Analyse du schéma réflexion-action sous l’angle d’une technique managériale 

Cas Schémas réflexion-action 

Lorsque nous quittons le monde des concepts pour celui, plus matériel de leur formalisation dans des représentations graphiques, la circulation de la connaissance s’avère liée au fond mais aussi à la forme (Bayart, 1995). Bayart s’intéresse au rôle de la carte de contrôle, qui est un objet technique utilisé dans le contrôle de qualité. La conception de celle-ci a permis d’incorporer des connaissances en statistiques dans un diagramme simple où la prise de décision est automatisée : en observant si la courbe se situe au-dessus ou en-dessous d’une droite de seuil, nous savons si la variance dans la production est acceptable ou non, autrement dit si elle peut se justifier par les aléas de la production ou s’il existe un dysfonctionnement. L’inconvénient de cette circulation de la connaissance est que les hypothèses statistiques sont oubliées. Elles sont présentes sur un autre support matériel, le mode d’emploi, loin de la représentation graphique et de la vigilance du technicien (Bayart, 1995). Dans la continuité de cette démarche visant à étudier la matérialisation du savoir et de son impact sur son utilisation, nous nous intéresserons à une représentation graphique de la décision. L’un des principaux modèles abstraits de décision que nous retrouvons de manière récurrente dans l’histoire du management est un schéma circulaire de réflexion-action sous forme de boucle unique reliant ces deux notions et en incorporant généralement un troisième qui correspond à une phase de contrôle. Ce schéma est utilisé dans des contextes différents avec un sens qui peut varier légèrement. Selon les modèles, ce schéma comprend entre trois et cinq phases correspondant aux moments de réflexion, d’action et de contrôle. Nous pouvons par exemple citer un modèle représentant la formulation d’hypothèses, le test de ces dernières et puis la vérification des hypothèses. La vérification des hypothèses peut donner lieu à une mesure corrective consistant à formuler de nouvelles hypothèses ou à les tester dans un contexte différent. Ce dernier point pourra expliquer l’aspect circulaire du schéma. Ce graphique sert alors à formaliser une approche scientifique d’un problème. Ainsi, de manière générale, il fait référence à des théories et hypothèses sous-jacentes comme tout modèle qu’il soit formalisé sous forme graphique ou verbale. Alors que les théories en gestion changent, de nombreuses représentations graphiques perdurent comme l’organigramme, le schéma réflexion-action ou l’arbre de décision. 213 Néanmoins, la manière d’utiliser ces représentations peut changer. Le schéma réflexion-action concerne une problématique récurrente de la gestion : comment se prennent ou comment devraient se prendre les décisions concernant l’organisation. Les liens avec l’action sont alors souvent cités pour considérer que la réflexion et l’action sont deux étapes différentes ou concomitantes. Ce modèle est aussi utilisé pour évoquer le mode d’évaluation de la décision, les conditions de remise en cause de cette décision et les corrections qui peuvent survenir. Le schéma de réflexion-action présente ainsi l’avantage de pouvoir servir de représentation à l’ensemble de ces questionnements. Il porte en revanche en lui un nombre de choix quant à la représentation de la décision. Par exemple, pourquoi avoir une représentation circulaire et non linéaire ? Pourquoi avoir une représentation continue et non avec des ruptures ? Pourquoi a-t-on représenté des étapes ? En existe-t-il vraiment ou est-ce pour une raison didactique que le lien entre réflexion et action est ainsi présenté? Le schéma réflexion-action a son origine dans les propos du philosophe pragmatiste Dewey (1991 [1910]) et fera l’objet de développements conceptuels complémentaires de la part en particulier du psychologue Kelly (1963 [1955]) et des psychologues sociaux Kolb et Fry (1975). Sa première représentation connue dans le domaine de la gestion nous vient de Shewhart (1986 [1939]) (Bayart, 2005). Une version renouvelée de ce schéma sera popularisée dans les années 1980 par l’ouvrage de Deming : Hors la crise (2002 [1982]). Dans la Harvard Business Review, il apparaît à six occasions entre 1922 et 1999, à savoir dans : – High-speed operations research (Salveson, 1957), – Coming era in engineering management (Chamberlain, 1961), – The management process in 3-D (Mackenzie, 1969), – Motivating people with meaningful work (Roche et MacKinnon, 1970), – Formulating strategy in smaller companies (Gilmore, 1971), – Managing by wire (Haeckel et Nolan, 1993). Comme nous le verrons par la suite, nous trouvons dans l’article de Chamberlain (1961) une variante du schéma « type » dans la mesure où il ne montre pas une boucle unique. Nous avons cependant retenu ce schéma car il reste dans la même démarche générale de 214 décomposition du processus selon des phases relatives à la réflexion, à l’action et à l’évaluation. Les schémas cycliques sont ainsi mobilisés dans des articles qui s’intéressent respectivement aux applications possibles de la recherche opérationnelle (Salveson, 1957), à la définition d’une méthodologie pour le management de la production (Chamberlain, 1961), à la synthèse de l’ensemble du processus de management (Mackenzie, 1969), à la supervision du travail et à l’enrichissement des tâches (Roche et al., 1970), à la formulation de la stratégie et de la planification dans les petites entreprises (Gilmore, 1971) et aux systèmes d’information (Haeckel et al., 1993). Le premier aspect qui ressort est ainsi la grande diversité des domaines d’application de ce schéma.

