Construction, adaptation et fragilité de la mémoire

Construction, adaptation et fragilité de la mémoire

Les fluctuations de la mémoire humaine

La mémoire humaine ne fonctionne pas selon le modèle digital de l’ordinateur, qui répond de façon quasi immédiate, de façon intégrale et inflexible à une sollicitation. Elle n’est pas uniquement une banque de données définitivement inscrites, celles-ci évoluent au cours du temps. La mémoire est un ensemble de processus (eux aussi flexibles) d’interrelations complexes. La mémoire sémantique, amodale et décontextualisée, et la mémoire épisodique, modalisée et contextualisée, sont interdépendantes. La mémoire est une dynamique entre les aires cérébrales concernées, et entre les souvenirs et d’autres proches. Elle est fragile, mais cette fragilité n’est pas synonyme de faiblesse, mais de capacité d’adaptation. Elle reflète sur le plan organique la plasticité cérébrale et la capacité des neurones à s’interconnecter selon les stimulations. Le développement des réseaux sociaux informatiques et des banques de données déteint sur les idées que se font certains sur des attentes sociales d’une mémoire parfaite, infatigable, sans failles (301). La fragilité de la mémoire accentuée dans la maladie d’Alzheimer peut conduire ainsi à un vécu de marginalisation. Les malades perdent leurs souvenirs et s’éloignent ainsi d’une certaine norme sociale. La personne âgée démente n’est plus immergée dans la société de ceux qui se souviennent.Verra-t-on un jour, à l’avenir, des personnes ou des sociétés hyper-mnésiques, et vivra-t-on alors en permanence avec l’épée de Damoclès suspendu au-dessus de nos têtes, l’épée des reproches à cause de nos oublis ? Ou vivra-t-on un jour avec le risque de voir resurgir des empreintes inaltérables, sauvegardées dans diverses banques de données informatiques, extraites pour des raisons non toujours bienveillantes, afin de les confronter à la réalité du présent, et ainsi violer notre droit à l’oubli et au changement. Serons-nous prisonniers de notre mémoire biographique ? Ne sommes-nous pas déjà demain ? La maladie d’Alzheimer est un spectre qui effraie nombre de personnes âgées (200). Elle représente non un droit à l’oubli mais la contrainte d’en subir les conséquences. Toutefois, en reprenant l’histoire de vie particulièrement malheureuse de certains malades, on peut se poser la question de la limite entre leur droit d’oublier ce qui a été douloureux pour eux et la contrainte des oublis liée à la maladie. L’oubli démentiel peut être un refuge consolateur.

 Les changements de personnalité avec le temps et le souvenir

Avec le temps, la vie continue, et les souvenirs s’estompent, se déforment. Ils sont recouverts par d’autres événements présentant entre eux quelques analogies. Nous plions, froissons inconsciemment nos souvenirs au gré des tensions et contraintes du quotidien ou à l’occasion d’une rencontre, d’un événement qui les rafraîchit. Nous scotomisons141 toute une part non glorieuse nousmêmes (195). Nous refoulons des souvenirs choquant pour notre éthique d’aujourd’hui. Un souvenir est-il le même, quarante ans après un événement ? Le temps a pu flouter les souvenirs, et d’autres souvenirs se superposer voire s’imposer à l’impression initiale. L’individu change, mûrit au cours des années. Les capacités d’observation et d’attention ont pu se modifier par un apprentissage adapté, des pratiques s’affiner et se focaliser sur des domaines d’intérêt qui évoluent avec l’âge. L’approche des problèmes, les stratégies diffèrent, les passions, les intérêts, les motivations peuvent ne plus être les mêmes pour un adulte jeune et une personne d’âge mûr. Pour le corps, les sensations éprouvées dans la jeunesse ne sont plus, pour un vieillard, qu’un amer souvenir de ce qu’il avait été. La beauté extérieure finit par se faner. Il demeure l’inaliénable beauté intérieure, individuelle et collective, la dignité humaine.

