Comment traverser Arcueil ?

Comment traverser Arcueil ?

A la fin de 1948, le tracé à travers Arcueil n‘est pas encore arrêté. P. Moch, ICSSA, dans une lettre55 du 19 novembre à P. Gibel, chef du SARP, présente les différents tracés encore à l‘étude (voir plan page suivante): – tracé A : à l‘Ouest du CD 61, arrivée à l‘Ouest de la Redoute des HautesBruyères ; – tracé C : à l‘Ouest de l‘Hospice et du fort de Bicêtre, à l‘Est de la Redoute des H-B (et donc, à partir de là, le tracé de 1935, figurant en pointillé sur le document 40 ; mais l‘arrivée sur Paris est différente, puisque ce tracé C arrive porte de Gentilly et non porte d‘Italie. Ce tracé eût entièrement épargné Arcueil, mais éventré le centre de Gentilly) : – tracé B (et B‘) : « bretelle utilisant des espaces non bâtis entre l’origine du tracé A et la fin du tracé C ». Après comparaison technique et financière de ces différents tracés, Moch se déclare partisan « à tous points de vue » du tracé A, et demande l‘avis de Gibel. (sauf erreur, celui-ci n‘est pas conservé au CAC).Depuis 1935, la municipalité d‘Arcueil est à majorité communiste ; le maire, Marius Sidobre, est en place de 1935 à 1964 (sauf 1939 à 1944). La municipalité est informée de ces études au début de 1949. Le maire préside une « séance officieuse du CM » 56 le 19 avril. Sur les 27 conseillers, 24 sont présents : les communistes, majoritaires, n‘étant que 14, cette « réunion officieuse » n‘a donc rien de clandestin ou partisan. Marius Sidobre informe les conseillers que « cette séance est organisée pour l’examen de deux questions très importantes », et donne la parole à son adjoint Emile Bougard, qui mène les débats -le Maire n‘interviendra plus. (Le style du compte-rendu est assez relâché, et reproduit sans doute, parfois, le langage effectivement tenu). En préambule, Bougard indique que « les représentants des ministères de la Reconstruction et des TP tiennent à ce que la discrétion la plus absolue soit observée. Il ne s’agit pas de choses définitives, mais d’informations qui permettront plus tard au CM de prendre position sur ces questions intéressant toute la banlieue sud ». La première question est le « projet de construction d’autoroute ». Bougard rappelle que déjà avant-guerre, les élus d‘Arcueil avaient demandé « l’éclatement de l’autoroute » au niveau de la Redoute des Hautes-Bruyères et l‘utilisation des routes départementales –n° 61, 126, 127 (voir document 34)- « comme une patte d’oie » jusqu‘à Paris. Ce qui, à l‘époque –selon lui- avait été admis. Or, les pouvoirs publics reprennent l‘idée de « créer une autoroute sans accès direct depuis la Redoute des Hautes-Bruyères jusque dans Paris » : Bougard présente le plan des trois tracés envisagés, mais s‘arrête principalement sur le tracé A, le tracé C ne concernant pas Arcueil : « c’est le meilleur pour les P&C, parce que c’est la pente la plus régulière, et il ne démolit que 40 immeubles ». Mais « sous l’angle des administrateurs communaux, il n’en est pas de même : il coupe très exactement Arcueil en deux parties (…), la vie locale serait pratiquement inexistante (…) » -et on est bien obligé de le reconnaître à l‘examen du document  . Quant au tracé B, « il intéresserait moins la commune d’Arcueil car il coupe en deux le stade Louis Frébault. Un compromis pourrait à la rigueur être étudié, et nous conviendrait mieux ». C‘est effectivement ce tracé B, par le stade d‘Arcueil, qui sera retenu l‘année suivante, du moins pour sa première partie : une inflexion à travers le quartier du Plateau57 lui permettra de rejoindre le tracé A, au niveau de la Redoute des HautesBruyères. On s‘aperçoit ici que dès 1949 les élus d‘Arcueil s‘attendent au sacrifice de leur stade, mais l‘opposition au projet d‘autoroute n‘est pas, à cette étape du processus, virulente : « intéresserait moins », « conviendrait mieux »… il est même question de « compromis » possible. Un langage conciliant… pour l‘instant.. Dans la discussion qui suit, lors de laquelle les conseillers énoncent davantage de considérations sur l‘utilité de l‘autoroute que sur les inévitables démolitions, Bougard met en garde sur les conséquences du choix du tracé : « Si nous avons à nous prononcer, nous choisirons le projet B, c’est 57 – sur le document 34, c‘est le triangle compris entre le « Chemin du Cherchefeuille », le CD 61 et le CD 126. Page : 131 celui qui sacrifie le moins à Arcueil(…). Il ne faut pas choisir les yeux fermés car les membres du CM prennent une sérieuse responsabilité envers les habitants d’Arcueil. Il ne faut pas perdre de vue que les habitants riverains de l’autoroute ne pourront pas ouvrir leurs fenêtres ». Certes, mais est-ce bien là la nuisance essentielle ? Il est certain qu‘en 1949, faute d‘avoir pu auparavant emprunter une autoroute et hors de capacité d‘imaginer le futur développement de l‘automobile, les élus n‘ont pas une idée exacte des contraintes que l‘autoroute apportera. Bougard conclut : « Il est probable que le CM aura à prendre ses décisions à ce sujet dans les mois qui suivent » (dans ce cas de figure, le mot « décision » n‘est sans doute pas approprié.) 

