Du camp au front… l’incorporation de force des homosexuels
Dans ses mémoires, l’Alsacien Pierre Seel raconte que, quelques mois après sa libération du SL de Schirmeck il est convoqué par’arméel d’occupation allemande dans le cadre du RAD (Reichsarbeitsdienst), le Service de travail du Reich. Après six mois de préparation militaire, il est incorporé dans laWehrmacht et envoyé sur le Front de l’Est . Pierre Seel n’est pas une exception. Les parcours de Harry P. et de Heinz F. illustrent certaines ambiguités de la politique nazie vis-à-vis des homosexuels.
Le comédien Harry P. fait partie de ces homosexuelsqui ont été incorporés de force dans la Wehrmacht immédiatement après leur libération de camp. Arrêté à plusieurs reprises en vertu du §175, il est condamné en 1936 à une peine de quinze mois de maison de redressement. Il est envoyé dans un camp de l’Emsland, le Moorlager Neusustrum, où il travaille douze heures par jours dans les marcécages de la Frise. En 1939, immédiatement après sa libération, il est incorporédans la Wehrmacht.
Très rapidement, tout le monde a su que j’étais un homosexuel, un chaud de la jaquette et que j’avais été condamné en vertu du§175. Il est facile d’imaginer l’effet que ça a eu dans la troupe. Ensuite j’ai été muté en France. Mais là bas, le même théâtre a recommencé : voilà cette cochonne de pédale, ce cochon d’inverti, l’étalon pédé, etc. C’était insupportable. Puis j’ai été à nouveau transféré en Allemagne, à Iserlohn. Là, j’ai été relâché. Mais ils m’ont à nouveau arrêté [en 43,19 suite à une dénonciation] et j’ai été placé six semaines en détention. Ça n’a pas duré longtemps jusqu’à ce que je me sauve une deuxième fois. Je ne supportais plus ces éternellesinjures : voilà le chaud de la jaquette qui passe, l’enculé (Hinterlader). Personne ne peut supporter ce traitement sur la durée. En plus, j’étais le seul au sujet duquel « ils savaient », et j’étais vraiment tout seul. Tout ça, moi ça me dégoutait458. »
Après sa troisième évasion, Harry P. est à nouveauappréhendé. Il est alors incorporé dans le bataillon disciplinaire de la SS Dirlewanger459. Harry P. survit à cette expérience. Après la guerre, il ouvre son propre théâtre.
Les homosexuels dans la formation spéciale Dirlewanger
Connue pour la cruauté de ses membres, la formationspéciale Dirlewanger tire son nom de son commandant en chef, Oskar Dirlewanger460. Cette formation est l’une des unités de la SS qui a commis les pires atrocités durant la Deuxième Guerre mondiale. En 1943, elle est composée de cinq compagnies, dont deux d’hommes recrutés en KZ461. Le 2 juillet 1943, un convoi de 321 Häftlinge en provenance de Sachsenhausen est destiné à alimenter la formation Dirlewanger qui est en opération à Minsk462. Les Häftlinge portent le triangle vert ou le triangle noir, quinze d’entre eux ont été internés en KZ pour homosexualité. Suite à cet arrivage, Oskar Dirlewanger écrit le 21 août 1943 à l’administration de la SS qu’il a re nvoyé 44Häftlinge :
Après avoir pris connaissance des listes, j’ai eu une douce frayeur. J’ai pris la décision de renvoyer 44 Häftlinge en KZ. En premier lieu, les sang-mêlé tsiganes, puis les stérilisés ainsi que les récidivistes condamnés pour crime contre-nature et enfin quelques cas très graves. J’espère qu’il me sera possible d’éduquer militairement ceux qui restent463. »
En examinant la liste des 270 hommes qu’il a conservés, nous retrouvons plusieurs homosexuels464. Willy Z. fait partie de ces homosexuels incorporés à la formation
La commémoration des victimes homosexuelles du nazisme
Dirlewanger en septembre 1944. Richard Plant a publié son témoignage. Voici un extrait : Au départ, Dirlewanger ne savait pas que j’avais porté le triangle rose. […] Une nuit, moi et deux autres avons eu l’ordre de nous lever. Nous devions nouer au niveau des bras et sur le pantalon sur les uniformes d’étéde grands triangles roses. Ensuite, nous avons marché jusque dans une clairière. Il faisait en dessous de zéro degrés ».
