Pratiques langagières

Pratiques langagières

Je présenterai dans ce chapitre les apports théoriques des sociolinguistiques critique et politique, ainsi que celui du dialogisme bakhtinien. Je m’attacherai également à comprendre le fonctionnement des axes de différenciation dans l’ordre interactionnel goffmanien des processus de stigmatisation.

 Le langage comme pratique 

Considérant l’activité langagière comme une pratique sociale, la sociolinguistique critique porte « une attention particulière aux conditions matérielles et historiques dans lesquelles les pratiques langagières observées contribuent à la construction des inégalités et des différences » (Duchêne, 2016 : 78-79), étudiant ainsi le langage « comme étant ancré dans ses conditions sociales de production » (Boutet & Heller, 2007 : 306). La sociolinguistique politique reprend le concept de pratiques langagières proposé par Josiane Boutet, Pierre Fiala et Jackie Simonin-Grumbach (1976), en insistant sur la matérialité langagière en tant que « matière première de l’expression produite à un moment donné dans une situation donnée, à la fois vocale, scripturale, corporelle, etc. qui fait signe » (Canut, Danos, Him-Aquilli & Panis, 2018 : 10) : « […] nous défendons l’idée que la pratique de langage ou pratique langagière est à considérer comme une pratique sociale et à analyser comme telle ; c’est-à-dire que les mots, les discours, ne sont pas seulement les représentants de nos actes et de nos pensées, ils ne sont pas seulement là pour transmettre de l’information ou des idées ou des ordres. Ils ne se contentent pas de refléter le social, ils en sont partie prenante et ils agissent sur le social, y produisant des effets spécifiques que l’analyste doit repérer […]. Tout acte, qu’il soit technique ou pas est conçu, représenté par des acteurs sociaux, c’est-à-dire travaillé dans le matériau sémiotique qu’est le langage. » (Boutet, 1995 : 6) Boutet ajoute en 2016, dans la nouvelle édition du livre Le pouvoir des mots : Cadrage théorique et Méthodologique 26 « […] nous affirmions avec cet emploi du concept de « pratiques » que l’activité du langage des locuteurs est d’abord et avant tout une pratique sociale. À ce titre elle n’est pas réductible à une pure description ou explication du monde, mais elle a une puissance d’action sur celui-ci. Non seulement le langage dit le monde, mais le langage transforme, modifie façonne le monde. Dans cette conception théorique, le langage humain est envisagé avant tout comme une praxis matérielle, au même titre que les autres praxis de transformation du monde […] » (Boutet, 2016 : 48-49) La sociolinguistique politique « aborde le langage comme une praxis sociale dans sa matérialité langagière plurielle et non pas comme objet reconstruit a posteriori […] l’analyse du dire, [est considéré] comme interdépendant du faire, dans la prise en compte des phénomènes sociaux, politiques ou artistiques » (Canut & al., 2018 : 10). Elle définit le terme « pratique langagière » comme : « […] toutes actions de transformations du monde par le biais du langage — entendu à la fois comme verbal, para-verbal et non verbal —, telles qu’elles sont prises dans des rapports de forces opérant entre jeu et contraintes et mises au jour par l’analyse interprétative à partir de la matérialité langagière recueillie dans le cadre de situations concrètes d’activité de langage. » (Ibib : 355) Cette réflexion rejoint l’analyse des pratiques discursives (Foucault, 1969) et dans une moindre mesure Achard, 1986 : 15), et s’intéresse au fait que « la notion de pratique renvoie à une activité voire une action, et non pas à une chose ou un objet clos. » (Canut & al., 2018 : 24). Les deux approches partent du constat que le langage n’advient pas simplement dans une société qui lui préexisterait, il contribue à construire cette société en façonnant les rapports sociaux selon des dynamiques de pouvoir. Dès que l’on s’intéresse aux dynamiques sociales, on s’adresse, pour Monica Heller, à deux questions fondamentales, celle de la catégorisation et celle de la stratification/hiérarchisation. Plus précisément il s’agit de « découvrir comment se construisent les différences sociales (quelles sont les formes de catégorisation qui sont pertinentes pour les acteurs et pourquoi ?) et les inégalités sociales (quelles formes de pouvoirs sont en jeu ?). » (Heller, 2002 : 9). Pour elle, la sociolinguistique critique est « capable de révéler quels intérêts sous-tendent les actions, les représentations et les discours, et qui bénéficie de ces processus sociaux […] » (op. cit. : 10) et d’observer la répartition inégale des ressources en société. « La sociolinguistique critique […] explore les pratiques sociales pour ce qu’elles peuvent nous dire sur les manières dont les locuteurs construisent le sens dans le cadre de la construction des rapports de pouvoir ; le sens est compris comme imbriqué dans des relations sociales qui sont à la fois des relations de catégorisation (la construction des frontières sociales, de la différence et de la similarité) et des processus d’exploitation de ces catégories dans la stratification (la distribution inégale de ressources et de pouvoir de production, de distribution et de l’attribution de valeur à ces ressources). » (Heller & Boutet, 2007 : 312) 