« L’autoroute de guerre » ?

Le 10 juin 1950 se réunissent en mairie d‘Arcueil, sous la présidence de Marius Sidobre, des représentants de dix communes concernées par le tracé de l‘Autoroute du Sud, de Gentilly à Chilly-Mazarin (manquent Rungis et Wissous, communes rurales; mais sont représentées Vitry et Thiais, concernées par la Page : 140 branche RN 5). Le texte de la motion adoptée à l‘issue de cette réunion est un « décalque » de la délibération du 9 mai du CM d‘Arcueil ; seul ajout : « considérant que le problème de la circulation routière peut et doit être résolu dans le cadre de la trame existante » ; maintien de la mention de « l’intérêt national », mais suppression de l‘allusion aux « autres projets plus pratiques et moins onéreux ». En conclusion, ces élus « déclarent s’opposer à la réalisation du projet d’autoroute présenté ; donnent mandat à M. Verdier, maire-adjoint de L’Haÿ-lesRoses, de communiquer la présente motion au cours de la réunion du CARP du 12 juin 1950 ». On peut supposer que cette réunion en mairie d‘Arcueil a eu lieu à l‘initiative des élus d‘Arcueil ; pourquoi mandate-t-on alors un élu de L‘Haÿ-lesRoses, commune beaucoup moins touchée qu‘Arcueil ? Ce porte-parole désigné est le maire-adjoint « privé de parole » par la longue intervention de Bougard, le 15 mai. On ne peut en l‘occurrence émettre l‘hypothèse d‘un choix réfléchi des Arcueillais de se mettre « en retrait » (ce qui, apparemment, ne serait pas dans les habitudes de Bougard), et, pour plus d‘efficacité, de faire porter leur discours par un élu étranger à la fois à leur commune et à leur famille politique : car Verdier est MRP, et si l‘on examine la liste des dix communes représentées, on s‘aperçoit que quatre seulement sont à majorité communiste (Gentilly, Arcueil, Villejuif, + Vitry) ; les autres, majoritaires, ont apparemment voulu, en l‘occasion, faire un barrage anti-communiste. Le compte-rendu70 exhaustif de cette séance du CARP en date du 12 juin 1950 mentionne effectivement le fait que « M. Verdier, au nom de plusieurs communes du canton de Villejuif, donne lecture d’une délibération commune des municipalités intéressées », résumée en quatre lignes ; puis il s‘en tient là, n‘intervenant aucunement dans la suite de la discussion. Mais Bougard est également présent, et cette fois encore il parle au nom des municipalités communistes. Le ton est différent, et l‘argumentaire est nouveau : « Il émet l’opinion que le projet d’autoroute serait inspiré, non par des considérations d’ordre technique, mais par des considérations politiques et militaires. L’accord sur le tracé, longtemps différé, qui se serait fait subitement, l’attitude qu’aurait eue, selon lui, lors de la dernière séance, M. Lesieux, directeur d’AdP, la manière dont les représentants des municipalités ont été reçus par la Sous-Commission chargée d’étudier leurs objections (…), l’importance (9 milliards) des crédits de démarrage, alors que l’on refuse des crédits bien moindres aux communes intéressées, démontrent clairement, à son sens, la volonté gouvernementale d’imposer l’autoroute, non pas pour des raisons de circulation générale mais pour desservir l’aérodrome d’Orly et permettre ainsi, pour des raisons politiques et militaires, une augmentation considérable du trafic de cet aérodrome avec les Etats-Unis. (…) 70 – AN-CAC 770633-46 Page : 141 Il conclut en demandant au Comité de considérer que le problème n’est pas d’ordre technique, mais exclusivement politique et militaire, et de laisser en conséquence au gouvernement le soin de prendre ses responsabilités. » Cet argument de « l‘autoroute de guerre » -expression que l‘on rencontrera souvent par la suite, et qui le synthétise parfaitement- apparaît soudain, ce 12 juin 1950, dans la bouche d‘un élu communiste. Mais il nous renvoie deux décennies en arrière, lorsque