AUTOPORTRAITS DE CLÉOPÂTRE L’INFLATION DE L’ÉLOGE DE SOI

AUTOPORTRAITS DE CLÉOPÂTRE L’INFLATION DE
L’ÉLOGE DE SOI

S’il est intéressant de s’attarder sur les remarques, misogynes ou féministes, faites au sujet de Cléopâtre, il est complémentaire d’étudier les autoportraits de l’héroïne : la reine, en effet, produit un discours sur elle-même, révélateur de ses ambitions et de son identité. La mention de son propre nom par le héros n’étonne guère le public du XVIIe siècle. Ce procédé est mentionné par Boileau qui préfère, faute d’une exposition habile, que les personnages se présentent eux-mêmes : « J’aimerois mieux encor qu’il déclinast son nom, / Et dist, je suis Oreste, ou bien Agamemnon1 ». Si ce recours à l’autodésignation a pour but premier de faciliter l’identification des personnages, il prend très vite part au langage soutenu. Issue de haute lignée, Cléopâtre rappelle son identité pour susciter la déférence et éviter d’utiliser une première personne qui ne sied pas à son rang lorsqu’elle parle en public. Cette nomination est à mettre en rapport avec une dimension de la tragédie renaissante et classique, la laudatio funebris : l’œuvre théâtrale devient l’occasion pour l’héroïne de renvoyer une image d’elle-même par-delà la mort. À la fois femme politique et amante tragique, Cléopâtre tente, alors qu’elle se prépare au suicide, d’esquisser son autoportrait, pour le public et la postérité. Comme l’épopée, la tragédie a une fonction mémorielle : les dramaturges lui attribuent ainsi cette parole qui mêle éloge de soi et justification. Le lien entre gloire et mémoire est fait dès la tragédie de Jodelle, qui met ces deux termes à la rime : Où es tu, Mort, si la prosperité N’est sous les cieux qu’une infelicité ? Voyons les grands, et ceux qui de leur teste Semblent desja deffier la tempeste : Quel heur ont ils pour une fresle gloire ? Mille serpens rongears en leur memoire1 Dans la même pièce, un vers d’Agrippe attire également l’attention et rappelle l’importance de l’onomastique : Racle leur nom, efface leur memoire2 La reine fait donc son propre portrait avec fierté et panache, elle réaffirme sa gloire pour assurer la mémoire de son nom ; elle rappelle son statut, met en valeur ses vertus féminines et se présente comme une héroïne tragique. 

Un ethos de reine

Cléopâtre se définit d’abord comme une reine d’origine grecque, dont les ascendants se sont illustrés au sein des troupes d’Alexandre le Grand ; déjà dans la pièce de Jodelle elle rappelle son « sang pourpré4 » et Montreux, d’après Plutarque, lui attribue comme ultima verba l’affirmation de son identité : Tresbelle, ce dist-elle, et digne mille fois D’une Royne qui vint du sang de tant de Roys.5 D’ailleurs, en dotant Cléopâtre de sentiments maternels, Garnier insiste sur la grandeur de la lignée Lagide, conçue comme un héritage interdit puisque ses enfants, captifs et orphelins, seront réduits à la précarité. Même épargnés par Octave, ils n’illustreront pas la descendance ptolémaïque : Ne vous souvenez point, mes enfans, d’estre nez D’une si noble race, et ne vous souvenez Que tant de braves Rois, de cette Egypte maistres, Succedez l’un à l’autre, ont esté vos ancestres : Que ce grand Marc Antoine a vostre père esté, Qui descendu d’Hercule a son los surmonté.1 L’honneur royal ne s’est pas contenté d’un simple général romain et il est important de souligner que la reine rappelle ici l’identité héroïque – au sens premier d’identité mi-humaine, mi-divine – du père de ses enfants. Ce statut confère à l’héroïne tragique une grandeur qu’elle tâche de défendre en dépit de sa décadence politique. Son rang lui impose d’abord une dignité dans l’adversité, empreinte de courage et de constance : Cléopâtre n’ira d’un visage abbaissé Tremblottant de frayeur, et de crainte offensé, Mendier de Cesar le secours salutaire : Car son antique honneur luy deffend de ce faire2 Cette absolue nécessité de noble décence malgré la douleur et le péril – qui suscite l’admiration du public et crée le plaisir tragique – est réaffirmée dans la pièce de La Chapelle, où Cléopâtre impose sa supériorité de Macédonienne face à sa rivale Octavie : Allez à tous les Grecs apprendre qu’une Reyne, Fille de tant de Roys, est moins qu’une Romaine3 Au-delà de l’opposition entre romanité et hellénisme, c’est bien d’une incompatibilité politique dont il est question, entre la monarchie et la République. Quelques vers plus loin, Cléopâtre souligne sa fierté familiale : Vous ne me verrez point lâchement abatuë, Faire honte à cent Roys dont je suis descenduë4 Enfin, cette identité royale est présentée comme un gage de vertu par la reine, qui se défend de lourdes accusations en rappelant ses origines illustres. Ainsi, dans la tragédie de Garnier, l’ascendance empêche-t-elle d’après l’héroïne toute duplicité : Tu as donc estimé que mon ame Royale Ait couvé pour te prendre une amour desloyale ?1 L’indignation de Cléopâtre, accusée par Antoine, s’exprime par une antithèse entre royauté et déloyauté. Benserade imite littéralement son prédécesseur mais passe au vouvoiement, qui sied davantage aux âmes nobles, et son héroïne affirme une supériorité relative, qui semble moins audacieuse puisqu’elle ne crée pas d’antinomie : Quoy donc vous presumez qu’une ardeur deloyalle S’allume comme ailleurs dans une ame royalle ?2 C’est Montreux qui ose l’exagération : non seulement l’ascendance royale éloigne le vice, mais elle est créatrice de valeurs. Cléopâtre affirme déjà l’éclat et la force de sa lignée : Elle de qui le sang est le sang genereux De ces Roys entre tous les Princes valeureux ? Ah ! Iras penses tu qu’une Royne d’Egypte Venue de tant de Roys d’une fidelle suyte, Dont l’œil victorieux, dont la riche beauté Ravit de tant de Roys la vive liberté, Serve de passetemps, cruellement servile [?]3 Cette vertu immense fut d’ailleurs suffisante à la domination des peuples : D’un desir enflammé, l’amour de Cleopatre, Cleopatre qui vint de ces Roys anciens Qui regirent jadis les Macedoniens, Et qui victorieux rendirent tributaire A leur masle vertu, toute la terre entiere.4 L’éloge de soi, dans les tragédies de Cléopâtre, commence donc par la mise en avant de l’ascendance : l’héroïsme est d’abord lié aux origines macédoniennes de la dernière reine Lagide, descendante d’un général victorieux d’Alexandre le Grand. Dans un deuxième temps, il est important de souligner que cette noblesse grecque est magnifiée par l’identité féminine du personnage.