Une analyse du schéma réflexion-action sous l’angle d’une technique managériale 

Hatchuel et Weil (1992) proposent de distinguer trois niveaux dans une technique managériale, celui du « substrat technique », celui de la « philosophie gestionnaire » et celui de la « vision simplifiée des relations organisationnelles ».

Le substrat technique

Dans le schéma circulaire réflexion-action, le substrat technique est un schéma indiquant une relation circulaire qui implique des étapes se succédant dans le temps. La relation circulaire est plus complexe qu’une simple relation linéaire. En effet, nous passons d’étapes définissant la réflexion à des étapes relatives à l’action, avec ensuite un retour à la réflexion. L’aspect circulaire ne s’interprété pas de la même manière selon la nature des relations, la durée des étapes, le temps de passage de l’une à l’autre, l’origine de cette dynamique ou la fin de celle-ci. Par ailleurs, la nature des étapes fait que ce schéma évoque des notions d’induction et de déduction. En effet, avec les passages de la réflexion à l’action et réciproquement peuvent être associés le passage de l’abstrait au concret et le passage du concret à l’abstrait comme le fait Kolb (1984). Par nature, un schéma est un graphique en partie indéterminé, à la différence des diagrammes qui sont totalement déterminés par les axes chiffrés et nommés. Un schéma est une « figure donnant une représentation simplifiée et fonctionnelle – d’un objet, d’un mouvement, d’un processus » (Le Nouveau Petit Robert, 2005). Dans le graphique réflexion action, la simplification de la représentation va de pair avec un niveau élevé d’abstraction. Celui-ci permet à ce schéma d’être mobilisable dans de nombreux contextes.

La philosophie gestionnaire

Une philosophie initiale, non gestionnaire, est commune à l’ensemble des utilisations du schéma réflexion-action. Comme le rappellent Gilmore (1971) et Shewhart (1986 [1939]) le schéma réflexion-action est directement inspiré des écrits de Dewey (1991 [1910]). De 216 même, Simon, dans sa conception du processus de décision en quatre phases renseignement conception-sélection-contrôle, évoque l’influence de cet auteur : « ces phases sont étroitement liées aux étapes de la résolution de problèmes, décrites la première fois par John Dewey : quel est le problème ? Quelles sont les solutions possibles ? Laquelle est la meilleure » (Simon, 1980 [1977], pp. 38-39). D’autres auteurs qui mobilisent ce schéma font référence indirectement à Dewey. Ils citent les travaux du psychologue Kelly, comme par exemple Eden et Ackermann (1998) qui utilisent la notion de cycle réflexion-action pour la conception de la stratégie ou Handy (1991) avec la notion de « roue de l’apprentissage ». Kelly (1963 [1955]), pour sa part, fait référence à Dewey pour expliquer d’où lui provient son approche : « Dewey emphasized the anticipatory nature of behaviour and the person’s use of hypotheses in thinking. The psychology of personal constructs1 follows Dewey in this respect » (Kelly, 1963 [1955], p. 129). « Dewey, whose philosophy and psychology can be read between many of the lines of the psychology of personal constructs, envisioned the universe as an ongoing affair which had to be anticipated to be understood » (Kelly, 1963, p. 154). Ainsi, pour comprendre la philosophie gestionnaire présente dans ce schéma réflexionaction, il est nécessaire de comprendre l’approche philosophique de Dewey. Celui-ci développe l’idée selon laquelle tout individu peut avoir une « pensée scientifique » – ou « pensée réfléchie » – laquelle comprend plusieurs étapes. Il montre ainsi la distinction entre une pensée scientifique, qui repose sur une démarche prédéfinie permettant de retarder la décision afin que celle-ci soit pleinement justifiée, et une pensée irréfléchie, précipitée, ne reposant pas sur un raisonnement logique. Il définit ainsi la « pensée réfléchie » comme une démarche comportant cinq étapes bien définies qui va de la découverte du problème à la sélection de la solution : « (i) une difficulté ressentie ; (ii) sa localisation et définition ; (iii) suggestion d’une solution possible ; (iv) développement par le raisonnement du fondement de la suggestion ; (v) par la poursuite de l’observation et l’expérimentation on est conduit à son acceptation ou à son rejet ; ceci est la conclusion de la croyance ou de la non croyance » (Dewey, 1991, p. 72). Un peu plus loin, Dewey explique ces différentes étapes. La première correspond au « sentiment d’un écart (« feeling of discrepancy ») ou d’une difficulté ». La deuxième étape se caractérise par 1 The psychology of personal constructs est le titre de l’ouvrage de Kelly. 217 « les actes d’observation qui servent à définir la nature de la difficulté » (Dewey, 1991 [1910], p. 73). Avec la troisième phase, la pensée réfléchie commence ce que plus loin dans l’ouvrage How we think Dewey appelle le « double mouvement de la réflexion » (Dewey, 1991 [1910], p. 79) : l’induction puis la déduction. Il s’agit de suggérer une solution possible qui « n’est pas adoptée, mais seulement envisagée (et qui) constitue une idée. Les synonymes sont : supposition, conjecture, hypothèse et (si elle est élaborée) théorie » (Dewey, 1991 [1910], p. 75). La quatrième phase est une phase intermédiaire entre induction et déduction. Elle développe l’hypothèse et constitue en même temps un test de la pertinence de l’hypothèse. La dernière phase consiste en une déduction : « l’étape finale et concluant est une sorte de corroboration expérimentale, ou une vérification, de l’idée conjecturale » (Dewey, 1991 [1910], p. 77).

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