Des soldats [nous] ont alors attaché à des troncs d’arbres et […] sont retournés au camp de base465. »
Le cas de Heinz F. se distingue de celui de Harry P. dans la mesure où ce n’est qu’après avoir fait l’expérience de plusieurs campsqu’il est incorporé dans la Wehrmacht. Sa biographie a été écrite par Rainer Hoffschildtansd un ouvrage sur les homosexuels de Hanovre466. Né en 1905, Heinz F. entame des études de droit prèsa son baccalauréat. Il s’installe par la suite à Munich où il développe un cercle de sociabilité homosexuel. Le 17 décembre 1935, il est arrêté par la Gestapo. Son restationar fait suite, comme celle d’une vingtaine d’autres homosexuels présumés, à l’arrestation d’une de ses connaissances. Il est d’abord interné à la prison de Bielefeld, ensuite il est transféré à la prison de Munich et enfin à Dachau. Placé en garde à vue durant deux an s et demi à Dachau, sa situation est relativement correcte jusqu’à ce qu’un nouveau comm andant dirige le camp, Theodor Eicke. Ce dernier impose un régime de rigueur aux concentrationnaires et tout particulièrement aux homosexuels. Ils sont affectésau commando « rouleau compresseur » et doivent aplanir des terrains sur lesquels seront construites des routes.
En juillet 1937, il est libéré. Un an plus tard, ilest à nouveau arrêté et incarcéré. La raison de sa seconde arrestation reste méconnue. Cette fois, il est interné à Buchenwald et y reste jusqu’en 1942. Affecté à la compagnie pénitentiaire, Heinz F. dit avoir de la chance, puisqu’il est au concassage. Avec un autre homosexuel de Berlin, ils remplissent des wagonnets de pierres issues de la carrière. Heinz F. rapporte avoir rencontré plusieurs homosexuels à Buchenwald, dont un juif qui porte le triangle rose et un jeune Tsigane homosexuel, qui se suicide à l’âge de 24 ans au cam p. Il fait alors la connaissance de l’ancien cuisinier de Ernst Röhm.
En 1942, il est transféré à Natzweiler. Cette période est selon ses dires la pire de toutes. Dans ce camp, il fait la connaissance de deux homosexuels de Hanovre. Le premier est le propriétaire d’un kiosque à journaux, un « type macho de robuste stature » qui meurt de « faiblesse généralisée ». Le second est un droguiste. Il le présente comme un homme efféminé qui n’a jamais fait mystère de son homosexualité. À la fin de l’année 1942, il est nouveau transféré, à Sachsenhausen. À ce moment l es industries qui exploitent les concentrationnaires ont besoin de main d’œuvre supp lémentaire. Pour cette raison, le commando disciplinaire lui est épargné, il est affecté aux ateliers de la firme aéronautique Heinkel en tant que secrétaire d’atelier.
Depuis le début de son internement, le père de Heinz F. œuvre pour la libération de son fils. Il ne comprend pas comment il a pu être ondamnéc sans faire l’objet d’un jugement. Dans le cadre de ces démarches, il se rend à de nombreuses reprises auprès de la Gestapo et plaide sa cause jusqu’à Berlin. En 1944, les démarches aboutissent enfin : la Gestapo ordonne la libération de Heinz F. et son transfert à la prison de Munich. Mais en raison des bombardements, le transport dans lequel il se trouve est obligé de rebrousser chemin. Heinz F. retourne à Sachsenhausen. En janvi er 1945, la procédure de transfert aboutit, il est conduit dans une maison d’arrêt à Munich. Le 1er mai 1945, soit huit jours avant la capitulation de l’Allemagne nazie, Heinz F. est incorporé de force dans la Wehrmacht. Le 9 mai son unité est dissoute. Après la guerre,il s’installe à Hanovre jusqu’à sa mort en 2001.
