DÉFINITION ET CRITIQUE DU HÉROS MODÈLE ÉPIQUE, MODÈLE TRAGIQUE

DÉFINITION ET CRITIQUE DU HÉROS MODÈLE ÉPIQUE,MODÈLE TRAGIQUE

L’épopée et la tragédie sont définies par Aristote comme les deux grands genres illustrés par de brillants poètes, éloignés de la bassesse de la comédie et de la satire : Lorsque la tragédie et la comédie furent apparues, chaque poète fut entraîné par sa nature propre vers l’une ou l’autre sorte de poésie : les uns devinrent auteurs de comédies et non plus de poèmes iambiques, les autres de tragédies et non plus d’épopées ; car ces deux formes ont plus d’élévation et de dignité que les précédentes.1 Dès lors, il est indéniable que l’épopée, illustrée notamment par Homère et Virgile, ait eu une influence considérable sur la tragédie ; il faut d’ailleurs de remarquer que ces deux genres ont connu un déclin au Moyen-âge, qui développe les romans de chevalerie et les Mystères. Le nom de tragédie subsiste mais il désigne alors des épopées. À la Renaissance, si la tragédie est investie d’un nouveau souffle poétique, le modèle épique antique ne suscite que des œuvres sans réel succès, comme la Franciade de Ronsard2 . En revanche, l’épopée demeure un lieu d’imitation qui stimule la littérature poétique, romanesque – du roman héroïque ou historique à la parodie – et dramatique3 . La tragédie manifeste donc une parenté avec l’épopée, dont elle reprend certains motifs et dont elle se réclame en partie ; l’importance des scènes de combat – liées également à la tragi-comédie – en témoigne ; toutefois, les deux modèles sont incompatibles et le règne du genre tragique révèle une crise du modèle épique, sur le déclin.

Épopée et tragédie : la parenté générique

La comparaison entre l’épopée et la tragédie fait partie des principales études menées par Aristote dans sa Poétique ; il l’initie en ces termes : L’épopée s’accorde avec la tragédie en tant qu’elle est une représentation d’hommes nobles qui utilise – mais seul – le grand vers, mais le fait qu’elle a un mètre uniforme et qu’elle est une narration qui les rend différentes. Elles le sont encore par leur longueur : la tragédie essaie autant que possible de tenir dans une seule révolution du soleil ou de ne guère s’en écarter ; l’épopée, elle, n’est pas limitée dans le temps ; sur ce point aussi elles diffèrent, encore qu’au début les poètes en aient usé dans les tragédies comme dans les épopées. Quant aux parties, certaines sont communes aux deux genres, d’autres propres à la tragédie. Si bien que celui qui sait dire d’une tragédie si elle est bonne ou mauvaise, sait le dire également de l’épopée. Car les éléments qui constituent l’épopée se trouvent aussi dans la tragédie, mais les éléments de la tragédie ne sont pas tous dans l’épopée.1 En somme, les personnages sont les mêmes et la forme varie parce que l’épopée se caractérise par sa narrativité et sa longueur2 . Mais la « fille de l’épopée3 » tient sa supériorité à son unité, à sa dimension spectaculaire ainsi qu’aux sentiments de frayeur et de pitié qu’elle suscite4 . Quant à l’épopée, elle sera définie à rebours par Marmontel comme une « tragédie dont l’action se passe dans l’imaginaire du lecteur.5 » Il convient néanmoins de préciser que la préférence d’Aristote s’oppose à celle de Platon, qui caractérise la tragédie comme un vaste dialogue, un récit imitatif bien inférieur au récit des dithyrambes, fait au nom du poète, et au savant mélange de ces deux récits qui fonde l’épopée, genre supérieur.Les dramaturges se réclament de cette filiation épique et font des allusions directes à des épisodes, des auteurs ou des personnages ; Jodelle semble être un lecteur assidu de Virgile, quand il fait référence au compagnon d’Énée : O gent Agrippe, ou pour te nommer mieux, Fidelle Achate, estoit donc de mes yeux Digne le pleur ?1 Octavien est ainsi directement assimilé à Énée mais sa démesure de tyran peut laisser perplexe. En tout cas, il est capable d’émotions, comme le héros épique. Antoine quant à lui est comparé au Géant Encelade, fils de Gaïa, qui fut désarmé par Athéna lors de la gigantomachie2 : L’orgueil et la bravade On fait Antoine ainsi qu’un Ancelade, Qui se voulant encore prendre aux Dieux, D’un trait horrible et non lancé des Cieux, Mais de ta main à la vengence adextre, Sentit combien peut d’un grand Dieu la dextre.3 Octavien devient dès lors le double de la déesse et Proculée souligne ainsi son « péché » d’orgueil. Garnier aussi s’inscrit dans la tradition épique mais semble se tourner davantage vers Homère et le sac de Troie : Quand les murs d’Ilion, ouvrage de Neptune, Eurent les Grecs au pied, et que de la Fortune Douteuse par dix ans, la roue ore tournoit Vers leurs tentes, et ore aux Troyens retournoit, Cent et cent fois souffla la force et le courage Dans les veines d’Hector, l’asprissant au carnage Des ennemis batus, qui fuyoyent à ses coups, Comme moutons peureux aux approches des loups, Pour sauver (mais en vain, car il n’y peut que faire) Les pauvres murs Troyens de la rage adversaire, Qui les teignit de sang, et par terre jettez Les chargea flamboyans de corps ensanglantez.