Le dialogisme

 Les notions de polyphonie et dialogisme apparaissent dans les écrits du dit « Cercle de Bakhtine »9 (1920-30). Bres et Rosier situent « aux années 60/70, les premiers « passeurs »10 de la pensée bakhtinienne [qui] lisent ses travaux dans un contexte de recherche où les interactions disciplinaires sont de mise, notamment entre linguistique, sémiotique et littérature. » (2008 : 239). Selon eux, le terme de polyphonie n’apparait que dans La poétique de Dostoïevski (Bakhtine, 1970 [1929]) tandis que celui de dialogisme est présent dans les autres écrits de Bakhtine. La polyphonie, notion littéraire, indiquerait qu’une structure romanesque est composée d’une pluralité de voix narratives entremêlées (Nowakowska, 2005 : 23). Elle a été révélée par l’étude de l’œuvre de Dostoïevski et se caractérise par une « pluralité [de] voix et [de] consciences indépendantes et distinctes » Bakhtine, 1970 [1929] : 35). En d’autres termes, « les héros principaux de Dostoïevski sont, […] dans la conception même de l’artiste, non seulement objets de discours de l’auteur, mais sujets de leur propre discours immédiatement signifiant […]. La conscience du héros est présentée comme une conscience autre, étrangère… » (Ibid : 34-35). Le dialogisme serait, pour sa part, un élément intrinsèque à toute production verbale. Il « concerne le discours quotidien [et] désigne les différentes formes de la présence de l’autre dans le discours, qui n’émerge qu’en interaction avec l’autre – interlocuteur ou locuteur antérieur. » (Panis, 2014 : 349). Comme l’explique Sandra Nossik : « Les productions langagières se définissent en effet selon Bakhtine par leur  » interaction continue et permanente [avec] les énoncés individuels d’autrui » : elles consistent en « un processus d’assimilation, plus ou moins créatif, des mots d’autrui » ([1952] 1984 : 296). Tout énoncé doit en effet  » être considéré, avant tout, comme une réponse à des énoncés antérieurs […] : il les réfute, les confirme, les complète, prend appui sur eux, les suppose connus et, d’une façon ou d’une autre, il compte avec eux » (ibid. p. 298). Un énoncé constitue donc toujours une « réaction réponse » dans la mesure où il « manifeste non seulement son propre rapport à l’objet de l’énoncé, mais aussi le rapport du locuteur aux énoncés d’autrui » (ibid. p. 299). De même qu’il dépend des productions qui le précèdent, un énoncé est également  » relié […] à ceux qui lui succèdent dans la chaîne de l’échange verbal », parce qu’il « s’élabore en fonction de la réaction-réponse éventuelle » (ibid. p. 302). Tout énoncé est donc déjà en soi un  » agglomérat d’énoncés » (ibid. p. 296), dans la mesure où il  » est sillonné […] par la résonance lointaine et à peine audible de l’alternance des sujets parlants et par les harmoniques dialogiques » (ibid. p. 301) des énoncés antérieurs, énoncés qui  » se reflètent les uns les autres  » (ibid. p. 298). » (Nossik, 2011 : 37-38) Je reprendrai également l’apport de Paul Siblot sur « la diMENSion dialogique de l’acte de nomination » (2004 : 335) car comme l’indique Noémie Marignier, « il ne s’agit pas de considérer que les catégories sont données une fois pour toutes ou que les noms entretiennent un rapport évident et transparent avec les objets qu’ils nomment. Les dénominations nous livrent plutôt les représentations que nous nous faisons du réel » (2016 : 115). En ce qui concerne la question de la nomination des Gens du voyage dans les discours, je m’associerai aux propos de Cécile Canut sur le fait que nommer « c’est faire exister une réalité qui ne l’était pas auparavant, c’est homogénéiser, clôturer un ensemble de réseaux ou d’éléments à l’origine en relation les uns aux autres de manière hétérogène » (Canut, 2001 : 155). Comme le présente Sandra Nossik, le fait de nommer implique de « prendre position » à la fois « à l’égard d’autres dénominations du même objet » (Siblot, 1997 : 55), et vis à vis des « discours déjà tenus en situation par des locuteurs qui exprimaient leur point de vue » (Détrie, Siblot & Vérine 2001 : 86). » Il faudra alors se demander « Qui nomme ? Qu’est-ce que l’on nomme ?  Pour qui nomme-t-on ? à quelle fin ? etc. » (Canut, 2001 : 444) pour comprendre que nommer (d’où que vienne cette nomination dans le champs social) « c’est aussi avoir un impact […] sur les populations […] au niveau des représentations d’une part et des pratiques langagières d’autre part, est majeur. » (op.cit : 446) Quels sont les discours qui circulent au sujet des Gens de voyage ? Par qui sont-ils produits et reproduits, depuis combien de temps, au sein de quels lieux institutionnels, au cours de quelles situations de communication et avec quels effets, à plus ou moins longs termes, sur qui ? Ces notions s’avéreront indispensables pour étudier la construction de la différence sociale dans les discours institutionnels et individuels au sujet des Gens du voyage, car : « […] les discours antérieurs, le « déjà-dit » ou le « dit avant », « ailleurs », qu’ils soient politiques, idéologiques, sociaux, etc., parmi lesquels s’opèrent parfois des choix, […] sont consciemment ou inconsciemment réactualisés dans nos propres discours. Ils sont bien souvent nourris d’habitus sociaux et culturels. En fonction de l’ensemble de ces paramètres, on assiste à de multiples métaphores de la frontière, de la distance instaurée entre soi et l’autre, à des fins plus ou moins « identitaires » » (Canut, 2001 : 444).

