De la rue au logement, une prise en charge complexe

Le pluri-visage des sans domicile

«Clochards, exclus, nouveaux pauvres, marginaux, mendiants… Qui sont-ils, ces êtres étranges aux visages ravagés? Ces exilés qui nous côtoient, qui dérangent notre regard et suscitent nos fantasmes. Des fainéants? Des réfractaires? Ou des philosophes? Révoltés, anarchistes, intellectuels parfois, faux mendiants souvent ? » .
L’Insee différencie trois termes permettant de nommer les situations des personnes privées de logement personnel : sans-abris, sans domicile fixe (SDF) et sans-domicile.
Une personne est dite « sans-domicile », si la nuit précédant l’enquête, elle a eu recours à un service d’hébergement ou si elle a dormi dans un lieu non prévu pour l’habitation. La rue et les abris de fortune sont compris dans cette définition. Une distinction est faite par rapport au terme sans-abris, employé pour désigner des personnes qui ont dormi dans un lieu non prévu pour l’habitation la nuit précédant l’enquête.
Les haltes de nuit sans hébergement sont incluses dans cette définition. Les SDF sont définis comme «des personnes en situation d’errance, squats ou hébergement très courts dont le terme n’est pas anticipé et le nouvel hébergement non prévu».
Le terme sans-domicile est donc plus vaste que celui de sans-abris, intégrant dans sa définition ce dernier. Les définitions de SDF et de sans-abris sont, quant à elles, plus complexes à articuler. Elles sont divergentes par l’état de la personne, qualifié « d’errance » pour les SDF ce qui n’est pas le cas dans la définition de sans domicile. Ces deux définitions se rapprochent autour de la notion de l’hébergement, qui peut être communément employée par des SDF et des sans domiciles. La différence mise en avant par l’Insee est que pour les SDF, le recours aux « hébergements » est qualifié de très court. Cependant, dans la définition des sans domicile, la durée de l’hébergement n’est pas précisée, elle peut être longue comme courte, du moment où la veille du sondage, la personne a dormi dans un centre d’hébergement. Cécile Brousse, dans l’enquête de 2006 relative aux sans domicile fixe, définit la durée passée dans un établissement d’hébergement « Ces hébergements peuvent être proposés pour des durées différentes : d’une nuit à quelques jours, voire plusieurs semaines ou plusieurs mois. »
Ainsi la différenciation des termes sans domicile et SDF est complexe et ambiguë. De plus, une personne n’est pas figée dans une situation sans domicile fixe ou sans domicile : elle peut, et cela est souvent le cas, alterner des phases de non recours aux hébergements et des phases de recours. Nous retiendrons, dans la suite de cet écrit, le terme sans domicile, qui semble moins restrictif et plus englobant que celui de SDF. Nous garderons cependant cette dernière appellation quand nous citerons des articles où ils sont nommés ainsi.

Du clochard au Sans Domicile Fixe, une problématique cyclique sur ce profil d’exclus

