APPROPRIATIONS ENFANTINES

APPROPRIATIONS ENFANTINES

Pour la majorité des enfants, le dispositif matériel de la chambre d’enfant vise à circonscrire l’activité de l’enfant de manière à fabriquer l’enfant comme distinct des adultes du point de vue de son activité. Si l’espace commun, et notamment le salon, se transforme bien souvent en annexe de la chambre, c’est-à-dire en salle de jeu, c’est en grande partie sous l’action des enfants eux-mêmes. Les techniques du corps-et-ses-objets (Julien et Rosselin 2009) utilisées par les enfants présentent des modes spécifiques d’appropriation et d’expérimentation. Le corps des enfants entre en circulation. Nicoletta Diasio rend bien compte de la réalité du corps des enfants comme lieu de réflexivité et d’agency : Le corps constitue autant un objet de contrôle et de surveillance qu’une ressource centrale dans les processus de construction de soi. Si les enfants ne peuvent pas contrôler les changements physiques, ils les utilisent en tant que marqueurs pour définir des catégories d’âge (qu’est-ce qu’un enfant, un enfant petit, grand, de cinq ans, de cinq ans et demi, un adulte, un adolescent, etc.), de genre, d’appartenance collective (James 2000) : les acteurs, même très jeunes, jonglent avec ces frontières de temps et de genre, en se les appropriant, les modifiant ou les ratifiant (Diasio 2012 : §14). 1. Appropriations des espaces communs par les enfants Les espaces ne sont pas seulement des lieux matériels imaginés et fabriqués par les adultes mais aussi et surtout des lieux habités et transformés par les actions des habitants. On verra dans cette section comment les enfants investissent les espaces tels qu’ils ont été conçus par les adultes. Il est frappant de constater que les enfants ne restent pas durablement dans leur chambre. La circulation des enfants est constante. Une majorité vont et viennent entre leur chambre et le salon, entre leur propre chambre et la chambre de leurs frères ou de leurs sœurs. Les enfants rencontrés investissent beaucoup le salon. Selon la mère d’Anaïs (7 ans), le salon est l’espace de jeu principal de sa fille, qui va rarement jouer dans sa chambre : Madame Rollot : Mais d’elle-même, elle y est jamais allée d’elle-même… Comme elle est loin de nous aussi, je pense que ça l’intéresse pas plus que ça. Lui [Julien, 2 ans], c’est pareil, il va pas dans sa chambre, il va très rarement dans sa chambre, pourtant il y a des jouets aussi. Dans certaines familles, entre ce qui a été conçu pour les enfants – la chambre –, et les usages effectifs de celle-ci par les enfants, il y a un écart. Natacha (8 ans) et Arthur (5 ans) jouent APPROPRIATIONS ENFANTINES 134 assez fréquemment dans leur chambre, mais le salon, au premier étage, est un endroit qu’ils fréquentent beaucoup. Ils y installent leurs jouets, y dessinent, y regardent la télévision. Le salon apparaît ainsi comme un espace investi et transformé constamment par les enfants. Comme l’a montré Rosselin (1999), l’appropriation d’un espace s’effectue par le corps et les objets. S’approprier un espace équivaut à le fabriquer à partir des objets. C’est d’abord en posant ici ou là des objets dans l’espace domestique, au cours d’un trajet ou d’une activité que les enfants s’approprient l’espace. S’il faut chercher un doudou, une peluche, un livre, c’est bien qu’il s’est égaré dans le parcours de l’enfant dans l’espace domestique. Chercher renforce l’appropriation. Les objets marquent ainsi les connexions, les passages, les relations entre les pièces du logement. Les jeux permettent l’appropriation du salon, comme Mathilde (6 ans) le raconte : SL : C’est quoi jouer aux poupées ? Tu fais la classe ou… ? Mathilde : Je fais la famille… SL : La famille ? Mathilde : La famille avec les doudous, les poupées. SL : Et qu’est-ce qu’elle fait la famille ? Mathilde : Elle se promène, elle va à l’école…elle va au parc. SL : Et il y a qui dans la famille ? Mathilde : Heu…il y a des nounours, il y a un chien, une vache… il y une tortue, il y a un lapin heu… il y a un papa et une maman. […] SL : Et tes poupées, elles vont dans le salon ? Mathilde : Ici, c’est une cabane en dessous de la table, donc les poupées elles y vont des fois. SL : Et à d’autres endroits ? Mathilde : Oui les canapés, c’est pour les voitures. Quand on va sur le canapé, on est dans la voiture. Et on a un camping-car aussi. La voiture, c’est celle qui est le moins près de la télé. Et le camping-car, c’est celui où il y a la tasse rose. SL : Toute la famille part en voyage. Ils vont où ? Mathilde : On va à la mer, on est allés en forêt aussi, allés escalader un petit peu les meubles. Les objets permettent des connexions entre les chambres des enfants : SL : Et quand ils se promènent qu’est-ce qu’ils font ? Ils vont se promener ? Par exemple dans la chambre de ton frère ? Mathilde : Oui. SL : Jusqu’à la cuisine ? Mathilde : Non. Ils marchent pas. SL : Ah ! Ils marchent pas ? Mathilde : C’est des jouets donc ça peut pas marcher ! SL : Oui mais c’est toi qui les fait marcher. Et tu les fais marcher jusqu’où ? Mathilde : Jusqu’aux toilettes. SL : C’est une sacrée ballade… Est-ce qu’ils vont chez Inès ? Mathilde : Oui, c’est ici l’école. SL : D’accord. C’est Inès [2 ans] la maîtresse. Mathilde : Il y a un maître une maîtresse. Inès c’est la maîtresse, Loïc [7 ans], c’est le maitre. 