L’essor des protections périodiques manufacturées et de la publicité
Durant la période de l’entre-deux guerres, les règles sortent peu à peu de l’intimité de l’espace domestique avec l’émergence de produits impliquant de nouvelles pratiques menstruelles, puisque les premières serviettes hygiéniques manufacturées sont commercialisées en 1921.
Les pratiques éducatives autour de la ménarche et la manière dont les jeunes filles acquièrent des informations sur les règles se transforment également, du fait de la médicalisation croissante du corps féminin (Brumberg, 1998) mais aussi parce que, à partir des années 1930, les entreprises fabricantes de protections périodiques vont massivement produire et diffuser des livrets à visée pédagogique sur la ménarche et le cycle menstruel. Comme le formule l’historienne Lara Freidenfelds dans son ouvrage The Modern Period, l’essor au début du XX° siècle des protections périodiques manufacturées va donc transformer profondément les usages corporels mais aussi l’expérience des premières règles et les pratiques éducatives :
From cloth ‘diapers’ boiled on the stove and reused, to Kotex and Tampax. From shock at the sight of first bleeding and an awkward explanation by embarrassed mothers to educational films and pamphlets in fifth-grade classrooms. From warnings to avoid swimming, over-exertion, and ‘mental shock’ to reassurances that having one’s period did not preclude any normal work or play (Freidenfelds, 2009, p. 1).
Les premières protections périodiques jetables à être commercialisées à grande échelle et à faire l’objet de publicité sont les serviettes hygiéniques Kotex produites par l’entreprise américaine Kimberly-Clark, et commercialisées aux Etats-Unis à partir de 1921 (Vostral, 2000). Les premiers modèles de tampons sont lancés quinze ans plus tard, en 1936, par la marque Tampax. Ces nouveaux produits constituent une nouvelle technique de gestion du flux menstruel qui vient alors remplacer les serviettes fabriquées à la main à partir de tissus usagés, qui sont lavées et réutilisées après chaque cycle. Mais les serviettes jetables commercialisées par Kotex ou Modess impliquent aussi de nouvelles habitudes et pratiques de consommation puisque leur utilisation implique de se rendre dans un magasin pour en faire l’achat. Cela engendre pour les consommatrices des problématiques auxquelles les entreprises répondent en mettant l’accent sur la discrétion des produits, y compris au niveau des emballages. Les emballages des serviettes Kotex, par exemple, sont de couleur bleue et ne comportent aucune référence aux produits qu’ils contiennent, hormis le nom de la marque. Les publicités de l’époque vantent le caractère discret de l’emballage, « a plain blue box free from descriptive matter, the name the only printing » (Vostral, 2000., p. 139). Il est courant que, pour permettre un achat plus discret, l’emballage soit en plus enveloppé dans du papier opaque laissant à peine apparaitre le nom de la marque. En 1928 Johnson & Johnson, qui commercialise alors la marque de serviettes Modess, propose un « silent purchase coupon », avec lequel les femmes peuvent acheter une boîte de serviette sans l’exprimer à voix haute, en donnant simplement le coupon à la caisse du magasin (Vostral, 2000).
Durant cette période d’émergence des protections périodiques manufacturées, l’objectif premier de la publicité sera de faire adopter aux femmes ces produits et les nouvelles pratiques menstruelles qu’ils impliquent. Pour cela, la publicité va d’abord s’appuyer sur des arguments médicaux en désignant les serviettes fabriquées à partir de tissus usagés comme une source de prolifération bactérienne et de maladies, vis-à-vis desquelles les serviettes jetables sont présentées comme des alternatives plus saines et hygiéniques. Ainsi, une publicité Kotex de 1927, intitulée « Woman’s greatest Hygienic Handicap », désigne ces serviettes artisanales comme la source de « la majorité des malades fréquentes chez la femme, d’après les autorités médicales » (Vostral, 2000, p. 122). Les serviettes Kotex sont présentées comme une solution bien plus saine et hygiénique aux règles, le « problème d’hygiène le plus pénible rencontré par les femmes ».