Conclusion intermédiaire
Dans les camps, les homosexuels forment véritablement une minorité statistique (moins de 1% du total des internés) . Isolés géographiquement et socialement des autres internés, ils sont à la fois victimes des SS et de leurs compagnons d’infortune. L’homophobie ambiante dans les camps semble être le reflet de celle existant dans la société. Effet du « pouvoir absolu », les homosexuels sont prioritairement désignés par leurs camarades « hétérosexuels » pour être transférés vers les camps aux conditions de vie les plus rudes. Cette logique explique pourquoi le taux d’homosexuels est élevé lors de l’établissement de nouveaux KZ. Leur étiquette d’homosexuel les prédestine aussià servir de cobayes (émasculations à Sachsenhausen, « épreuves de normalisation » à Ravenbrück, traitement hormonal » à Buchenwald). Comparé aux autres groupes de détenus allemands, l’espérance de vie des homosexuels est nettement inférieure (tout comme la probabilité d’être libéré). Qui plus est, parmi leshomosexuels qui sont libérés, un nombre non négligeable d’entre eux sont incorporés de force dans la Wehrmacht ou dans des bataillons spéciaux de la SS. Quelques cas exceptionnels d’homosexuels ayant su s’élever dans la hiérarchie des camps nous sont parvenus. Ces derniers semblent se comporter à l’instar des autres déténus détenteurs de fonctionet entretiennent des relations amicales, affectives voire sexuelles avec d’autres hommes. Ce point nous amène à nous interroger sur l’homosexualité dans les camps.
L’homosexualité dans les camps
Les personnes étiquetées sous le label « homosexuel» étaient au centre de l’attention dans la précédente section. Dans la présente partie nous allons convoquer des témoignages de rescapés qui parlent de sexualité dans les camps. Dans une première partie, nous reprenons à notre compte les acquis de la sociologie du monde carcéral. Cela permet de mieux saisir la question de la sexualité en camp de concentration. Ensuite, je présente comment les témoins décrivent les relations sentimentales, amoureuses et sexuelles entre personnes de même sexe au sein de ’universl concentrationnaire. Dans une troisième partie, j’aborde la question de la sexualité en tant que moyen de pouvoir.
À propos du témoignage
Dans L’ère du témoin, Annette Wieviorka rappelle que le témoignage dit, en principe, ce que chaque individu, chaque vie, chaque expérience de l’internement en camp a d’irréductiblement unique. « Mais il le ditavec les mots qui sont ceux de l’époque où il témoigne, à partir d’un questionnement et d’une attente implicites qui sont eux aussi contemporains de son témoignage, luiassignant des finalités dépendant d’enjeux politiques ou idéologiques, contribuant ainsi à créer une ou plusieurs mémoires collectives, erratiques dans le contenu . »
Plusieurs des témoignages utilisés dans cette section ont été écrits soit immédiatement après la libération (1945-47), soit urantd les années 1950. Lorsque nous abordons la question des relations sexuelles en camp à travers le prisme du témoignage, il ne faut pas perdre de vue que les écrits que nous rangeons dans la catégorie « littérature mémorielle » ont été rédigés, majoritairement, par des internés politiques », des porteurs du triangle rouge. Ces derniers, lorsqu’ils font mention de l’existence de relations homosexuelles, décrivent ces pratiques comme en usage chez les autres groupes : les verts, les noirs ou les étrangers… un peu comme lorsqu’au tournant du siècle dernier les Allemands appellent l’homosexualité le « mal français » et les Français, le « vice allemand ».
Les témoignages sont unanimes : pour 90 % des concentrationnaires, la sexualité ne joue aucun rôle dans la vie au KZ. Les mauvaises conditions de vie, la sous-alimentation et la pression psychique exercée sur les concentrationnaires dans un environnement hostile et mortifère en sont la raison469. Pour les 5 à 10% de concentrationnaires qui ont p u conserver une libido, les seules possibilités d’avoir des relations sexuelles sont, de fait, homosexuelles – tout du moins jusqu’à la création d es « bordels » à partir de 1942-43 470.
S’agissant des verts, il est vrai qu’une bonne part ie d’entre eux sont rompus à la vie carcérale. Ils sont habitués aux règles en usage enprison, une institution dans laquelle les relations entre personnes de même sexe sont les seules possibles. Les acquis de la sociologie de l’univers carcéral nous permettent de mieux comprendre comment fonctionne le marché de la sexualité dans une instution totale et monosexuée.
Les apports de la sociologie de l’univers carcéral
Les études menées dans les prisons d’hommes démontrent ce que les témoignages relatifs à l’organisation de l’activité sexuelle dans les camps de concentration révèlent. Privés de sexe, les prisonniers improvisent un système de relations homosexuelles prédatrices spécifiques, qui préserve l’image de virilité qu’ils ont d’eux-mêmes . Le système prédateur masculin se distingue de celui élaboré dans les prisons pour femmes, qui créeraient plutôt des pseudos-familles où les plus masculines joueraient le rôle de maris et de pères472.