Hitler, dès 1933, lance un programme de 7 000 km, dont la « Revue Générale des Routes » (RGR), en février 1937, disait avec perspicacité : « L’Allemagne construit un formidable réseau d’autoroutes, qui, il faut bien le craindre, n’est pas destiné à la seule satisfaction de son trafic en temps de paix ». On peut penser que Bougard, en l‘occurrence, procède à un amalgame tout à fait réfléchi : en 1950, pour beaucoup de Français, l‘idée d‘autoroute est associée à celle de la guerre. Certes, le contexte n‘est pas le même : mais en 1950, la « guerre froide » vient de commencer. La guerre d‘Indochine s‘enlise, et l‘OTAN a été créée l‘année précédente (4 avril 1949) : « Contre cette guerre et ce pacte de « préparation à la guerre », le Parti Communiste redouble d’efforts et d’insuccès : il multiplie sous toutes les formes les manifestes et les manifestations « pour la paix » 71 . La « déclaration Schuman », premier pas vers l‘unité européenne, a été prononcée le 9 mai précédent… et les communistes y ont vu avant tout une illustration du danger allemand. Ainsi, « L‘Humanité » titre à ce sujet: « Nouvelle trahison, nouveau pas vers la guerre ». Pendant ce temps, à l‘autre bout du monde, les troupes nord-coréennes, soutenues par la Chine de Mao Zedong, se préparent à envahir le Sud (25 juin 1950). Ainsi, à tort et à raison, la mouvance communiste vit dans une psychose de guerre, et la lutte contre l‘Autoroute du Sud apparaît comme un champ possible de « manifestation pour la paix ». Malgré cette opposition virulente –et certainement inattendue, en ce qui concerne l‘angle d‘attaque-, le tracé présenté par le SSA est adopté par le CARP. L‘autoroute se trouve ainsi impliquée dans les combats que mène alors le PCF contre la culture américaine (le Coca-cola, le jean, Hollywood…), et la supériorité militaire atlantique, symbolisée par la bombe atomique américaine -mais les Soviétiques ont fait exploser la leur le 22 septembre 1949. C‘est ainsi qu‘à l‘été 1950 la mairie d‘Arcueil appose ce panneau à l‘intention de ses administrés : 71 – Jacques FAUVET : Histoire du Parti Communiste Français (tome II) Paris – Fayard – 1965 (p. 229) Page : 142 Document 38 AM Arcueil 25 W 23 (le traitement au « blanc » a été fait sur l’exemplaire original) Ce sont sans doute des panneaux de ce type qui font l‘objet de cette lettre72 inaccoutumée du maire d‘Arcueil au Préfet de la Seine, le 21 juin 1950 : Monsieur le Préfet, J’ai l’honneur de signaler à votre attention les faits qui se sont produits au cours de la journée du 20 et de la nuit du 20 au 21 juin 1950. M. le Commissaire de Police de Gentilly m’a avisé hier matin 20 juin, par téléphone, d’avoir à enlever deux panneaux qui se trouvaient sur les façades de la Mairie ; l’un appelait la population à protester contre l’emploi de la bombe atomique, l’autre signalait à cette même population les inconvénients résultant de la mise en exécution du projet d’Autoroute Sud. J’ai adressé aussitôt une lettre à M. le Commissaire de Police pour lui demander de vouloir bien me notifier officiellement la décision préfectorale interdisant l’apposition de panneaux sur les façades de la Mairie. Au cours de la nuit suivante, la Police a procédé à l’enlèvement de ces panneaux sans avertissement préalable et sans que la concierge de la Mairie en soit même avertie. Je proteste auprès de vous, d’une part, contre cette nouvelle atteinte à l’autonomie communale, et d’autre part, au sujet de l’incorrection des procédés employés (…) ; les agents de l’autorité publique ont agi nuitamment et à l’improviste comme de vulgaires malfaiteurs.(…) Cet épisode « clochemerlesque » confirme l‘amalgame pratiqué par les élus communistes dans leur dénonciation parallèle de la « bombe atomique » (américaine) et de l‘autoroute. 

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