Lorsque le premier modèle de tampon est commercialisé par Tampax en 1936, les publicités vont également s’appuyer sur des arguments médicaux. Tampax cherche alors à cibler une clientèle féminine par le biais des professionnels de santé, censés recommander le produit à leurs patientes : des publicités pour tampons paraîtront même dans le Journal of the American Medical Association. Présenter leurs produits comme étant recommandés par une autorité médicale est d’autant plus important pour les fabricants de tampons qu’à la fin des années 1930, de nombreux médecins émettent des doutes et spéculations sur la dangerosité de ce nouveau produit, ou bien estiment que les femmes pourraient en faire un usage sexuel (Freidenfelds, 2009)
Pour autant, le discours publicitaire va par la suite évoluer en délaissant au moins en partie les arguments médicaux. Si les publicités datant des années 1980 et 1990 sont caractérisées par l’omniprésence des thèmes de la liberté, du sport et de l’activité physique (Amir, 1993), cet argumentaire émerge en fait dès les années 1930. En effet, dès l’entre-deux guerre, « pour mettre en valeur les produits la publicité se servait d’images qui n’étaient pas toujours centrées sur le produit lui-même, mais l’associant aux nouvelles aspirations de la femme » (Perrot, 2002, p. 428). Les magazines féminins, relais de la redéfinition de l’idéal de féminité qui est en cours à l’époque, deviennent alors un espace de diffusion majeur de la publicité pour protections périodiques. Sur ce plan, aux Etats-Unis la stratégie de Tampax consiste alors à produire des publicités concises, sous forme de colonnes en noir et blanc, qui sont peu coûteuses et permettent à la marque de faire paraitre ses annonces dans un total de 47 titres de presse en 1940. A l’inverse, Kotex et Moddess optent plutôt pour des publicités en couleur aux illustrations très travaillées (Vostral, 2000). En France, où les tampons Tampax sont introduits partir de 1938 – mais ne seront massivement adoptés qu’à partir des années 1970 – ils font l’objet de publicités montrant des femmes souriantes, élégantes et apprêtées dans la presse féminine d’époque, comme Femina, Confidences, Vogue, ou Marie-Claire.
Si cet argumentaire axé sur la liberté émerge dès 1930 dans les publicités pour serviettes, ce sont les publicités pour tampons qui, dans la décennie suivante, vont le plus l’exploiter et achever de rompre avec les arguments basés sur l’hygiène et l’autorité médicale. Les publicités pour tampons vont en effet particulièrement mettre l’accent sur la liberté que le produit procure la consommatrice, souvent associée à la possibilité de faire du sport durant les règles. Une publicité Tampax de 1948 représente par exemple une jeune fille en maillot de bain et a pour slogan « Swim any day of the month with Tampax » (Park, 1996). Les publicités françaises d’époque vantent la « liberté de mouvement inconnus à ce jour » apportée par les tampons : les tampons libèrent en effet la consommatrice sur plusieurs plans : vis-à-vis des serviettes hygiéniques – qui sont à l’époque peu pratiques car elles doivent être maintenues par une ceinture – mais aussi du cycle temporel des règles : « whereas a woman was once confined to bed rest each month, now she could be active any day of the month. The body/machine of the tampon user would no longer suffer any “down time” due to menstruation » (Park, 1996, p. 158). Le thème de la liberté s’étend ensuite jusque dans le nom des produits (Carefree, Stayfree, Freedom …).
Enfin, les années 1970, aux Etats-Unis comme en Europe, sont marquées par la libération sexuelle et l’essor de la deuxième vague féministe, et la publicité va refléter ces transformations sociétales, à l’image de Kimberly-Clark qui lance alors une gamme de serviettes sous le nom évocateur New Freedom – premier modèle de serviette pourvu d’une bande autocollante -, commercialisées aux Etats-Unis et en France ; les publicités pour cette nouvelle gamme comportent jusqu’à 19 occurrences du mot « liberté » (Park, 1996). Dans la France des années 1970, une évolution des pratiques menstruelles marquée par l’adoption grandissante du tampon s’inscrit dans la levée de certains tabous corporels : au moment de la libération sexuelle, « les gestes de l’hygiène intime changent. Après les serviettes hygiéniques jetables, première révolution qui dispense de fastidieuses et indiscrètes lessives, viennent les tampons à la fin des années 1970 (…) » (Bard, 2003, p. 196).
