Analyser les pratiques enseignantes de débat

Analyser les pratiques enseignantes de débat

Comment analyser le débat dans les espaces de pratiques effectives ? Comment recueillir des données pour les constituer en document de recherche ? Comment analyser ces données pour mettre en exergue la notion de genre ? A l’instar de la deuxième partie, cette troisième section commence également par des considérations méthodologiques. Ce choix d’exposer chaque approche méthodologique dans des parties distinctes repose sur la volonté de mettre en évidence l’unité propre de la construction empirique de chacune des parties, bien que celles-ci soient interdépendantes. Il s’agira donc dans ce chapitre d’exposer les choix qui ont été les nôtres pour l’élaboration du corpus et l’analyse des pratiques enseignantes du débat. Pour comprendre comment le genre du débat est formalisé de manière disciplinaire par les enseignants, nous analysons les pratiques effectives de débats. Les données collectées pour cette troisième partie sont les interactions verbales entre les sujets didactiques (Reuter, 2010c ; Daunay, 2013a ; Fluckiger, 2013 ; Daunay & Fluckiger, 2011a, 2011b ; Fluckiger & Reuter, 2014) au cours des débats, donc les interactions verbales entre les élèves et l’enseignant d’une part, et, entre les élèves d’autre part. Les débats sont ici à considérer comme des systèmes didactiques (Daunay, 2010a) au cours desquels les sujets didactiques interagissent autour de la construction de contenus, dans un cadre disciplinaire donné. Afin d’analyser les pratiques effectives de débats, nous distinguons les données principales et les données secondaires. Nos données principales sont constituées des retranscriptions de quatre série de débats en lecture-littérature, en sciences et en philosophie observés dans quatre classes de la banlieue lilloise et nos données secondaires comprennent différents écrits (Giguère et Reuter, 2003) parmi lesquels nous recensons, les écrits rédigés par les élèves à l’occasion des débats et de manière collective (tableaux et affiches)145 et les écrits professionnels de préparation146 (Daunay, 2011b) que nous ont remis spontanément les enseignants ainsi que les photos des différents affichages présents dans la classe et relatifs aux débats. 

Conception des interactions dans cette recherche

Pour décrire l’organisation et le fonctionnement des pratiques de débat, nous posons que les pratiques de débat des enseignants se donnent à voir comme des systèmes didactiques qui s’articulent différemment selon les disciplines. Nous cherchons ainsi à décrire le système didactique construit par l’enseignant, les élèves et les contenus d’enseignement, et, à rendre compte des effets des disciplines et de la pédagogie sur cette reconstruction et sur la constitution des acteurs en sujets didactiques et de leurs relations aux contenus. Reprenons ici à notre compte la définition que Bertrand Daunay (2010a, p. 209) donne du système didactique : On appelle système didactique le système de relations qui s’établissent entre trois éléments : le contenu d’enseignement, l’apprenant, l’enseignant. On représente souvent ces relations sous la forme d’un triangle (appelé triangle didactique) dont les trois éléments du système didactique forment les pôles. Ce qui caractérise le système didactique est la présence des trois pôles de ce triangle et les relations qu’ils entretiennent entre eux. Bien que la notion de système didactique soit discutée et pose question (ibid, pp. 210- 214), elle nous paraît toutefois précieuse pour décrire, pour comprendre et comparer les différences disciplinaires des débats dans leur ensemble, et, constitue donc un élément heuristique dans notre projet de recherche. L’analyse des débats observés est ainsi orientée vers chacun des pôles constituants le système didactique, à savoir les apprenants, l’enseignant et les contenus d’enseignement. Le système des interactions est d’ailleurs, pour nous, ce qui met au jour et en lumière les fonctionnements à l’œuvre dans les systèmes didactiques, notamment par le biais des interactions entre l’enseignant et les élèves d’une part, et entre les élèves d’autre part. Précisons donc comment sont envisagées et reconstruites les interactions dans notre recherche, en commençant par rappeler le cadre d’émergence de la notion d’interactions dans les espaces de recherche. Il est étonnant comme le rappellent Jean-François Halté (1993) et Catherine KerbratOrecchioni (1990) que diverses disciplines de recherche se soient tournées vers les interactions à la même époque. Sans nous aventurer ici dans des explications historiques de l’émergence de la notion, relevons seulement que cette notion devient heuristique pour les ethnométhodologues, les ethnographes, les sociologues, les psychiatres ou psychologues sociaux, les philosophes, les psycho-linguistes, les pragmaticiens à un moment donné (Kerbrat-Orecchioni, 1990 ; Halté, 1993). Cette convergence conjoncturel autour de la même notion, cette « mouvante pluridisciplinaire » comme l’écrivent Laurent Fillietaz et MariaLuisa Schubauer-Leoni (2008b, p. 9) ne facilite pas le travail de délimitation de la notion. Bien que cette notion soit transdisciplinaire dans la mesure où elle est mobilisée dans plusieurs disciplines de cherche, nous l’appréhendons dans un cadre de recherche en didactique. Aussi, pour préciser l’emploi de la notion dans notre recherche, commençons par montrer comment nous reconstruisons la notion d’interactions par des glissements successifs entre interactions verbales et interventions didactiques, pour ensuite avancer à la suite de Rouba Hassan (2012), l’idée d’analyse didactique des interactions verbales.