La mise en scène du combat épique

Si les récits de combats, entre humains ou contre des monstres, sont fréquents dans la tragédie, il est important de rappeler que les dramaturges peuvent, avec Cléopâtre et Marc Antoine, s’appuyer sur des faits réels antérieurs à Actium. C’est notamment la bataille contre les Parthes, qui s’inscrit dans les guerres perso-romaines, qui est signalée par Jodelle1 , Garnier2 et Montreux3 . Marc Antoine, dans la tragédie humaniste éponyme, fait aussi référence à Péluse, ville de Basse-Egypte prise en -369 par les Perses, où Pompée4 fut assassiné en -48 : Tu as rendu Peluse, abord à ceste terre, Rendu tous mes vaisseaux et mes hommes de guerre, Si je n’ay plus rien, tant je suis delaissé, Que ces armes icy, que je porte endossé5 La double défaite de Péluse et d’Actium marque le déclin de l’Égypte, dès lors province romaine, et incite à accuser Cléopâtre : La bataille d’Actie et Peluse assiegee, Perdues par sa fraude : et mes vaisseaux ramez, Et mes loyaux soudars pour ma querelle armez, Qu’elle vient d’inciter, l’inhumaine, à se rendre A Cesar mon haineur, au lieu de me defendre Le premier épisode épique qui a lieu pendant la tragédie est celui du siège d’Alexandrie ; soit la ville est déjà prise, soit elle est sur le point de l’être. Ce motif apparaît dès la Cléopâtre captive : Me paissant de plaisirs, pendant que Cesar trace Son chemin devers nous, pendant qu’il a l’armee Que sus terre j’avois, d’une gueule affamee, Ainsi que le Lyon vagabond à la queste, Me voulant devorer, et pendant qu’il appreste Son camp devant la ville, où bien tost il refuse De me faire un parti, tant que malheureux j’use Du malheureux remede, et poussant mon espee Au travers des boyaux en mon sang l’ay trempee, Me donnant guarison par l’outrageuse playe.1 À l’ouverture de la première tragédie, Alexandrie est envahie par les vainqueurs romains, ne laissant ainsi entrevoir aucune issue ; dès la pièce de Benserade en revanche, cette occupation est seulement un enjeu militaire pour Octave, qui œuvre à la chute de l’Égypte : Presse, et force à se rendre Cette ville en état de ne se plus deffendre, Si son peuple affoibly veut faire le mutin, Signale de son sang ton glorieux butin, Raze les beaux Palais de ces riches Monarques Qui sont de leur grandeur les plus superbes marques, Que cette nation ressente mon courroux, Le vainqueur soit cruel, si le vaincu n’est doux, Que rien de mes soldats n’échape la furie, Et qu’on cherche la place où fut Alexandrie.2 Bien plus, dans la tragédie de La Chapelle, la bataille d’Alexandrie occupe la fin du quatrième acte et le récit qu’en fait Charmion tient Cléopâtre en haleine : D’un succés qui d’Antoine enfloit trop le courage, Les Romains irritez ont saisy l’avantage. Soudain à leurs Drapeaux ils se sont rassemblez ; Vos Soldats hors des rangs par le nombre accablez, N’ont pu de leur retour soutenir la furie. Les Romains sont vainqueurs, et dans Aléxandrie, Avecque les Vaincus confusément entrez Des Postes les plus forts ils se sont emparez.3 Antoine confirme ainsi son « péché » d’orgueil : sûr de sa victoire après un début favorable, il s’est laissé vaincre. La mise en scène s’écarte ainsi du modèle historique pour gagner en dynamisme et se démarquer de la tragédie humaniste, considérée comme la longue plainte d’une mort annoncée. Dès la pièce de Benserade, Antoine annonce une ultime bataille décisive, qu’il se sent capable d’emporter : Et cest ce qu’aujourdhuy mon bras luy veut apprendre En ce dernier combat qu’il nous faut entreprendre : Assez proche du port mes vaisseaux se sont mis, Et sont prests de se joindre aux vaisseaux ennemis, Le reste de mes gens échapé de l’orage Doit combatre sur terre, et borde le rivage.

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