Eduquer les jeunes filles : la production de livrets et films à visée pédagogique par les entreprises
Les normes et pratiques éducatives autour des premières règles évoluent vers une certaine libération de la parole au cours du XX° siècle, principalement du fait de deux facteurs : la médicalisation croissante du corps féminin et une certaine levée des tabous associés à la physiologie féminine (Mardon, 2011). Pour autant, jusqu’aux années 1970, l’expérience de la ménarche est pour de nombreuses femmes un moment de gêne et d’embarras, similaire à ce que décrit Annie Ernaux dans Une Femme : « Mon angoisse, le moment venu, de lui avouer que j’avais mes règles, prononcer pour la première fois le mot devant elle, et sa rougeur en me tendant une garniture, sans m’expliquer la façon de la mettre » (Bard, 2003, p. 196). Cela est encore plus vrai au début du XX° siècle avant l’introduction des protections périodiques manufacturées, l’expérience des premières règles consistant alors à, comme le résume Freidenfelds, « shock at the sight of first bleeding and an awkward explanation by embarrassed mothers » (Freidenfelds, 2009, p. 1). Les entreprises fabricantes de protections périodiques vont trouver dans ce contexte l’occasion de développer une relation didactique avec les jeunes filles nouvellement réglées, appréhendées comme autant de futures consommatrices, en produisant massivement des livrets pédagogiques sur la ménarche et le cycle menstruel. Aux Etats-Unis, elles vont ainsi devenir « une tierce partie omniprésente dans les échanges sur la menstruation entre mère et fille, médecin et patiente, ou enseignant et élèves » [notre traduction] (Brumberg, 2010, p. 29)
Les entreprises commencent à produire des livrets éducatifs sur les règles très tôt, dès les années 1920. Les premiers livrets du genre, édités à partir de 1923, sont destinés aux femmes adultes et sont principalement centrés sur l’utilisation des serviettes hygiéniques. Le premier livret publié par Kotex en 1923, intitulé « Now Science Helps Women Solve an Age-Old Problem », ne comporte pas d’explications sur le cycle menstruel : la lectrice y apprend principalement que les serviettes Kotex empêchent le développement de bactéries, contrairement aux cloth napkins (Warsh, 2011). Mais le contenu de ces livrets va rapidement évoluer. Dès la fin des années 1920, l’entreprise Kimberly-Clark est l’une des premières à envisager les jeunes filles comme un public spécifique et à s’adresser à elles par le biais de livrets qui, plus que des explications sur les produits, fournissent un contenu pédagogique sur le fonctionnement du cycle menstruel, et plus particulièrement sur la ménarche. Le premier livret de ce type est publié en 1928 sous le titre « Marjorie Mays’s 12th Birthday » (Warsh, 2011). De la même manière, Tampax fonde un Education Department en 1940, soit quatre ans après la commercialisation du premier tampon. Johnson & Johnson, principal concurrent de Kotex, produit également des livrets de même sorte à partir des années 1930. Ces livrets vont également encourager l’adoption grandissante des tampons ; dans les années 1930, ce nouveau produit est l’objet de nombreuses spéculations, principalement émises par les médecins – elles portent sur la potentielle dangerosité des tampons sur la santé, mais aussi sur leur capacité à rompre l’hymen et sur le potentiel usage masturbatoire qu’ils pourraient susciter (Freidenfelds, 2009). Des études financées par les fabricants viennent contredire ces suppositions, et à partir de 1936 les brochures éditées par Tampax insistent sur le fait que les jeunes filles vierges peuvent utiliser des tampons « sans porter atteinte à leur virginité » [notre traduction] (Warsh, 2011). Les brochures édités par Kotex sont plus conservatrices en la matière : jusqu’aux années 1960 elles indiquent que les jeunes filles devraient consulter un médecin avant d’utiliser un tampon, et que les serviettes sont « plus adaptées aux besoins d’une jeune fille » [notre traduction] (Freidenfelds, 2009, p. 12).