« Je les appelle « clochards » parce qu’il faut bien leur donner un nom. On pourrait aussi les appeler vagabond, marginaux, sdf… Celui-là n’est en rien meilleur que les autres, sinon qu’il renvoie à des images partagées, en France, par tout le monde. Il fait référence au passé et à sa longue répétition.» La désignation « SDF » est la plus utilisée aujourd’hui, mais ce terme est relativement récent. Ce n’est qu’au début des années 1980 qu’il devient la principale désignation permettant de nommer les personnes vivant sans domicile. Les terminologies qualifiant les exclus et les pauvres évoluèrent au fils des siècles, ainsi que l’identité même de ces derniers. Le terme SDF s’est imposé comme successeur contemporain des anciennes figures du « vagabond » et du « clochard ». Comme l’évoque Patrick Declerck, il n’est pas question parler de « l’apparition » des sans domicile, mais plutôt de leur retour cyclique, au gré du temps, ainsi que de l’évolution de la terminologie les qualifiant.
Bien avant le Moyen-âge, la pauvreté errante était déjà présente en France. Au Moyen-âge, certains pauvres, qualifiés alors de vagabonds, sont des « mendiants errants ». Ils sont plutôt bien intégrés dans la société notamment grâce à la religion chrétienne et aux notions de salut, d’indulgence et de charité portées par l’église. A cette époque, les pauvres disposent d’un statut social dû à leur extrême pauvreté. Bien vus au début de cette époque, incitant à la compassion, ils sont ensuite diabolisés. Axelle Brodiez, chercheuse au CNRS de Lyon, parle de l’apparition du clivage entre les « bons » et les « mauvais » pauvres. Ce changement s’opère notamment avec les crises économiques et épidémiques, qui ont engendré un accroissement de cette « pauvreté errante ».
Le terme de vagabond est ancien. Il fut défini en 1534 par une ordonnance de François 1er : « tous vagabonds, oisifs, gens sans aveu et autres qui n’ont aucun bien pour les entretenir et qui ne  travaillent, ne labourent pour gagner leur vie». Le terme vagabond désigne alors une personne ne travaillant pas et n’appartenant pas à une communauté. Le dictionnaire Le Robert définit le vagabond comme une «personne sans domicile fixe et sans ressource avouable, qui erre, traîne à l’aventure». D’après Alain Gueslin, le vagabondage concernait, durant le seizième siècle, près de 25% de la population française. Dès cette époque, les vagabonds n’étaient pas souhaités du fait de leur inactivité et de la charge économique qu’ils faisaient peser sur le reste de la société. De plus, ils étaient souvent perçus comme porteur d’insécurité et assimilés à des délinquants et des criminels.
Le 16éme siècle est marqué par une politique d’enfermement, progressive, des pauvres. Les institutions d’enfermement sont les hôpitaux généraux ou les dépôts de mendicité créés en 1764. Ces deux institutions ont un objectif commun de « rééducation » par le travail, afin de normaliser ces personnes.

L’absence de logement, le choix entre rue et structures d’hébergement ?

Les phénomènes de cause à effet liés à la perte d’un logement sont très complexes et discutés par le monde scientifique. Autour de la perte du logement gravite souvent la notion de dépendance (à l’alcool, aux drogues), la perte de travail, les ruptures sociales et les maladies mentales… L’impact de la perte du logement sur l’individu peut être comprise facilement concernant l’absence de «l’abri» qui est engendré (tel que la perte du lieu de sécurité, d’intimité…). Cependant, pour les notions citées précédemment, il est difficile de savoir ce qui relève de la cause de la perte de logement et ce qui relève de la conséquence. Ainsi, dans un premier temps, seront abordés les éléments pouvant être précurseurs et/ou cause de cette perte de logement. Puis des éléments impactés directement par la perte de logement seront présentés. Les deux se croiseront du fait de la complexité et division du monde scientifique à ces égards. Enfin, deux attitudes seront observées chez les sans domicile, ceux pratiquant les centres d’hébergement et ceux le refusant.
La perte du logement, des facteurs précurseurs ? Comprendre les phénomènes menant au sans abrisme est complexe et les chercheurs travaillant sur la question sont divisés. D’après l’association Sortir de la Rue, deux tendances scientifiques, expliquant les causes du sans-abrisme, s’opposent : l’approche «misérabiliste» et l’approche « déterministe » ou «populiste». L’approche « misérabiliste » met en avant les variables individuelles. Dans ces variables, nous retrouvons la dépendance à l’alcool ou aux drogues, la rupture familiale, ainsi que la maladie mentale.
Deux tendances internes à cette approche se distinguent : « un modèle de culpabilité individuelle, qui fait porter la responsabilité à la personnes à la rue, et un modèle pathologique ou infantile qui lui nie au contraire toute responsabilité. »
Declerck Patrick s’inscrit dans ce dernier modèle : dans son ouvrage Les naufragés, les «clochards» font l’objet d’une approche clinique. Pour les plus désocialisés, il lie leur état à une pathologie présente avant l’arrivée à la rue. « L’histoire des sujets laisse souvent apparaitre une psychopathologie personnelle lourde, doublée d’une pathologie familiale importante, l’enfance a souvent été marquée par de graves traumatismes ». Cette fragilité constitutionnelle est associée soit à une rupture avec le travail, soit à la dépendance à l’alcool, soit à des problèmes de relations sociales. L’approche « déterministe » ou « populiste », comme son nom l’indique, explique le phénomène de sans-abrisme par l’impact des variables structurelles sur des trajectoires individuelles. Sont ciblées dans cette explication les conditions de logement sociétale, de travail, l’évolution des familles… C’est notamment dans cette approche que s’inscrit Pascale Pichon, qui lie la condition des sans domicile à la politique urbaine : « La condition des SDF est intimement liée à la politique urbaine ».
Ces deux approches, même si opposées dans leurs pensées, sont complémentaires car certaines personnes sont confrontées à des phénomènes sociétaux les fragilisant, dans un contexte personnel difficile.