135 Les objets entrent dans des jeux qui supposent des déplacements dans les différentes pièces de la maison. Les relations entre les frères et sœurs sont renforcées par ces jeux. Comme on l’a vu plus haut, Madame Ousséguant refuse catégoriquement les coins-jeux dans le salon. Cependant, on voit bien que les enfants peuvent y jouer très souvent. Ces circulations et ces activités sont cependant l’objet d’une réglementation, d’un « droit » défini par les adultes. C’est du moins comme cela que Mathilde le présente. Cette notion souligne la souveraineté affirmée des adultes dans l’espace domestique. Ces objets proviennent de la chambre, circulent jusqu’au salon et se mélangent à des objets du salon qui, eux aussi, sont choisis pour la formation de nouveaux espaces. Ainsi, les stylos, feutres, papiers, scotch, crayons de couleur peuvent circuler de la chambre au salon ; certains sont pris dans un tiroir du salon et composent ainsi un espace dessin sur (ou sous) la table du salon, sur la table basse du salon devant la télévision ou sur une petite table d’enfant posée dans un coin permanent. Les jouets et le matériel nécessaires à diverses constructions transitent fréquemment de la chambre au salon. Ces voyages sont l’occasion de lier les différents espaces – chambres, couloir, salon, salle de bain – de laisser des traces qui marquent les chemins empruntés. C’est l’occasion de porter, manipuler, déplacer. Les appropriations peuvent se faire sur la table du salon, pour dessiner mais aussi former un coin du salon, qui peut devenir plus ou moins durable et qui s’étend. Ainsi, dans la famille Passemant, Sophie (8 ans) et Raphaël (11 ans) jouent très souvent aux Lego sur le tapis de 2 m2, dans un coin du salon situé entre la cuisine Figure 25. La table du salon de la famille Gabera. Jenny (6 ans) et Sandy (4 ans). 136 et le canapé. C’est un coin institué, qui se voit enrichi de divers objets provenant de la chambre. Ce coin s’étend souvent sur le tapis devant le canapé. Cette aire peut même s’étaler sur une bonne partie de la surface du salon. Chez Natacha (8 ans) et (Arthur 5 ans), le salon comprend deux espaces, l’un formé par la grande table à 8 places, l’autre par les deux canapés. Ce deuxième espace est occupé très fréquemment par les objets des enfants, qui proviennent directement de leur chambre (qu’ils partagent). On voit ici la grande différence entre les deux états du salon, constamment modifié sous l’action des enfants et leurs objets. Lorsqu’arrive le moment du rangement, l’ensemble des objets peut retourner dans la chambre. Mais, certains aussi peuvent être regroupés dans un coin, restant là plus ou moins durablement, comme on l’a vu précédent. Les installations mises en place par les enfants recourent à divers objets provenant de la chambre et utilisent les surfaces, les objets, les matières présentes dans le salon, comme le canapé et les Lego pour Sophie. L’espace du salon est constitutif du jeu car, souvent, il offre une surface plus importante que la chambre des enfants, la surface de celle-ci étant déjà prise par de nombreux jouets. L’espace est alors utilisé de façon non spécialisée. L’espace « agit directement sur la dimension fonctionnelle du jeu » (Brougère 1991a : 167) et, en même temps, les enfants le composent en manipulant des objets. Figure 26. Famille Semper. Natacha (8 ans) Arthur (5 ans) : le salon. Figure 20. Famille Semper, autre état du salon (cf. 118). 137 Hétérotopies On observe à la fois l’étendue et la mobilité des coins-jeu. Les pièces d’un logement comportent différents coins, qui peuvent se transformer dans la journée sous l’action des habitants. Ce sont les objets et l’action sur ces objets qui fabriquent les espaces. Ainsi, sous l’action des enfants, le canapé devient siège à poupée, une école pour les nounours ou un support d’exposition de posters de stars. La table du salon se transforme souvent en table à dessin, composant ainsi un coin dessin par l’action des enfants. Cette table à dessin forme « un coin dessin » ou un « coin peinture », qui n’était pas prévu au départ par les adultes comme pouvait l’être la table de la chambre d’enfant. Le coin-Lego se déplace devant le canapé, peut s’étendre aux frontières de la cuisine, espace souvent interdit aux jeux. Les enfants peuvent passer d’un espace à l’autre de façon assez rapide. Au cours d’une visite, alors que je m’entretiens avec la mère de la famille Semper, les deux enfants, accompagnés d’amis qui viennent d’arriver, passent d’un jeu vidéo à un jeu de toupie, puis se lancent dans des simulations avec des poupées Monster High, puis avec des peluches. Ils passent du salon à la chambre, vont et viennent, utilisant un grand nombre d’objets, certains attachés à la chambre (le biberon pour nourrir les peluches), d’autres se trouvant dans la pièce (ordinateur portable des parents) qui sert de support aux Monster High. Dans la famille Lett, Nina (7 ans) me montre comment elle utilise ponctuellement le canapé pour fabriquer une cabane. Elle et sa sœur de 12 ans se servent aussi des coussins ainsi que la couverture (qu’utilise toujours la mère lorsqu’elle regarde la télévision). Elles peuvent ajouter « des chaiises pour que ça tienne ». 