L’ordre interactionnel : ethos et présentation de soi 

Goffman donne la définition suivante de l’interaction : « Par interaction (c’est-à-dire interaction face à face), on entend à peu près l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres ; par une interaction, on entend l’ensemble de l’interaction qui se produit en une occasion quelconque quand les membres d’un ensemble donné se trouvent en présence continue les uns des autres […]. ». (Goffman, 1973 : 23). Chaque interaction implique que l’individu adopte une ligne de conduite et donne une image de soi conforme aux attentes qu’il imagine être celle des personnes avec lesquelles il est en contact. « […] l’individu tend à extérioriser ce que l’on nomme parfois une ligne de conduite, c’està-dire un canevas d’actes verbaux et non verbaux qui lui sert à exprimer son point de vue sur la situation, et, par-là, l’appréciation qu’il porte sur les participants (…) Qu’il ait ou non eu l’intention d’adopter une telle ligne, l’individu finit toujours par s’apercevoir qu’il en a effectivement suivi une. Et, comme les autres participants supposent toujours chez lui une position plus ou moins intentionnelle, il s’ensuit que, s’il veut s’adapter à leurs réactions, il lui faut prendre en considération l’impression qu’ils ont pu se former à son égard. » (Goffman, 1974 : 9). La description des cadres participatifs (Goffman, 1981) « conduit à prendre en compte à la fois le nombre de participants, la façon dont ils sont engagés dans l’activité en cours et dont ils l’organisent » (Traverso, 2012 : 9). Pour exposer cette organisation, j’utiliserai également 30 la notion d’ethos (Amossy, 2010), en tant qu’elle constitue la projection de l’image de soi que l’orateur met en jeu dans son discours pour influencer son auditoire. « Ce que l’orateur prétend être, il le donne à entendre et à voir : il ne dit pas qu’il est simple et honnête, il le montre à travers sa manière de s’exprimer. L’ethos est ainsi attaché à l’exercice de la parole, au rôle qui correspond à son discours, et non à l’individu « réel », appréhendé indépendamment de sa prestation oratoire » (Maingueneau, 1993 : 138). Ce n’est pas seulement l’énoncé, ce que l’orateur dit, qui est à prendre en compte, mais également, et de manière essentielle, son énonciation, c’est-à-dire sa manière de le dire. Car c’est ainsi que le locuteur produira une « image de soi » convaincante et recevable. « Dans la tradition rhétorique depuis Aristote, l’ethos est un construit du discours qui relève de stratégies de communication intentionnelles de l’orateur. Pour se rendre crédible, il doit assurer l’efficacité de sa parole et sa capacité à emporter l’adhésion du public à partir de ce qu’il montre de sa personne à travers les modalités de son énonciation (Amossy, 2010 : 17). L’éthos se joue en situation d’interaction, dans sa présentation oratoire, en étant négocié ou non avec les interactants et les « places » occupées pendant l’interaction. Il est également un produit de la socialisation dans la mesure où « l’image que projette le locuteur de sa personne fait usage de données sociales et individuelles préalables, qui jouent nécessairement un rôle dans l’interaction et ne contribuent pas peu à la force de la parole » (Amossy, 2006 : 80). L’image de soi s’inscrit plus généralement dans les processus habituels, présents dans toutes les interactions sociales, de la présentation de soi. À ce sujet, Goffman parle également de représentation : « Par une « représentation », on entend la totalité de l’activité d’une personne donnée, pour influencer d’une certaine façon un des autres participants. Si on prend un acteur déterminé et sa représentation comme référence fondamentale, on peut donner le nom de public, d’observateurs et de partenaires à ceux qui réalisent les autres représentations. On peut appeler ‘rôle’(part) ou ‘routine’ le modèle d’action préétabli que l’on développe durant une représentation et que l’on peut présenter ou utiliser en d’autres occasions ». (Goffman, 1973 : 23). » La position de l’orateur et le contexte de la situation d’interaction participent à l’image qu’il projette, consciemment ou non, et constitue « un composant de la force illocutoire » du langage (Amossy, 2006). 

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