Des interactions aux interactions verbales

Une première définition, donnée par Robert Vion (1992) semble être minimale pour comprendre les interactions. Si chaque discipline emploie la notion d’interactions dans un  même but différent ou l’analyse avec des méthodologies variées, il n’en reste pas moins que le terme d’interactions « intègre toute action conjointe, conflictuelle et/ou coopérative, mettant en présence deux ou plus de deux acteurs » (ibid, p. 17). Pour le dire autrement, dès que deux individus se trouvent en présence, il y a interaction, ou plus précisément, des interactions. Robert Vion (1992) illustre cette notion d’interaction en prenant l’exemple de deux mécaniciens travaillant sur la même machine ; leurs actions étant coordonnées, on peut parler d’interaction entre les deux mécaniciens. Les interactions semblent également relever, à la suite de Laurent Filliettaz et Maria-Luisa Schubauer-Leoni (2008b, p. 10) d’un processus interactionnel, que les auteurs définissent comme suit : Plus particulièrement, nous concevons ci-dessous les processus interactionnels comme la combinaison de 3 ordres de réalités qui méritent d’être envisagés conjointement : l’ordre interpersonnel, qui renvoie aux mécanismes de coordination et de coopération dans des formes d’interactions collectives ; l’ordre socio-historique, qui renvoie aux environnements institutionnels et culturels dans lesquels les interactions prennent place ; et enfin l’ordre sémiotique, par lequel ces mécanismes de coordination et d’orientation dans l’environnement social sont accomplis. La manière de présenter les interactions en tant que processus rend compte de la dynamique et du côté systémique des interactions. L’idée défendue par Laurent Filliettaz et Maria-Luisa Schubauer-Leoni (2008b, p. 9) est que la notion de processus interactionnels, plus englobante que la notion d’interaction, constitue un « moyen d’accès » pour comprendre les réalités éducatives. Nous concernant, nous nous centrons davantage sur les interactions langagières (KerbratOrecchioni, 1990 ; Halté, 1999), même si on ne peut comprendre les interactions verbales de manière décontextualisé des interactions sociales entre les individus. La définition donnée par Catherine Kerbrat-Orecchioni (1990, p. 17) permet de préciser le système d’influences mutuelles sur les acteurs en jeu dans la même interaction : Tout au long du déroulement d’un échange communicatif quelconque, les différents participants, que l’on dira donc des « interactants », exercent les uns sur les autres un réseau d’influences mutuelles – parler, c’est échanger, et c’est changer en échangeant. Dans le cadre d’analyse des interactions verbales, Catherine Kerbrat-Orecchioni (1990) met en évidence un matériel sémiotique, non exclusivement verbal. C’est ainsi qu’elle  distingue du système linguistique, les comportements paraverbaux, comme le débit, l’intensité ou l’intonation, et les comportements non-verbaux, comme les comportements proxémiques, les postures ou les gestes (Kerbrat-Orecchioni, 1990, 1992, 1994). Même si les interactions verbales permettent d’expliquer, comment les participants d’une même interaction, interagissent, soit par des phénomènes de négociation (Kerbrat-Orecchioni, 2004), de coopération (Grice, 1979) ou de coordination (Clark, 1996)147, l’analyse des interactions se situe ici à un niveau d’analyse binaire, l’analyse reposant sur les interactions entre les élèves et l’enseignant ou entre les élèves. Cela ne nous semble donc pas correspondre entièrement à notre projet de recherche, la question de l’accès au savoir n’étant pas principalement visée, voire étant occultée.

Analyse didactique des interactions

La notion d’interactions didactiques pourrait nous être utile, mais nous lui préférons l’idée d’« analyse des interactions en classe dans une perspective didactique » (Hassan, 2012, p. 112). Notre démarche de recherche s’inscrivant dans un cadre didactique, la question de la relation aux objets de savoir est essentielle. La notion d’interactions didactiques, organisée de manière ternaire, comprend cette relation aux savoirs (Filliettaz et Schubauer-Leoni, 2008b) et révèle « le fonctionnement des objets de savoir » (ibid, p. 18). La notion heuristique permet, entre autre chose, de décrire les objets effectivement enseignés dans et par l’interaction didactique (Schneuwly et Thévenaz-Christen, 2006). C’est précisément sur ce dernier point que nous nous démarquons de la notion d’interactions didactiques. Dans la perspective qui est la nôtre, nous ne cherchons pas à montrer quels sont les objets enseignés. Cette réticence repose sur une prudence méthodologique, nos choix méthodologiques ne nous autorisant pas à analyser les objets effectivement enseignés. Notre entreprise consiste plutôt à décrire les situations d’interactions en essayant de comprendre les relations entre les élèves, les enseignants et les contenus visés. C’est pourquoi, la proposition de Rouba Hassan (2012) d’analyser les interactions dans une perspective didactique, nous paraît plus cohérente au regard de notre projet de recherche. Nous reconstruisons donc les interactions didactiques, à partir d’une conception de la didactique qui ne reposerait pas sur une perspective praxéologique mais sur une perspective théorique. Pour le dire autrement, le projet de comprendre les interactions didactiques ne vise pas la construction de gestes professionnels qui permettraient l’appropriation par les élèves ou la construction de contenus par les élèves et l’enseignant, mais vise au contraire à éclairer les interactions des sujets au cours des débats au moyen des concepts de la didactique (Reuter, 2010c).

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