Expériences physiques, sensorielles et esthétiques des enfants 

Expériences sensorielles des enfants 

En transformant les espaces des logements avec leurs objets, les enfants expérimentent des sensations corporelles. Il s’agit donc aussi d’actions sur son propre corps : faire du hip-hop devant la télévision transforme le sol du salon en piste de danse, comme chez Nathan (8 ans) et Quentin (10 ans), qui m’expliquent également comment ils jouent à se lancer les coussins du canapé d’un bout à l’autre de la pièce, « en faisant attention de pas casser les vases en verre du radiateur ». Dans les observations et les entretiens que j’ai menés avec les adultes, est souvent apparue la question de la mobilité des enfants dans l’espace domestique. Mes visites avec les enfants et les photographies ont révélé l’ampleur de l’appropriation par leur engagement physique. Ainsi Gaspard (7 ans) et Tom (4 ans) dorment dans la même chambre. Gaspard fait de l’escalade dans un club les mercredis. Il a installé dans sa chambre, qui comporte un lit en mezzanine, des cordes avec mousquetons. Il me montre comment sa chambre est aménagée pour grimper. Il passe de son lit au radiateur debout, s’appuyant sur la fenêtre sans double vitrage (ce qui m’a causé quelques frayeurs). Dans la chambre, partagée ou non avec un frère ou une sœur, le lit à étages se présente comme un espace de grimpe, où les enfants prennent plaisir à mesurer leur force et leur souplesse physique. Si les parents ont souvent acheté ce type de lit pour gagner de l’espace dans la chambre des enfants, ils ont aussi pris en compte leur affordance à la « grimpe » (il comporte une échelle, se trouve à plus de 1,50 m de haut). Gaspard en démultiplie le potentiel. Ce qu’il pratique dans sa chambre, il le fait également au salon. Tout au long de la visite de l’appartement, il grimpera sur des meubles pour me montrer des objets ; plus précisément, ici une carte postale dans la cuisine, là un dessin accroché au mur. En arrivant dans le salon, il effectuera une démonstration de ses talents d’escaladeur en grimpant sur le chambranle de la porte.Les enfants rencontrés ne sont pas tous inscrits à un club d’escalade ; ils sont pourtant tous enclins, de la même façon, à se déplacer en montant sur les objets, ce qui leur permet de ne plus avoir les pieds à terre, en sautant, en courant, en glissant, en rentrant leur corps dans une armoire, en se faufilant sous une table. Les enfants utilisent différents éléments du mobilier ou différents objets pour tester les possibilités du corps en mouvement : résistance, élasticité, motricité. Il s’agit de produire différentes sensations du corps à partir des objets domestiques, tester sa force et son agilité dans l’usage de son propre corps et la manipulation des objets Ce faisant, ils défient les limites les possibilités de leurs corps et celles des objets. Mais ils défient également les normes de déplacement et de mouvement des corps tels qu’elles sont pensées par de nombreux adultes, qui répètent à l’envi : « Arrête de te jeter sur le canapé ! » Ainsi, lors de l’entretien avec les deux adultes de la famille Ousséguant, Mathilde (7 ans) ne cesse de courir et finir par atterrir sur le second canapé à côté de nous. À un moment, elle glisse et vient se cogner sur le radiateur, revient en pleurant se faire à la fois consoler, soigner et reprocher vertement ses pratiques. J’ai observé à maintes reprises ce type de scène. Pour les enfants, le corps, à la fois dans sa taille et son aspect, mais aussi dans ses manières d’être porté, manipulé, tenu, bougé se différencie du corps de l’adulte. Le corps apparaît pour les enfants comme une modalité spécifique de « construire les catégories de l’autre et du même, d’appréhender leur identité et celle de leurs interlocuteurs » (Diasio 2010a : 115).

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