Pour beaucoup de jeunes filles, en l’absence d’un interlocuteur adéquat, les livrets produits par les fabricants de protections périodiques sont alors la première source d’information sur les règles (Erchull et al., 2002). C’est en cela que les entreprises deviennent une tierce partie omniprésente dans les échanges sur la menstruation. Les livrets présentent des informations et conseils de façon ludique et accessible, souvent sous forme d’histoire, et auxquelles les consommatrices peuvent accéder chez elles, dans un cadre intime qui peut se substituer au cadre formel de la visite médicale : « unlike a trip to visit the doctor, where a girl might receive a lecture about menstruation, the 1928 booklet “Marjorie May’12th Birthday” relayed advices in the form of a story, which seemed more palatable than heavy-handed warning from a physician. » (Warsh, 2011, p. 51). Le succès de ces brochures vient également du fait qu’elles abordent la menstruation en la séparant complètement de la sexualité, et également qu’elles bénéficient d’une diffusion très large qui les rend omniprésentes : les brochures éditées par Kotex par exemple, peuvent être directement obtenues en remplissant un coupon figurant sur les publicités, voire sont parfois directement incluses dans les emballages des produits.
Mais ces dispositifs servent également de support aux cours d’éducation sexuelle dispensés dans les écoles américaines. A partir de 1941, Tampax assure des interventions dans les collèges et écoles, et produit des livrets destinés à servir de support aux Puberty Lessons ; en 1991, l’entreprise déclare avoir « éduqué » 20% des 1, 8 millions de jeunes filles américaines alors âgées de 13 ans (Charlesworth, 2001). En 1946, l’entreprise Kimberly-Clark est à l’origine du premier film éducatif sur les règles, sous forme de dessin animé en couleur, à l’animation particulièrement sophistiquée (Warsh, 2011). Intitulé The Story of Menstruation, il est sponsorisé par Kimberly-Clark et produit par la Walt Disney Productions. Rapidement le film, l’une des rares collaborations de Disney avec une entreprise autre, « became the gold standard of the menstrual hygiene educational film genre » (Warsh, 2011, p. 52). Il est destiné à être diffusé dans les écoles primaires, et en 1964 l’entreprise estime que le film a été vu par 47 millions de jeunes filles. Comme l’explique Freidenfelds, «The Story of Menstruation fit comfortably within a 1950s culture that emphasized sexual “containment,” the promotion of sexual satisfaction for men and women alike within marriage and in service of the stability of the nuclear family and the suburban household. » (Freidenfelds, 2009, p. 55). Le film sera diffusé en milieu scolaire jusqu’aux années 1960, et plus largement à partir des années 1950 une grande quantité de films à visée pédagogique sur le cycle menstruel sont produits par les fabricants de protections périodiques. Les brochures pédagogiques continuent également d’être produites dans les années 1980 et 1990.
Si ce phénomène d’immixtion des marques de protections périodiques en milieu scolaire est vraisemblablement spécifique aux Etats-Unis, des brochures à visée informative produites par les fabricants sont également diffusées en France. Une brochure éditée par la marque Always dans les années 2000 fournit par exemple des conseils aux mères sur la façon de parler de règles à leur filles (« Insistez sur le fait que les règles sont un signe de bonne santé chez une femme : elles ne sont pas une maladie. Essayez de la rendre positive et fière d’être une femme. ») (Mardon, 2011, p. 34). En 2001 Tampax produit un kit pédagogique diffusé aux Etats-Unis et en France, qui comprend des échantillons de produit et un livret pédagogique sur les tampons et les règles.