Des dispositifs d’accueil, d’hébergement et d’insertion en continuelle évolution

Afin de comprendre l’évolution et le climat actuel des politiques régissant l’hébergement, il convient de le définir. La direction générale de l’urbanisme de l’habitat et de la construction (DGUHC) ainsi que la direction générale de l’action sociale (DGAS) distinguent trois services d’aide pour les sans domicile : l’hébergement d’urgence, l’hébergement d’insertion et le logement temporaire, aussi nommé accompagné.
La distinction entre le logement et l’hébergement est à faire. L’occupant d’un logement, même temporaire, dispose d’un statut d’occupation tel qu’un bail ou un contrat de résidence. Cela n’est pas le cas d’une personne hébergée, qui ne signe pas de bail. Contrairement à l’occupant d’un logement, l’hébergé ne paye pas de loyer ou de redevance mais il participe, éventuellement, aux frais de la structure.
Les personnes hébergées n’ont pas de droit de maintien dans le lieu. L’occupant d’un logement, même temporaire, aura une garantie de maintien et bénéficiera des aides au logement (aide personnalisée au logement-APL ou allocation de logement familiale-ALF) ou aides favorisant l’accès et le maintien dans le logement (logement fond solidaire de logement-FSL).
L’état intervient de manières distinctes concernant l’hébergement au travers de deux dispositifs : Le dispositif national de l’accueil des demandeurs d’asile, relevant du Ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire.
Le dispositif dit généraliste qui concerne toute personne en difficulté sociale, économique, professionnelle, relevant du Ministère du logement (direction de l’action sociale).
Les centres d’accueil de demandeurs d’asile (CADA), relevant du premier dispositif, ne seront pas présentés ici, relevant d’une offre spécifique aux demandeurs d’asile.
La deuxième distinction est relative à l’hébergement dit généraliste. Au sein de ce dernier sont différenciés l’hébergement d’urgence et l’hébergement d’insertion. L’hébergement d’urgence permet un accueil inconditionnel, alors que l’hébergement d’insertion opère une sélection du public accueilli et élabore un projet d’insertion. « L’hébergement d’urgence a vocation à apporter des solutions immédiates à des demandes urgentes et constitue le premier stade de l’intervention publique. ». Ces deux secteurs divergent tant au niveau de la qualité des services proposés, des durées d’hébergement, que dans les critères de sélection des publics accueillis.
L’hébergement d’urgence et d’insertion ainsi que le logement accompagné constituant les principales réponses de l’Etat face au sans-abrisme, sont complexes. Ils résultent d’une évolution de la politique française, afin d’essayer d’éradiquer le phénomène du sans-abrisme.

De l’hébergement aux logements accompagnés, la complexité croissante des accueils et des dispositifs

Les structures d’accueil s’adressant aux sans domicile relèvent soit de l’hébergement d’urgence, de l’hébergement d’insertion ou du logement temporaire (aussi appelé accompagné). Chacun de ces services est lui-même composé de différentes structures, ayant ses propres modalités d’accueil, tant sur la durée, la forme, le public accueilli que sur l’accompagnement social proposé. Ainsi, les structures proposant de l’hébergement puis des logements accompagnés vont être présentées. La question de la mixité des publics accueillis est à soulever. Que ce soit pour l’hébergement ou le logement accompagné, la plupart de ces structures s’adresse à un public spécifique. Chaque structure élabore un projet social, et cible un public vers lequel l’action est orientée en priorité (hommes seuls, femmes victimes de violence, familles, jeunes en mobilité…). Les établissements s’adressant à un public mixte sont peu fréquents. « La mise en œuvre d’une politique de mixité peut se heurter au fait que les publics accueillis n’appellent pas le même accompagnement et qu’ils doivent être en capacité de cohabiter et partager des moments de vie collective plus ou moins importants selon les cas. C’est pourquoi certains produits sont destinés à des publics spécifiques ».
L’hébergement d’urgence, d’insertion et de stabilisation :La prise en charge dans les structures d’hébergement est courte et relève souvent d’un accompagnement global. L’hébergement est provisoire, dans l’attente d’un logement autonome durable. La durée d’accueil varie de un jour à plusieurs mois entre l’hébergement d’urgence et celui d’insertion. Les établissements d’hébergement, avec les services de la veille sociale, constituent le dispositif d’accueil, d’hébergement et d’insertion des personnes sans domicile (AHI). Les structures proposant des places d’urgence et d’insertion vont être présentées à tour de rôle.

