Culturaliser par l’âge , enjeux politiques et idéologiques

Culturaliser par l’âge , enjeux politiques et
idéologiques

Daniel : « Ils jouent à être adolescents »

 Pour Daniel, il est évident que les jeunes voyageurs en âge d’aller au collège ne sont pas vraiment des adolescents. Pour défendre son propos, ce dernier construit tout d’abord deux espace-temps distincts : le collège d’un côté et le terrain de l’autre. Cette première opposition lui permet ensuite de rattacher définitivement l’« essence » des Voyageurs au terrain et aux représentations qui y ont supposément cours, condamnant ces derniers à l’ordre du paraitre dès lors qu’ils franchissent la porte du collège.

Présentation du contexte de l’échange

 Daniel a pris son poste de coordonnateur en 2015 et j’ai tout de suite souhaité le rencontrer. Je lui ai donc envoyé un premier mail pour le lui proposer, dans lequel je présentais mon travail de thèse comme étant une étude sur la scolarisation et les Enfants du voyage. Après avoir reporté plusieurs fois, il a finalement accepté que l’on se rencontre. C’était en février 2016286 en fin d’après-midi, dans le hall d’un bâtiment de l’Inspection académique du Grand Site, donc un lieu ouvert à tous, bruyant et avec beaucoup de passage, ce qui donnait l’impression d’une rencontre peu importante. Je ne sais pas si Daniel ne pouvait pas utiliser de bureau, s’il n’en avait pas ou s’il souhaitait donner une tournure informelle à cette entrevue mais celle-ci a duré presque trois heures. Daniel a beaucoup parlé de la « culture » des Voyageurs dans les mêmes termes et avec des exemples similaires à ceux utilisés dans le module de formation qu’il a animé à l’ALI quelques mois plus tard. Il maintient donc un même positionnement discursif au cours de ces deux situations de communication pourtant bien différentes. Cependant, ses propos sur la non-adolescence des Voyageurs ont particulièrement retenu mon attention dans la situation d’entretien. Lors de cette rencontre nous savions tous les deux que nous connaissions le sujet sur lequel nous allions échanger. Daniel savait qu’il n’était pas devant un public « ignorant » sur la question des Voyageurs, au contraire de la situation d’interaction analysée dans le chapitre précédent, où sa position de formateur le plaçait en sachant face à des non-sachants. Nous avions tous les deux une expérience professionnelle auprès des EDV/EFIV et connaissions les mêmes établissements, les mêmes familles et les mêmes secteurs. Enfin, je n’avais pas élaboré de guide précis d’entretien, j’ai posé des questions qui pouvaient me donner des informations nouvelles tout en laissant mon interlocuteur dérouler sa pensée sans trop intervenir. Et Daniel a effectivement soulevé des points auxquels je n’avais pas pensé. 

