.4. Liste des rois illyriens
3.5.5. Bilan
CONCLUSION
• Rappel du contexte
• Difficultés rencontrées et limites de l’enquête
• Les principaux résultats atteints
• Les perspectives de recherche
INDEX DES ILLUSTRATIONS
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉ- SUMMARY

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