Les deux grandes modalités d’évocation du souvenir, les traces floues 

La mémoire épisodique est caractérisée par la remémoration consciente, d’un événement de son passé, une présentification (25, 137), le passé et le futur convoqué dans le présent, et une mise en présence à soi et au monde. La conscience de soi au cours du temps, autonoétique, est une  »capacité réflexive » et autodescriptive des individus (25, 66). La conscience construit d’une part une présence du monde à soi, de soi au monde. Les événements apparaissent comme quelque chose d’expérimenté de l’intérieur, consistants et enrichis de sensations sensorimotrices et sensibles, structurées comme le récit de la scène préalablement vécue, permettant l’encodage de la mémoire épisodique (78, 201, 207). Ils concernent les faits tels qu’ils se sont déroulés, colorés d’émotions, de passions. Mais la réalité du présent en rafraîchissant d’anciens souvenirs peut aussi les remettre en cause. D’autre part, la conscience du souvenir renvoie à la déixis* du moment de l’événement, la mémoire de source*. Elle prend en compte la position du sujet lors des faits, son entourage spatial et temporel (8), et la manière dont il s’est alors comporté au plan social (hexis) (302). Les épisodes mnésiques144 successifs (70)s’inscrivent dans différentes déixis, mémoire de la position initiale du sujet dans chaque scène vécue, la mémoire garde leur sériation, les repères spatiaux et temporels de chaque déplacement des scènes. Pour Tulving, la mémoire épisodique présuppose une étape préalable, indispensable, de nature sémantique (72). L’encodage de la mémoire épisodique comme le rappel mnésique pour Zwaan nécessite la mise en place d’un discours intérieur (201). Les traces mnésiques qui impliquent la narrativité dans le processus de mémorisation sont appelées Verbatim (68, 279). Elles sont précises,mais fragiles avec le temps et avec l’âge surtout dans la maladie d’Alzheimer ou l’accès aux bibliothèques sémantiques est altéré. Une autre mémoire, non narrative, fait davantage appel au figuratif lors de l’encodage mnésique, à la compréhension analogique lors de la récupération (238, 303) : association à des événements familiers, à un univers sémantique à la fois catégorisé et thématisé, et pour la mémoire épisodique*, à des sentiments, des émotions ou une ambiance particulière. Ces traces Gist* sont moins précises que les précédentes, voire même sont approximatives, mais elles sont rapides d’accès et plus solides avec le temps que les traces Verbatim* (68). Ce n’est pas là la seule voie d’accès aux souvenirs. L’émotion, imaginaire, l’esthétique peut conduire à une présence sans synthèse préalable, quasi immédiate (26). 

Rappel passif ou actif

Aristote opposait à la l’expérience liée à la mémorisation volontaire l’anamnesis*, tournée vers l’avenir, à la mnémè* (memoria), le simple pouvoir de conservation du passé, remémoration ou réminiscence tournée simplement vers celui-ci, acte associé à un pur pathos 145 . Le processus de rappel mnésique est soit actif, soit passif. La madeleine de Proust renvoie cet auteur passivement à une scène du passé à Cambrai. Les deux mécanismes actifs et passifs, sont fonctionnellement indépendants et qualitativement différents. Le processus pré-décisionnel, passif, est basé sur la familiarité avec l’objet cible, plus accessoirement sur la récence du souvenir. Le processus actif de recherche n’est mobilisé que lorsque le premier mécanisme est insuffisant (retrieval-check ou conditional search) (304, 305). Il est sous-tendu par une intention du sujet, donc par une prise de conscience d’une insuffisance de sens. La familiarité permet leur récupération sur la seule base du sentiment de déjà-vu (306). Elle trouve son origine dans un mécanisme d’apprentissage intéressant le stockage d’informations sensorielles, sensorimotrices et émotionnelles, source principale des traces Gist*. La familiarité renvoie aux traces mnésiques floues de type Gist. Le second mécanisme, la récollection (rappel), permet la récupération consciente d’objets dans leur contexte, stockés dans la mémoire épisodique*. La récollection trouve son origine dans un mécanisme d’apprentissage qui implique le stockage d’informations sémantiques élaborées (Traces Verbatim) (68, 304).

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