Vertus féminines, vertus conjugales

Cléopâtre aime à se présenter comme une femme vertueuse aux nobles intentions qui ne cherche « le gain ny le profit1 ». Toutefois, la principale qualité de l’amante est la fidélité2 dont doute Marc Antoine, qui soupçonne la reine de manquer de constance, voire d’envisager un recours auprès d’Octave. L’héroïne de Garnier, « espouse debonnaire3 », se défend de tous les vices que le Romain lui impute : Je ne serois volage, inconstante, infidelle, Ains mechante, parjure, et traistrement cruelle.4 Montreux reprend ce motif de l’accusation injuste, non sans excès : D’une femme à la mort serfve cruellement, A qui l’aspre malheur trouble le sentiment ? Qui pert l’ame, le sang, le cœur et l’asseurance Au penser du meschef qui vivement l’offence ?5 La force de Cléopâtre est de transformer une accusation en plainte, d’être l’accusée qui se révèle être une victime. Cet extrait peut être comparé à une réplique de la reine, dans la tragédie de La Chapelle, qui exprime la même indignation, teintée de colère et qui recourt aussi à la forme interrogative pour exprimer l’injustice : Hé quoy, toûjours tremblante et toûjours accusée, A de nouveaux affronts à toute heure exposée, Me faudroit-il toûjours d’un Barbare en courroux Craindre la violence et les transports jaloux ?6 Dans la pièce de Mairet au contraire, le dépit de l’amante ne comporte aucun ressentiment et l’héroïne demeure une reine digne, qui affirme sa vertu avec calme et noblesse : Grâce aux Dieux Cléopâtre avait l’âme trop haute, Pour une si honteuse, et détestable faute7 Ce sont deux conceptions différentes de l’héroïsme tragique féminin qui s’esquissent : d’un dramaturge à l’autre, Cléopâtre semble tantôt emportée, envahie par le désespoir et la colère, tantôt majestueuse, habitée par une douleur muette qui ne la fait guère faillir. Il est une deuxième qualité attribuée à l’amante, proche de la constance amoureuse, qui est celle de la compassion et du souvenir. Dans la pièce de Garnier, Cléopâtre confirme sa fidélité au mort : Que ma dolente voix à ton oreille arrive, Et que je t’accompagne en l’infernale rive, Ta femme et ton ami : entens Antoine, entens, Quelque part que tu sois, mes soupirs sanglotans.1 La cohérence de ce discours est assurée par la sentence énoncée au début de la pièce par la reine, qui théorise en quelque sorte les devoirs de l’épouse et prépare le dénouement tragique : Tant moins le faut laisser que tout est contre luy. » Un bon amy doit l’autre assister en ennuy.2 Enfin, Jodelle imagine un autoportrait de mère3 – étonnamment absent de la tragédie de Garnier, où cette facette du personnage est pourtant présentée avec force – qui vient parfaire l’image de la femme vertueuse, quand Cléopâtre objecte : Mais la pitié que j’ay du sang de mes enfans4 Toutefois, l’interprétation de ce vers demeure difficile et peut faire débat : d’un côté, la reine affirme une priorité qui la rend digne d’Andromaque. D’un autre côté, ce vers pourrait contenir un flagrant délit de mensonge et les détracteurs de la reine y verraient facilement une déclaration infondée, empreinte de mauvaise foi. Nécessairement vertueuse sans être dénuée de faiblesses qui poussent au vice donc au châtiment, Cléopâtre se présente enfin comme une figure tragique. 

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