Présentation de la séquence

 L’extrait analysé se situe à la fin de l’entretien (à 2h35 exactement), c’est-à-dire après un long échange ayant comme thème principal l’importance de l’aspect culturel dans la relation EFIV/école. Durant ces 2h35, nous avons parlé de nos expériences éducatives respectives dans le secteur des terrains et de l’aire d’accueil des Bruyères, secteur connu pour la précarité des familles qui y habitent et des situations de violences récurrentes qui s’y déroulent. Daniel m’explique qu’il y a été enseignant de primaire EDV pendant longtemps, il y a de cela plusieurs années. Quant à moi, je lui évoque les difficultés que j’y ai rencontrées en tant qu’Assistante d’éducation dans la classe Enfants du voyage du collège des Chemins. Je lui raconte comment mon arrivée dans la classe du collège des Chemins, en 2004/2005, avait été mouvementée, notamment parce que les élèves que je devais prendre en charge étaient réfractaires aux enseignements et au cadre scolaire, et que le contexte de la prise en charge était compliqué : je n’avais pas de référent, je devais préparer et animer des cours pour des niveaux très hétérogènes et cela sans qualification en lien avec le contenu du poste.Dans la première partie de la séquence (3Rl) je présente l’adolescence comme étant un point commun287 entre tous les élèves, et la classe « particulière » (une classe marginalisée dans l’enceinte du collège) comme étant ce qu’il y a de « spécifique » aux élèves de la classe EDV. Comme je l’indique en 17Rl, j’arrivais de Paris où j’avais travaillé avec des adolescents dits « difficiles » et je me suis trouvée, dans la classe EDV, confrontée à un autre niveau de difficultés. Dans mon esprit, cet autre niveau de difficulté marquait un renforcement de la condition adolescente288 des jeunes Voyageurs que j’ai, par la suite, suivis pendant trois ans. Ainsi, j’utilise au début de cette interaction, le terme d’adolescence comme un terme générique décrivant la période qui succède à l’âge de l’enfance et qui précède l’entrée dans l’âge adulte, et que je considère comme une période partagée par tous. Je ne questionne pas la particularité du statut « culturel » adolescent mais le principe d’attribution d’une particularité culturelle, dans l’enceinte de l’école, à ces adolescents289. Daniel me propose un traitement énonciatif contraire : ce sont les Voyageurs qui sont « spécifiques » en tant qu’ils ne sont « pas adolescents » (ce n’est pas la spécificité de la classe qu’il remet en cause). La « particularité » de ces élèves ne possède donc pas le même statut argumentatif pour Daniel et pour moi. Adolescents réunis dans une classe particulière pour moi, élèves dont la particularité « j’ai copié-des adolescents » pour Daniel (« ce qui est particulier est qu’ils ne soient pas adolescents »). Ce dernier justifie dès lors le dispositif de la classe CNED-EFIV, qui ne devient plus qu’une réponse à cette particularité première. En 8D Daniel me coupe et introduit une opposition (« mais ») à ce que je viens de dire en apportant une précision par rapport à son énoncé précédent en 6D. Dans les tours de parole qui suivent j’interviens très peu. Soit que je n’ai pas la possibilité de finir mes phrases (9Rl, 15Rl) soit que je produise des continuateurs (11Rl et 13Rl). Parallèlement, les tours de paroles de Daniel sont longs et il ne se laisse pas interrompre facilement (enchainements et chevauchements par exemple en 10D et 16D). 

De nouveau, l’ambivalence de Daniel vis-à-vis de ce qu’il énonce

 Lorsqu’il construit l’opposition entre adultes et enfants pour expliquer la nonadolescence des Voyageurs, Daniel oscille dans ses prises en charge énonciatives. En effet, il produit régulièrement des assertions, mobilisant une modalité290 aléthique présentant ce qu’il énonce comme une vérité générale, mais en même temps, il cherche à entrer dans la sphère de l’énonciation en produisant de nombreux marqueurs préliminaires cognitifs, du type « je pense que ») (Mondada & Berthoud, 1995 : 208) : 6D : je pense que c’était plus 291 des enfants 10D : ils sont plus adultes sur le terrain Ils ont pour particularité de marquer explicitement que le jugement relève de l’opinion personnelle du locuteur. Si le jugement subjectif peut avoir une valeur appréciative ou axiologique (liée au seul locuteur) on pourra considérer ici qu’il peut également venir en appui à son énonciation objective. En effet, très vite Daniel donne une valeur affirmative et définitoire aux énoncés qui vont lui permettre de séparer adulte et adolescent : « ils sont comme ça », « ils jouent ». La forme verbale « ils sont » du verbe d’état « être » est répétée huit fois (en 8D, 10D, 12D et 14D) et le lexème « adulte » est son attribut du sujet à plusieurs reprises. On retrouve en tout quatre occurrences du mot adultes : « ils sont plus adultes » / « ils sont adultes » / « ils sont adultes » / « ils sont vraiment dans le côté adulte ». Les formes verbales ils jouent se retrouvent cinq fois (en 10D et 14D) et ils s’amusent (en 14D) une fois, à chaque fois pour introduire le lexème adolescent. On retrouve en tout six occurrences du mot adolescent(s) et quatre de sa forme contractée ado : « ils jouent à l’adolescent », « ils sont adultes qui jouent à l’adolescent », « ils jouent à être faussement ado ». Ainsi, si Daniel met dans un premier temps à distance ses propos comme pour les relativiser en les personnalisant (« moi je pense que »), dans un second temps, il adopte clairement une posture assertive, utilisant le verbe d’état « être » à de nombreuses reprises (« ils sont X »).

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