Table des matières

INTRODUCTION
1 DE LA RUE AU LOGEMENT, UNE PRISE EN CHARGE COMPLEXE
1.1 Les SDF en France, un public en souffrance, difficilement qualifiable et quantifiable
1.1.1. Le pluri-visage des sans domicile
1.1.2. Du clochard au Sans Domicile Fixe, une problématique cyclique sur ce profil d’exclus
1.1.3. L’absence de logement, le choix entre rue et structures d’hébergement ?
1.2 De l’hébergement d’urgence aux logements accompagnés, la complexité des dispositifs
mis en œuvre par l’Etat 
1.2.1. Des dispositifs d’accueil, d’hébergement et d’insertion en continuelle évolution
1.2.2. De l’hébergement aux logements accompagnés, la complexité croissante des accueils
et des dispositifs
1.2.3. Une prise en charge en palier engorgée ?
1.3 L’instauration lente et progressive du droit au logement 
1.3.1. L’apparition progressive et la genèse du droit au logement
1.3.2. Le « logement d’abord », un changement de modèle
1.3.3. Obstacles et limites du logement d’abord en France
Conclusion de Partie
2. LA DIVERSITE DE L’ACCUEIL A MARSEILLE : DU CHRS FORBIN AU DISPOSITIF UN CHEZ SOI D’ABORD 
2.1 La prise en charge à Marseille, un accueil complexe et spatialement concentré 
2.1.1. L’accueil dans les Bouches-du-Rhône, une offre majoritairement présente sur le
territoire de Marseille Provence Métropole
2.1.2. Une forte concentration des dispositifs d’accueil dans l’hyper-centre de Marseille
2.1.3. Cadre d’étude et terrain : deux structures différentes à Marseille : le CHRS Forbin et le
Chez Soi d’Abord
2.2 Hébergement d’insertion au CHRS Forbin, un accueil de qualité mais contraignant pour les hébergés 
2.2.1. De la mise à l’abri asilaire à son état actuel, un lieu d’accueil qui a fortement évolué
2.2.2. Trois services d’hébergement différents à Forbin : urgence, stabilisation et réinsertion
2.2.3. Un cadre de vie agréable, amoindri par une cohabitation forcée avec les hébergés de
l’urgence ainsi qu’un règlement très contraignant
2.3 Un chez soi d’abord, un retour au logement individuel peu contraignant
2.3.1. De son expérimentation à son déploiement, un dispositif qui se renforce
2.3.2. Un accompagnement effectué à domicile, s’adaptant aux besoins des personnes
2.3.3. Un parc de logement principalement en sous location diffus dans le centre ville de Marseille
Conclusion de partie
3. LE CHEZ SOI D’ABORD ET LE CHRS FORBIN, DES IMPACTS DIVERGENTS SUR LA PRATIQUE DE LA VILLE ET LA SOCIABILISATION
3.1 Du chez soi à la mise à l’abri, des ressentis différents 
3.1.1. L’importance de l’habitat et du chez soi
3.1.2. Le sentiment de mise à l’abri, commun aux hébergés du CHRS
3.1.3. Le chez soi, un ressenti commun aux locataires du CSA
3.2 La mobilité dans la ville, des déplacements allant du parcours ayant un but à la déambulation
3.2.1. Des activités occupationnelles, une géographie de la distraction
1.2.3 De la promenade à l’errance, la difficulté de la décrire
3.3 Des liens sociaux rompus mais renouables
3.3.1. Le logement individuel permettant le retissage de liens familiaux
3.3.2. La difficulté à garder des amitiés anciennes et d’entretenir des rapports de voisinage
3.3.3. L’évitement de l’entre pairs et l’aide de l’accompagnement
Conclusion de partie
CONCLUSION
POST-SCRIPTUM
TABLE DES FIGURES
ANNEXES

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